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On n'en pourra pas dire autant de la science. Tous les peuples savants ont été corrompus, et c'est déjà un terrible préjugé contre elle. Mais comme les comparaisons de peuple à peuple sont difficiles, qu'il y faut faire entrer un fort grand nombre d'objets, et qu'elles manquent toujours d'exactitude par quelque côté, on est beaucoup plus sûr de ce qu'on fait en suivant l'histoire d'un même peuple, et comparant les progrès de ses connoissances avec les révolutions de ses mœurs. Or, le résultat de cet examen est que le beau temps, le temps de la vertu de chaque peuple, a été celui de son ignorance; et qu'à mesure qu'il est devenu savant, artiste et philosophe, il a perdu ses mœurs et sa probité, il est redescendu à cet égard au rang des nations ign rantes et vicieuses qui font la honte de l'humanité. Si l'on veut s'opiniâtrer à y chercher des différences, j'en puis reconnoitre une, et la voici : c'est que tous les peuples barbares, ceux même qui sont sans vertu, honorent cependant toujours la vertu ; au lieu qu'à force de progrès les peuples savants et philosophes parviennent enfin à la tourner en ridicule et à la mépriser. C'est quand une nation est une fois à ce point, qu'on peut dire que la corruption est au comble, et qu'il ne faut plus espérer de remèdes.

Tel est le sommaire des choses que j'ai avancées, et dont je crois avoir donné les preuves. Voyons maintenant celui de la doctrine qu'on m'oppose.

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«Les hommes sont méchants naturellement ; ils ont été tels «avant la formation des sociétés; et, partout où les sciences pas porté leur flambeau, les peuples, abandonnés aux «seules facultés de l'instinct, réduits avec les lions et les ours «à une vie purement animale, sont demeurés plongés dans la «barbarie et dans la misère.

«La Grèce seule, dans les anciens temps, pensa et s'éleva "par l'esprit à tout ce qui peut rendre un peuple recomman«dable. Des philosophes formèrent ses mœurs et lui donnèrent << des lois.

Sparte, il est vrai, fut pauvre et ignorante par institution

«et par choix; mais ses lois avoient de grands défauts, ses <«< citoyens un grand penchant à se laisser corrompre; sa gloire « fut peu solide, et elle perdit bientôt ses institutions, ses lois « et ses mœurs.

«Athènes et Rome dégénérèrent aussi. L'une céda à la fortune de la Macédoine; l'autre succomba sous sa propre gran«deur, parce que les lois d'une petite ville n'étoient pas faites «pour gouverner le monde. S'il est arrivé quelquefois que la « gloire des grands empires n'ait pas duré longtemps avec celle << des lettres, c'est qu'elle étoit à son comble lorsque les lettres << y ont été cultivées, et que c'est le sort des choses humaines de << pas durer longtemps dans le même état. En accordant donc << que l'altération des lois et des mœurs ait influé sur ces grands «événements, on ne sera point forcé de convenir que les scien<< ces et les arts y aient contribué; et l'on peut observer, au << contraire, que le progrès et la décadence des lettres est tou<<jours en proportion avec la fortune et l'abaissement des em<< pires.

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« Cette vérité se confirme par l'expérience des derniers temps, « où l'on voit, dans une monarchie vaste et puissante, la prospé«rité de l'état, la culture des sciences et des arts, et la vertu « guerrière, concourir à-la-fois à la gloire et à la grandeur de «<l'empire.

<< Nos mœurs sont les meilleures qu'on puissse avoir; plusieurs <«<vices ont été proscrits parmi nous; ceux qui nous restent ap<< partiennent à l'humanité, et les sciences n'y ont nulle part.

«Le luxe n'a rien non plus de commun avec elles : ainsi les « désordres qu'il peut causer ne doivent point leur être attri«bués. D'ailleurs le luxe est nécessaire dans les grands états; il << y fait plus de bien que de mal; il est utile pour occuper les ci<< toyens oisifs et donner du pain aux pauvres.

<«<La politesse doit être plutôt comptée au nombre des vertus << qu'au nombre des vices : elle empêche les hommes de se mon<<< trer tels qu'ils sont; précaution très nécessaire pour les rendre <«<supportablés les uns aux autres,

«Les sciences ont rarement atteint le but qu'elles se propo<«sent, mais au moins elles y visent. On avance à pas lents dans <«la connoissance de la vérité, ce qui n'empêche pas qu'on n'y «fasse quelque progrès.

«Enfin, quand il seroit vrai que les sciences et les arts amol<«lissent le courage, les biens infinis qu'ils nous procurent ne << seroient-ils pas encore préférables à cette vertu barbare et «farouche qui fait frémir l'humanité ? » Je passe l'inutile et pompeuse revue de ces biens; et, pour commencer sur ce dernier point par un aveu propre à prévenir bien du verbiage, je déclare, une fois pour toutes, que si quelque chose peut compenser la ruine des mœurs, je suis prêt à convenir que les sciences font plus de bien que de mal. Venons maintenant au reste.

Je pourrois, sans beaucoup de risque, supposer tout cela prouvé, puisque de tant d'assertions si hardiment avancées il y en a très peu qui touchent le fond de la question, moins encore dont on puisse tirer contre mon sentiment quelque conclusion valable, et que même la plupart d'entre elles fourniroient de nouveaux arguments en ma faveur, si ma cause en avoit besoin.

