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des Egyptiens volés par les Israélites. Mais je me contenterai, pour dernière réponse, de proposer cette question: Si quelqu'un venoit pour me tuer, et que j'eusse le bonheur de me saisir de son arme, me seroit-il défendu, avant que de la jeter, de m'en servir pour le chasser de chez moi ?

Si la contradiction qu'on me reproche n'existe pas, il n'est donc pas nécessaire de supposer que je n'ai voulu que m'égayer sur un frivole paradoxe; et cela me paraît d'autant moins nécessaire, que le ton que j'ai pris, quelque mauvais qu'il puisse être, n'est pas du moins celui qu'on emploie dans les jeux d'esprit.

Il est temps de finir sur ce qui me regarde : on ne gagne jamais rien à parler de soi; et c'est une indiscrétion que le public pardonne difficilement, même quand on y est forcé. La vérité est si indépendante de ceux qui l'attaquent et de ceux qui la défendent, que les auteurs qui en disputent devroient bien s'oublier réciproquement: cela épargneroit beaucoup de papier et d'encre. Mais cette règle si aisée à pratiquer avec moi ne l'est point du tout vis-à-vis de mon adversaire, et c'est une différence qui n'est pas à l'avantage de ma réplique.

L'auteur, observant que j'attaque les sciences et les arts par leurs effets sur les mœurs, emploie pour me répondre le dénombrement des utilités qu'on en retire dans tous les états : c'est comme si, pour justifier un accusé, on se contentoit de prouver qu'il se porte fort bien, qu'il a beaucoup d'habileté, ou qu'il est fort riche. Pourvu qu'on m'accorde que les arts et les sciences nous rendent malhonnêtes gens, je ne disconviendrai pas qu'ils ne nous soient d'ailleurs très-commodes : c'est une conformité de plus qu'ils auront avec la plupart des vices.

L'auteur va plus loin, et prétend encore que l'étude nous est nécessaire pour admirer les beautés de l'univers, et que le spectacle de la nature, exposé, ce semble, aux yeux de tous pour l'instruction des simples, exige lui-même beaucoup d'instruction dans les observateurs pour en être aperçu. J'avoue que cette proposition me surprend : seroit-ce qu'il est ordonné à tous les hommes d'être philosophes, ou qu'il n'est ordonné qu'aux seuls

philosophes de croire en Dieu? L'Écriture nous exhorte en mille endroits d'adorer la grandeur et la bonté de Dieu dans les merveilles de ses œuvres je ne pense pas qu'elle nous ait prescrit nulle part d'étudier la physique, ni que l'auteur de la nature soit moins bien adoré par moi qui ne sais rien, que par celui qui connoit et le cèdre, et l'hysope, et la trompe de la mouche, et celle de l'éléphant : Non enim nos Deus ista scire, sed tantummodò uti voluit 1.

On croit toujours avoir dit ce que font les sciences, quand on a dit ce qu'elles devroient faire. Cela me paroit pourtant fort différent. L'étude de l'univers devroit élever l'homme à son créateur, je le sais; mais elle n'élève que la vanité humaine. Le philosophe, qui se flatte de pénétrer dans les secrets de Dieu, ose associer sa prétendue sagesse à la sagesse éternelle : il approuve, il blâme, il corrige, il prescrit des lois à la nature, et des bornes à la Divinité; et, tandis qu'occupé de ses vains systèmes, il se donne mille peines pour arranger la machine du monde, le laboureur, qui voit la pluie et le soleil tour-à-tour fertiliser son champ, admire, loue et bénit la main dont il reçoit ces grâces, sans se mêler de la manière dont elles lui parviennent. Il ne cherche point à justifier son ignorance ou ses vices par son incrédulité. Il ne censure point les œuvres de Dieu, et ne s'attaque point à son maître pour faire briller sa suffisance. Jamais le mot impie d'Alphonse X ne tombera dans l'esprit d'un homme vulgaire c'est à une bouche savante que ce blasphème était réservé 2. Tandis que la savante Grèce étoit pleine d'athées, Élien remarquoit 3 que jamais barbare n'avoit mis en doute l'existence

1 CIC. Ce passage est cité par Montaigne, liv. II, chap. XII.

Alphonse X, roi de Léon et de Castille, surnommé l'Astronome, et qui, avant de monter au trône en 1252, avoit déjà le surnom de sabio (savant), avoit coutume de dire : « Si Dieu m'avoit appelé à son conseil au moment de la création, le monde «aurait été plus simple et mieux ordonné. » Ces paroles hardies l'ont fait soupçonner d'athéisme, mais plusieurs écrivains les ont regardées comme une raillerie, dirigée plutôt contre l'incohérence et la contradiction des divers systèmes d'astronomie alors en crédit, que contre l'auteur de l'univers.

