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DERNIÈRE RÉPONSE.

A M. BORDES1.

Ne, dum tacemus, non verecundiæ, sed diffidentiæ causa tacere videamur. CYPRIAN., contra Demet.

C'EST avec une extrême répugnance que j'amuse de mes disputes des lecteurs oisifs qui se soucient très peu de la vérité : mais la manière dont on vient de l'attaquer me force à prendre sa défense encore une fois, afin que mon silence ne soit pas pris par la multitude pour un aveu, ni pour un dédain par les philosophes.

Il faut me répéter, je le sens bien; et le public ne me le pardonnera pas. Mais les sages diront: Cet homme n'a pas besoin de chercher sans cesse de nouvelles raisons; c'est une preuve de la solidité des siennes 2.

Comme ceux qui m'attaquent ne manquent jamais de s'écarter de la question et de supprimer les distinctions essentielles que j'y

1 Ce titre Dernière Réponse que porte en effet l'édition originale ne doit pas faire supposer une réponse précédente faite au même écrivain, mais la dernière des réponses que l'auteur entendoit faire à ses adversaires.

Il y a des vérités très certaines, qui au premier coup-d'œil paroissent des absurdités, et qui passeront toujours pour telles auprès de la plupart des gens. Allez dire à un homme du peuple que le soleil est plus près de nous en hiver qu'en été, ou qu'il est couché avant que nous cessions de le voir, il se moquera de vous. Il en est ainsi du sentiment que je soutiens. Les hommes les plus superficiels ont toujours été les plus prompts à prendre parti contre moi. Les vrais philosophes se hâtent moins, et si j'ai la gloire d'avoir fait quelques prosélytes, ce n'est que parmi ces derniers. Avant que de m'expliquer,lj'ai longtemps et profondément médité mon sujet, et j'ai tâché de le considérer par toutes ses faces; je doute qu'aucun de mes adversaires en puisse dire autant; au moins n'aperçois-je point dans leurs écrits de ces vérités lumineuses qui ne frappent pas moins par leur évidence que par leur nouveauté, et qui sont toujours le fruit et la preuve d'une suffisante méditation. J'ose dire qu'ils ne m'ont jamais fait une objection raisonnable que je n'eusse prévue, et à laquelle je n'aie répondu d'avance; voilà pourquoi je suis réduit à redire toujours les mêmes choses.

ai mises, il faut toujours commencer par les y ramener. Voici donc un sommaire des propositions que j'ai soutenues, et que je soutiendrai aussi longtemps que je ne consulterai d'autre intérêt que celui de la vérité.

Les sciences sont le chef-d'œuvre du génie et de la raison. L'esprit d'imitation a produit les beaux-arts, et l'expérience les a perfectionnés. Nous sommes redevables aux arts mécaniques d'un grand nombre d'inventions utiles qui ont ajouté aux charmes et aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je conviens de très bon cœur assurément. Mais considérons maintenant toutes ces connoissances par rapport aux mœurs 1.

Si des intelligences célestes cultivoient les sciences, il n'en résulteroit que du bien j'en dis autant des grands hommes qui sont faits pour guider les autres. Socrate savant et vertueux fut l'honneur de l'humanité mais les vices des hommes vulgaires empoisonnent les plus sublimes connoissances, et les rendent pernicieuses aux nations; les méchants en tirent beaucoup de choses nuisibles; les bons en tirent peu d'avantage. Si nul autre que Socrate ne se fût piqué de philosophie à Athènes, le sang

1 Les connoissances rendent les hommes doux, dit ce philosophe illustre, dont l'ouvrage, toujours profond et quelquefois sublime, respire partout l'amour de Phumanité. Il a écrit en ce peu de mots, et, ce qui est rare, sans déclamation, ce qu'on a jamais écrit de plus solide à l'avantage des lettres. Il est vrai, les connoissances rendent les hommes doux; mais la douceur, qui est la plus aimable des vertus, est aussi quelquefois une foiblesse de l'ame. La vertu n'est pas toujours douce; elle sait s'armer à propos de sévérité contre le vice, elle s'enflamme d'indignation contre le crime.

Et le juste au méchant ne sait point pardonner.

