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ceux qui en sont l'objet. On ne craindroit point de s'avilir en y répondant; on ne songeroit qu'à s'éclairer avec une candeur et une estime réciproques; la vérité seroit connue, et personne ne seroit offensé; car c'est moins la vérité qui blesse, que la manière de la dire.

Vous avez eu dans votre lettre trois objets principaux : d'attaquer les spectacles pris en eux-mêmes; de montrer que quand la morale pourroit les tolérer, la constitution de Genève ne lui permettroit pas d'en avoir; de justifier enfin les pasteurs de votre Église sur les sentiments que je leur ai attribués en matière de religion. Je suivrai ces trois objets avec vous, et je m'arrêterai d'abord sur le premier, comme sur celui qui intéresse le plus grand nombre des lecteurs. Malgré l'étendue de la matière, je tâcherai d'être le plus court qu'il me sera possible; il n'appartient qu'à vous d'être long et d'être lu, et je ne dois pas me flatter d'être aussi heureux en écarts.

Le caractère de votre philosophie, monsieur, est d'être ferme et inexorable dans sa marche. Vos principes posés, les conséquences sont ce qu'elles peuvent ; tant pis pour nous si elles sont fâcheuses; mais, à quelque point qu'elles le soient, elles ne vous le paroissent jamais assez pour vous forcer à revenir sur les principes. Bien loin de craindre les objections qu'on peut faire contre vos paradoxes, vous prévenez ces objections en y répondant par des paradoxes nouveaux. Il me semble voir en vous (la comparaison ne vous offensera pas sans doute) ce chef intrépide des réformateurs, qui pour se défendre d'une hérésie en avançoit une plus grave, qui commença par attaquer les indulgences, et finit par abolir la messe. Vous avez prétendu que la culture des sciences et des arts est nuisible aux mœurs; on pouvoit vous objecter que dans une société policée cette culture est du moins nécessaire jusqu'à un certain point, et vous prier d'en fixer les bornes; vous vous êtes tiré d'embarras en coupant le nœud, et vous n'avez cru pouvoir nous rendre heureux et parfaits qu'en nous réduisant à l'état de bêtes. Pour prouver ce que tant d'opéras françois avoient si bien prouvé avant vous, que nous n'a

vons point de musique, vous avez déclaré que nous ne pouvions
en avoir, et que si nous en avions une, ce seroit tant pis
pour nous. Enfin, dans la vue d'inspirer plus efficacement à vos
compatriotes l'horreur de la comédie, vous la représentez comme
une des plus pernicieuses inventions des hommes, et, pour me
servir de vos propres termes, comme un divertissement plus
barbare que
les combats des gladiateurs.

Vous procédez avec ordre, et ne portez pas d'abord les grands coups. A ne regarder les spectacles que comme un amusement, cette raison seule vous paroît suffire pour les condamner. La vie est si courte, dites-vous, et le temps si précieux. Qui en doute, monsieur? Mais en même temps la vie est si malheureuse, et le plaisir si rare. Pourquoi envier aux hommes, destinés presque uniquement par la nature à pleurer et à mourir, quelques délassements passagers, qui les aident à supporter l'amertume ou l'insipidité de leur existence? Si les spectacles, considérés sous ce point de vue, ont un défaut à mes yeux, c'est d'être pour nous une distraction trop légère et un amusement trop foible, précisément par cette raison qu'ils se présentent trop à nous sous la seule idée d'amusement, et d'amusement nécessaire à notre oisiveté. L'illusion se trouvant rarement dans les représentations théâtrales, nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laisse presque entièrement à nous. D'ailleurs, le plaisir superficiel et momentané qu'elles peuvent produire est encore affoibli par la nature de ce plaisir même, qui, tout imparfait qu'il est, a l'inconvénient d'être trop recherché, et, si on peut parler de la sorte, appelé de trop loin. Il a fallu, ce me semble, pour imaginer un pareil genre de divertissement, que les hommes en eussent auparavant essayé et usé de bien des espèces; quelqu'un qui s'ennuyoit cruellement (c'étoit vraisemblablement un prince) doit avoir eu la première idée de cet amusement raffiné, qui consiste à représenter sur des planches les infortunes et les travers de nos semblables, pour nous consoler ou nous guérir des nôtres; et à nous rendre spectateurs de la vie, d'acteurs que nous y sommes, pour nous en adoucir le poids et les malheurs. Cette

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réflexion triste vient quelquefois troubler le plaisir que je goûte au théâtre; à travers les impressions agréables de la scène, j'aperçois de temps en temps, malgré moi et avec une sorte de chagrin, l'empreinte fàcheuse de son origine; surtout dans ces moments de repos où l'action suspendue et refroidie laissant l'imagination tranquille ne montre plus que la représentation au lieu de la chose, et l'acteur au lieu du personnage. Telle est, monsieur, la triste destinée de l'homme jusque dans les plaisirs mêmes; moins il peut s'en passer, moins il les goûte; et plus il y met de soins et d'étude, moins leur impression est sensible. Pour nous en convaincre par un exemple encore plus frappant que celui du théâtre, jetons les yeux sur ces maisons décorées par la vanité et par l'opulence, que le vulgaire croit un séjour de délices, et où les raffinements d'un luxe recherché brillent de toutes parts; elles ne rappellent que trop souvent au riche blasé qui les > a fait construire l'image importune de l'ennui qui lui a rendu ces raffinements nécessaires.