En effet, 1° si les hommes sont méchants par leur nature, il peut arriver, si l'on veut, que les sciences produiront quelque bien entre leurs mains; mais il est très certain qu'elles y feront beaucoup plus de mal: il ne faut point donner d'armes à des furieux.

2o Si les sciences atteignent rarement leur but, il y aura toujours beaucoup plus de temps perdu que de temps bien employé. Et quand il seroit vrai que nous aurions trouvé les meilleures méthodes, la plupart de nos travaux seroient encore aussi ridicules que ceux d'un homme qui, bien sûr de suivre exactement la ligne d'aplomb, voudroit mener un puits jusqu'au centre de la terre.

3o Il ne faut point nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire état où nous puissions tomber; car il vaudroit encore mieux ressembler à une brebis. qu'à un mauvais ange.

4° La Grèce fut redevable de ses mœurs et de ses lois à des philosophes et à des législateurs. Je le veux. J'ai déjà dit cent fois qu'il est bon qu'il y ait des philosophes, pourvu que le peuple ne se mêle pas de l'être.

5o N'osant avancer que Sparte n'avoit pas de bonnes lois, on blâme les lois de Sparte d'avoir eu de grands défauts; de sorte que, pour rétorquer les reproches que je fais aux peuples savants d'avoir toujours été corrompus, on reproche aux peuples ignorants de n'avoir pas atteint la perfection.

6o Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des empires. Soit. Je vois qu'on me parle toujours de fortune et de grandeur. Je parlais, moi, de mœurs et de vertu.

7° Nos mœurs sont les meilleures que de méchants hommes comme nous puissent avoir; cela peut être. Nous avons proscrit plusieurs vices; je n'en disconviens pas. Je n'accuse point les hommes de ce siècle d'avoir tous les vices; ils n'ont que ceux des ames lâches, ils sont seulement fourbes et fripons. Quant aux vices qui supposent du courage et de la fermeté, je les en crois incapables.

8° Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres; mais, s'il n'y avoit point de luxe, il n'y auroit point de pauvres 1. Il occupe les citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il des citoyens oisifs? Quand l'agriculture étoit en honneur, il n'y avoit ni misère ni oisiveté, et il y avoit beaucoup moins de vices.

9° Je vois qu'on a fort à cœur cette cause du luxe, qu'on feint pourtant de vouloir séparer de celle des sciences et des arts. Je

1 Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes. L'argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur; et celui-ci n'a point d'habit, précisément parce qu'il faut du galon aux autres. Le gaspillage des matières qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l'humanité. Mes adversaires sont bien heureux que la coupable délicatesse de notre langue m'empêche d'entrer là-dessus dans des détails qui les feroient rougir de la cause qu'ils osent défendre. Il faut des jus dans notre cuisine, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l'eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n'ont point de pain.

conviendrai donc, puisqu'on le veut si absolument, que le luxe sert au soutien des états, comme les cariatides servent à soutenir les palais qu'elles décorent; ou plutôt, comme ces poutres dont on étaie des bâtiments pourris, et qui souvent achèvent de les renverser. Hommes sages et prudents, sortez de toute maison qu'on étaie.

Ceci peut montrer combien il me seroit aisé de retourner en ma faveur la plupart des choses qu'on prétend m'opposer; mais, à parler franchement, je ne les trouve pas assez bien prouvées pour avoir le courage de m'en prévaloir.

On avance que les premiers hommes furent méchants; d'où il suit que l'homme est méchant naturellement. Ceci n'est pas une assertion de légère importance, il me semble qu'elle eût bien valu la peine d'être prouvée. Les annales de tous les peuples qu'on ose citer en preuve sont beaucoup plus favorables à la supposition contraire; et il faudroit bien des témoignages pour m'obliger de croire une absurdité. Avant que ces mots affreux. de tien et de mien fussent inventés; avant qu'il y eût de cette espèce d'hommes cruels et brutaux qu'on appelle maîtres, et de cette autre espèce d'hommes fripons et menteurs qu'on appelle esclaves; avant qu'il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d'autres hommes meurent de faim; avant qu'une dépendance mutuelle les eùt tous forcés à devenir fourbes, jaloux et traîtres, je voudrois bien qu'on m'expliquât en quoi pouvoient consister ces vices, ces crimes qu'on leur reproche avec tant d'emphase. On m'assure qu'on est depuis longtemps désabusé de la chimère de l'âge d'or. Que n'a

1

Cette note est pour les philosophes; je conseille aux autres de la passer. Si l'homme est méchant par sa nature, il est clair que les sciences ne feront que le rendre pire; ainsi voilà leur cause perdue par cette seule supposition. Mais il faut bien faire attention que, quoique l'homme soit naturellement bon, comme je le crois, et comme j'ai le bonheur de le sentir, il ne s'ensuit pas pour cela que les sciences lui soient salutaires; car toute position qui met un peuple dans le cas de les cultiver annonce nécessairement un commencement de corruption qu'elles accélèrent bien vite. Alors le vice de la constitution fait tout le mal qu'auroit pu faire celui de la nature, et les mauvais préjugés tiennent lieu des mauvais penchants.

DISCOURS.

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