Ce fut une réponse très sage que celle d'un roi de Lacédémone à ceux qui louoient en sa présence l'extrême bonté de son collègue Charillus. «Et comment seroit-il bon, leur dit-il, s'il ne sait pas être terrible aux méchants * ?» Quod malos boni oderint, bonos oportet esse. Brutus n'étoit point un homme doux; qui auroit le front de dire qu'il n'étoit point vertueux ? Au contraire, il y a des ames lâches et pusillanimes qui n'ont ni feu ni chaleur, et qui ne sont douces que par indifférence pour le bien et pour le mal. Telle est la douceur qu'inspire aux peuples le goût des lettres.

* PLUTARQUE, cité par Montaigne, liv. III, chap. XII, à la fin.

d'un juste n'eût point crié vengeance contre la patrie des sciences et des arts 1.

C'est une question à examiner s'il seroit avantageux aux hommes d'avoir de la science, en supposant que ce qu'ils appellent de ce nom le méritât en effet: mais c'est une folie de prétendre que les chimères de la philosophie, les erreurs et les mensonges des philosophes, puissent jamais être bons à rien. Serons-nous toujours dupes des mots? et ne comprendronsnous jamais qu'études, connoissances, savoir et philosophie, ne sont que de vains simulacres élevés par l'orgueil humain, et très indignes des noms pompeux qu'il leur donne ?

A mesure que le goût de ces niaiseries s'étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus; car il en coûte moins pour se distinguer par du babil que par de bonnes mœurs, dès qu'on est dispensé d'être homme de bien, pourvu qu'on soit un homme agréable.

Plus l'intérieur se corrompt, et plus l'extérieur se compose 2: c'est ainsi que la culture des lettres engendre insensiblement la politesse. Le goût naît encore de la même source. L'approbation publique étant le premier prix des travaux littéraires, il est naturel que ceux qui s'en occupent réfléchissent sur les moyens de plaire; et ce sont ces réflexions qui à la longue forment le style,

Il en a coûté la vie à Socrate pour avoir dit précisément les mêmes choses que moi. Dans le procès qui lui fut intenté, l'un de ses accusateurs plaidoit pour les artistes, l'autre pour les orateurs, le troisième pour les poètes, tous pour la prétendue cause des dieux. Les poètes, les artistes, les fanatiques, les rhéteurs, triomphèrent, et Socrate périt. J'ai bien peur d'avoir fait trop d'honneur à mon siècle en avançant que Socrate n'y eût point bu la ciguë. On remarquera que je disois cela dès l'an 1750.

2 Je n'assiste jamais à la représentation d'une comédie de Molière, que je n'admire la délicatesse des spectateurs. Un mot un peu libre, une expression plutôt grossière qu'obscène, tout blesse leurs chastes oreilles, et je ne doute nullement que les plus corrompus ne soient toujours les plus scandalisés. Cependant, si l'on comparoît les mœurs du siècle de Molière avec celles du nôtre quelqu'un croira-t-il que le résultat fût à l'avantage de celui-ci Quand l'imagination est une fois salie, tout devient pour elle un sujet de scandale. Quand on n'a plus rien de bon que l'extérieur, on redouble tous les soins pour le con

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épurent le goût, et répandent partout les grâces et l'urbanité. Toutes ces choses seront, si l'on veut, le supplément de la vertu; mais jamais on ne pourra dire qu'elles soient la vertu, et rarement elles s'associeront avec elle. Il y aura toujours cette différence, que celui qui se rend utile travaille pour les autres, et que celui qui ne songe qu'à se rendre agréable ne travaille que pour lui. Le flatteur, par exemple, n'épargne aucun soin pour plaire, et cependant il ne fait que du mal.

La vanité et l'oisiveté, qui ont engendré nos sciences, ont aussi engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des lettres, et le goût des lettres accompagne souvent celui du luxe 1 : toutes ces choses se tiennent assez fidèle compagnie, parce qu'elles sont l'ouvrage des mêmes vices,

Si l'expérience ne s'accordoit pas avec ces propositions démontrées, il faudroit chercher les causes particulières de cette contrariété. Mais la première idée de ces propositions est née elle-même d'une longue méditation sur l'expérience; et, pour voir à quel point elle les confirme, il ne faut qu'ouvrir les annales du monde.

Les premiers hommes furent très ignorants. Comment oseroiton dire qu'ils étoient corrompus dans des temps où les sources de la corruption n'étoient pas encore ouvertes ?