Quoi qu'il en soit, monsieur, nous avons trop besoin de plaisirs pour nous rendre difficiles sur le nombre ou sur le choix. Sans doute tous nos divertissements forcés et factices, inventés et mis en usage par l'oisiveté, sont bien au-dessous des plaisirs si purs et si simples que devroient nous offrir les devoirs de citoyen, d'ami, d'époux, de fils et de père mais rendez-nous donc, si vous le pouvez, ces devoirs moins pénibles et moins tristes; ou souffrez qu'après les avoir remplis de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux aussi des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux, et par conséquent les citoyens moins rares, les amis plus sensibles et plus constants, les pères plus justes, les enfants plus tendres, les femmes plus fidèles et plus vraies; nous ne chercherons point alors d'autres plaisirs que ceux qu'on goûte au sein de l'amitié, de la patrie, de la nature et de l'amour. Mais il y a longtemps, vous le savez, que le siècle d'Astrée n'existe plus que dans les fables, si même il a jamais existé ailleurs. Solon disoit qu'il avoit donné aux Athéniens, non les meilleures lois en elles-mêmes,

mais les meilleures qu'ils pussent observer. Il en est ainsi des devoirs qu'une saine philosophie prescrit aux hommes, et des plaisirs qu'elle leur permet. Elle doit nous supposer et nous prendre tels que nous sommes, pleins de passions et de foiblesses, mécontents de nous-mêmes et des autres, réunissant à un penchant naturel pour l'oisiveté l'inquiétude et l'activité dans les desirs. Que reste-t-il à faire à la philosophie, que de pallier à nos yeux, par les distractions qu'elle nous offre, l'agitation qui nous tourmente, ou la langueur qui nous consume? Peu de personnes ont, comme vous, monsieur, la force de chercher leur bonheur dans la triste et uniforme tranquillité de la solitude. Mais cette ressource ne vous manque-t-elle jamais à vous-même? N'éprouvez-vous jamais au sein du repos, et quelquefois du travail, ces moments de dégoût et d'ennui qui rendent nécessaires les délassements ou les distractions? La société seroit d'ailleurs trop malheureuse si tous ceux qui peuvent se suffire ainsi que vous s'en bannissoient par un exil volontaire. Le sage en fuyant les hommes, c'est-à-dire en évitant de s'y livrer ( car c'est la seule manière dont il doit les fuir), leur est au moins redevable de ses instructions et de son exemple; c'est au milieu de ses semblables que l'Être suprême lui a marqué son séjour, et il n'est pas plus permis aux philosophes qu'aux rois d'être hors de chez eux.

Je reviens aux plaisirs du théâtre. Vous avez laissé avec raison aux déclamateurs de la chaire cet argument si rebattu contre les spectacles, qu'ils sont contraires à l'esprit du christianisme, qui nous oblige de nous mortifier sans cesse. On s'interdiroit sur ce principe les délassements que la religion condamne le moins. Les solitaires austères de Port-Royal, grands prédicateurs de la mortification chrétienne, et par cette raison grands adversaires de la comédie, ne se refusoient pas dans leur solitude, comme l'a remarqué Racine, le plaisir de faire des sabots, et celui de tourner les jésuites en ridicule.

Il semble donc que les spectacles, à ne les considérer encore que du côté de l'amusement, peuvent être accordés aux hommes, du moins comme un jouet qu'on donne à des enfants qui souf

DISCOURS.

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frent. Mais ce n'est pas seulement un jouet qu'on a prétendu leur donner, ce sont des leçons utiles déguisées sous l'apparence du plaisir. Non seulement on a voulu distraire de leurs peines ces enfants adultes; on a voulu que ce théâtre, où ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer, devint pour eux, presque sans qu'ils s'en aperçussent, une école de mœurs et de vertu. Voilà, monsieur, de quoi vous croyez le théâtre incapable; vous lui attribuez même un effet absolument contraire, et vous prétendez le prouver.

Je conviens d'abord avec-vous que les écrivains dramatiques ont pour but principal de plaire, et que celui d'être utile est tout au plus le second: mais qu'importe, s'ils sont en effet utiles, que ce soit leur premier ou leur second objet? Soyons de bonne foi, monsieur, avec nous-mêmes, et convenons que les auteurs de théâtre n'ont rien en cela qui les distingue des autres. L'estime publique est le but principal de tout écrivain; et la première vérité qu'il veut apprendre à ses lecteurs, c'est qu'il est digne de cette estime. En vain affecteroit-il de la dédaigner dans ses ouvrages; l'indifférence se tait, et ne fait point tant de bruit; les injures mêmes dites à une nation ne sont quelquefois qu'un moyen plus piquant de se rappeler à son souvenir. Et le fameux cynique de la Grèce eût bientôt quitté ce tonneau d'où il bravoit les préjugés et les rois, si les Athéniens eussent passé leur chemin sans le regarder et sans l'entendre. La vraie philosophie ne consiste point à fouler aux pieds la gloire, encore moins à le dire; mais à n'en pas faire dépendre son bonheur, même en tâchant de la mériter. On n'écrit donc, monsieur, que pour être lu, et on ne veut être lu que pour être estimé; j'ajoute pour être estimé de la multitude, de cette multitude même dont on fait d'ailleurs (et avec raison) si peu de cas. Une voix secrète et importune nous crie que ce qui est beau, grand et vrai plaît à tout le monde, et que ce qui n'obtient pas le suffrage général manque apparemment de quelqu'une de ces qualités. Ainsi, quand on cherche les éloges du vulgaire, c'est moins comme une récompense flatteuse en elle-même, que comme le gage le plus sûr de la bonté d'un

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