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RÉPONSE

A UNE LETTRE ANONYME

DONT LE CONTENU SE TROUVE EN CARACTÈRE ITALIQUE DANS CETTE RÉPONSE.

Je suis sensible aux attentions dont m'honorent ces messieurs que je ne connois point, mais il faut que je réponde à ma manière, car je n'en ai qu'une.

Des gens de loi, qui estiment, etc. M. Rousseau, ont été surpris et affligés de son opinion, dans sa lettre à M. d'Alembert, sur le tribunal des maréchaux de France.

J'ai cru dire des vérités utiles. Il est triste que de telles vérités surprennent, plus triste qu'elles affligent, et bien plus triste encore qu'elles affligent des gens de loi.

Un citoyen aussi éclairé que M. Rousseau...

Je ne suis point un citoyen éclairé, mais seulement un citoyen zélé.

N'ignore pas qu'on ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation.

Je l'ignorois, je l'apprends. Mais qu'on me permette à mon tour une petite question. Bodin, Loisel, Fénelon, Boulainvilliers, l'abbé de Saint-Pierre, le président de Montesquieu, le marquis de Mirabeau, l'abbé de Mably, tous bons François et gens éclairés, ont-ils ignoré qu'on ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation? On a tort d'exiger qu'un étranger soit plus savant qu'eux sur ce qui est juste ou injuste dans leur pays.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation.

Cette maxime peut avoir une application particulière et cir

conscrite selon les lieux et les personnes. Voici la première fois peut-être que la justice est opposée à la vérité.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation.

Si quelqu'un de nos citoyens m'osoit tenir un pareil discours à Genève, je le poursuivrois criminellement comme traître à la patrie.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation.

Il y a dans l'application de cette maxime quelque chose que je n'entends point. J. J. Rousseau, citoyen de Genève, imprime un livre en Hollande, et voilà qu'on lui dit en France qu'on ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation! Ceci me paroît bizarre. Messieurs, je n'ai point l'honneur d'être votre compatriote; ce n'est point pour vous que j'écris; je n'imprime point dans votre pays; je ne me soucie point que mon livre y vienne; si vous me lisez, ce n'est pas ma faute.

On ne peut justement dévoiler aux yeux de la nation les fautes de la législation.

Quoi donc ! sitôt qu'on aura fait une mauvaise institution dans quelque coin du monde, à l'instant il faudra que tout l'univers la respecte en silence; il ne sera plus permis à personne de dire aux autres peuples qu'ils feroient mal de l'imiter? Voilà des prétention assez nouvelles, et un fort singulier droit des

gens.

Les philosophes sont faits pour éclairer le ministère, le détromper de ses erreurs, et respecter ses fautes.

Je ne sais pourquoi sont faits les philosophes, ni ne me soucie de le savoir.

Pour éclairer le ministère...

J'ignore si l'on peut éclairer le ministère.

Le détromper de ses erreurs......

J'ignore si l'on peut détromper le ministère de ses erreurs. Et respecter ses fautes...

J'ignore si l'on peut respecter les fautes du ministère.

Je ne sais rien de ce qui regarde le ministère, parceque ce mot n'est pas connu dans mon pays, et qu'il peut avoir des sens que je n'entends pas.

De plus, M. Rousseau ne nous paroît pas raisonner en politique...

Ce mot sonne trop haut pour moi. Je tâche de raisonner en bon citoyen de Genève. Voilà tout.

Lorsqu'il admet dans un état une autorité supérieure à l'autorité souveraine...

J'en admets trois seulement : premièrement, l'autorité de Dieu; et puis celle de la loi naturelle, qui dérive de la constitution de l'homme; et puis celle de l'honneur, plus forte sur un cœur honnête que tous les rois de la terre.

Ou du moins indépendantes d'elle...

Non pas seulement indépendantes, mais supérieures. Si jamais l'autorité souveraine pouvoit être en conflit avec une des trois précédentes, il faudrait que la première cédât en cela. Le blasphémateur Hobbes est en horreur pour avoir soutenu le contraire.

Il ne se rappeloit pas dans ce moment le sentiment de Grotius...

Je ne saurois me rappeler ce que je n'ai jamais su; et probablement je ne saurai jamais ce que je ne me soucie point d'apprendre.

Adopté par les encyclopédistes...

Le sentiment d'aucun des encyclopédistes n'est une règle pour ses collégues. L'autorité commune est celle de la raison : je n'en reconnois point d'autre.

Les encyclopédistes ses confrères...

Les amis de la vérité sont tous mes confrères.

Le temps nous empêche d'exposer plusieurs autres objections...

'Nous pourrions bien ne pas nous entendre les uns les autres sur le sens que nous donnons à ce mot; et, comme il n'est pas bon que nous nous entendions mieux, nous ferons bien de n'en pas disputer.

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RÉPONSE A UNE LETTRE ANONYME.

Le devoir m'empêcheroit peut-être de les résoudre. Je sais l'obéissance et le respect que je dois, dans mes actions et dans mes discours, aux lois et aux maximes du pays dans lequel j'ai le bonheur de vivre; mais il ne s'en suit pas de là que je ne doive écrire aux Génevois que ce qui convient aux Parisiens.

Qui exigeroient une conversation...

Je n'en dirai pas plus en conversation que par écrit ; il n'y a que Dieu et le conseil de Genève à qui je doive compte de mes maximes.

Qui priveroit M. Rousseau d'un temps précieux pour lui et pour le public.

Mon temps est inutile au public, et n'est plus d'un grand prix pour moi-même : mais j'en ai besoin pour gagner mon pain; c'est pour cela que je cherche la solitude.

A Montmorency, le 15 octobre 1758.

LETTRE

A M. J. J. ROUSSEAU

CITOYEN DE GENÈVE.

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
LA FONT., liv. XII, fab. xx.

LA lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, monsieur, sur l'article Genève de l'Encyclopédie, a eu tout le succès que vous deviez en attendre. En intéressant les philosophes par les vérités répandues dans votre ouvrage, et les gens de goût par l'éloquence et la chaleur de votre style, vous avez encore su plaire à la multitude par le mépris même que vous témoignez pour elle, et que vous eussiez peut-être marqué davantage en affectant moins de le montrer.

Je ne me propose pas de répondre précisément à votre lettre, mais de m'entretenir avec vous sur ce qui en fait le sujet, et de vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaises : il seroit trop dangereux de lutter contre une plume telle que la vôtre, et je ne cherche point à écrire des choses brillantes, mais des choses vraies.

Une autre raison m'engage à ne pas demeurer dans le silence: c'est la reconnoissance que je vous dois des égards avec lesquels vous m'avez combattu. Sur ce point seul je me flatte de ne vous point céder. Vous avez donné aux gens de lettres un exemple digne de vous, et qu'ils imiteront peut-être enfin quand ils connoîtront mieux leurs vrais intérêts. Si la satire et l'injure n'étoient pas aujourd'hui le ton favori de la critique, elle seroit plus honorable à ceux qui l'exercent, et plus utile à

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