A travers l'obscurité des anciens temps et la rusticité des anciens peuples, on aperçoit chez plusieurs d'entre eux de fort grandes vertus, surtout une sévérité de mœurs qui est une marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l'hospitalité, la justice, et, ce qui est très important,

une

1 On m'a opposé quelque part le luxe des Asiatiques, par cette même manière de raisonner qui fait qu'on m'oppose les vices des peuples ignorants: mais, par un malheur qui poursuit mes adversaires, ils se trompent même dans les faits qui ne prouvent rien contre moi. Je sais bien que les peuples de l'Orient ne sont pas moins ignorants que nous; mais cela n'empêche pas qu'ils ne soient aussi vains, et ne fassent presque autant de livres. Les Turcs, ceux de tous qui cultivent le moins les lettres, comptoient parmi eux cinq cent quatre-vingts poètes classiques vers le milieu du siècle dernier.

grande horreur pour la débauche 1, mère féconde de tous les autres vices. La vertu n'est donc pas incompatible avec l'ignorance.

Elle n'est pas non plus toujours sa compagne; car plusieurs peuples très ignorants étoient très vicieux. L'ignorance n'est un obstacle ni au bien ni au mal; elle est seulement l'état naturel de l'homme 2.

Je n'ai nul dessein de faire ma cour aux femmes ; je consens qu'elles m'honorent de l'épithète de pédant, si redoutée de tous nos galants philosophes. Je suis grossier, maussade, impoli par principes, et ne veux point de prôneurs; ainsi je vais dire la vérité tout à mon aise.

L'homme et la femme sont faits pour s'aimer et s'unir; mais, passé cette union légitime, tout commerce d'amour entre eux est une source affreuse de désordres dans la société et dans les mœurs. Il est certain que les femmes seules pourraient Famener l'honneur et la probité parmi nous; mais elles dédaignent des mains de la vertu un empire qu'elles ne veulent devoir qu'à leurs charmes : ainsi elles ne font que du mal, et reçoivent souvent elles-mêmes la punition de cette préférence. On a peine à concevoir comment, dans une religion si pure, la chasteté a pu devenir une vertu basse et monacale, capable de rendre ridicule tout homme, et je dirois presque toute femme qui oseroit s'en piquer, tandis que, chez les païens, cette même vertu était universellement honorée, regardée comme propre aux grands hommes, et admirée dans leurs plus illustres héros. J'en puis nommer trois qui ne céderont le pas à nul autre, et qui, sans que la religion s'en mêlât, ont tous donné des exemples mémorables de continence: Cyrus, Alexandre, et le jeune Scipion. De toutes les raretés que renferme le Cabinet du roi, je ne voudrois voir que le bouclier d'argent qui fut donné à ce dernier par les peuples d'Espagne, et sur lequel ils avoient fait graver le triomphe de sa vertu. C'est ainsi qu'il appartenoit aux Romains de soumettre les peuples, autant par la vénération due à leurs mœurs, que par l'effort de leurs armes; c'est ainsi que la ville des Falisques fut subjuguée, et Pyrrhus vainqueur chassé de l'Italie.

Je me souviens d'avoir lu quelque part une assez bonne réponse du poète Dryden à un jeune seigneur anglois qui lui reprochoit que, dans une de ses tragédies, Cléomène s'amusoit à causer tête tête avec son amante, au lieu de former quelque entreprise digne de son amour. «Quand je suis auprès d'une << belle, lui disoit le jeune lord, je sais mieux mettre le temps à profit. Je le crois, «lui répliqua Dryden; mais aussi m'avouerez-vous bien que vous n'êtes pas un « héros. »

2 Je ne puis m'empêcher de rire en voyant je ne sais combien de fort savants hommes qui m'honorent de leur critique m'opposer toujours les vices d'une multitude de peuples ignorants, comme si cela faisoit quelque chose à la question. De ce que la science engendre nécessairement le vice, s'ensuit-il que l'ignorance engendre nécessairement la vertu ? Ces manières d'argumenter peuvent être bonnes pour des rhéteurs, ou pour les enfants par lesquels on m'a fait réfuter dans mon pays; mais les philosophes doivent raisonner d'autre sorte.

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