VAR., Hist., lib. 11, cap. XXXI.

de la Divinité. Nous pouvons remarquer de même aujourd'hui qu'il n'y a dans toute l'Asie qu'un seul peuple lettré, que plus de la moitié de ce peuple est athée, et que c'est la seule nation de l'Asie où l'athéisme soit connu.

La curiosité naturelle à l'homme, continue-t-on, lui inspire l'envie d'apprendre. Il devroit donc travailler à la contenir, comme tous ses penchants naturels. Ses besoins lui en font sentir la nécessité. A bien des égards les connoissances sont utiles; cependant les sauvages sont des hommes, et ne sentent point cette nécessité-là. Ses emplois lui en imposent l'obligation. Ils lui imposent bien plus souvent celle de renoncer à l'étude pour vaquer à ses devoirs 1. Ses progrès lui en font goûter le plaisir. C'est pour cela même qu'il devroit s'en méfier. Ses premières découvertes augmentent l'avidité qu'il a de savoir. Cela arrive en effet à ceux qui ont du talent. Plus il connott, plus il sent qu'il a de connoissances à acquérir. C'est-à-dire que l'usage de tout le temps qu'il perd est de l'exciter à en perdre encore davantage. Mais il n'y a guère qu'un petit nombre d'hommes de génie en qui la vue de leur ignorance se développe en apprenant, et c'est pour eux seulement que l'étude peut être bonne. A peine les petits esprits ont-ils appris quelque chose, qu'ils croient tout savoir; et il n'y a sorte de sottise que cette persuasion ne leur fasse dire et faire. Plus il a de connoissances acquises, plus il a de facilité à bien faire. On voit qu'en parlant ainsi l'auteur a bien plus consulté son cœur qu'il n'a observé les hommes.

Il avance encore qu'il est bon de connoître le mal pour ap

1 C'est une mauvaise marque pour une société, qu'il faille tant de science dans ceux qui la conduisent; si les hommes étoient ce qu'ils doivent être, ils n'auroient guère besoin d'étudier pour apprendre les choses qu'ils ont à faire. «Au reste, «Cicéron lui-même, qui, dit Montaigne, debvoit au sçavoir tout son vaillant... «reprend aulcuns de ses amis d'avoir accoustumé de mettre à l'astrologie, au «droict, à la dialectique et à la géométrie, plus de temps que ne méritoient ces «arts, et que cela les divertissoit des debvoirs de la vie, plus utiles et honnestes >> (liv. II, chap. XII). Il me semble que, dans cette cause commune, les savants devroient mieux s'entendre entre eux, et donner au moins des raisons sur lesquelles euxmêmes fussent d'accord.

prendre à le fuir; et il fait entendre qu'on ne peut s'assurer de sa vertu qu'après l'avoir mise à l'épreuve. Ces maximes sont au moins douteuses et sujettes à bien des discussions. Il n'est pas certain que, pour apprendre à bien faire, on soit obligé de savoir en combien de manières on peut faire le mal. Nous avons un guide intérieur, bien plus infaillible que tous les livres, et qui ne nous abandonne jamais dans le besoin. C'en seroit assez pour nous conduire innocemment, si nous voulions l'écouter toujours. Et comment seroit-on obligé d'éprouver ses forces pour s'assurer de sa vertu, si c'est un des exercices de la vertu de fuir les occasions du vice?

L'homme sage est continuellement sur ses gardes, et se défie toujours de ses propres forces : il réserve tout son courage pour le besoin, et ne s'expose jamais mal-à-propos. Le fanfaron est celui qui se vante sans cesse de plus qu'il ne peut faire, et qui, après avoir bravé et insulté tout le monde, se laisse battre à la première rencontre. Je demande lequel de ces deux portraits ressemble le mieux à un philosophe aux prises avec ses passions.

On me reproche d'avoir affecté de prendre chez les anciens mes exemples de vertu. Il y a bien de l'apparence que j'en aurois trouvé encore davantage si j'avois pu remonter plus haut. J'ai cité aussi un peuple moderne, et ce n'est pas ma faute si je n'en ai trouvé qu'un. On me reproche encore, dans une maxime générale, des parallèles odieux, où il entre, dit-on, moins de zèle et d'équité que d'envie contre mes compatriotes et d'humeur contre mes contemporains. Cependant personne peut-être n'aime autant que moi son pays et ses compatriotes. Au surplus, je n'ai qu'un mot à répondre. J'ai dit mes raisons, et ce sont elles qu'il faut peser : quant à mes intentions, il en faut laisser le jugement à celui auquel il appartient.

Je ne dois point passer ici sous silence une objection considérable qui m'a déjà été faite par un philosophe 1. N'est-ce point, me dit-on ici, au climat, au tempérament, au manque 1 Préface de l'Encyclopédie.

d'occasion, au défaut d'objet, à l'économie du gouvernement, aux coutumes, aux lois, à toute autre cause qu'aux sciences, qu'on doit attribuer cette différence qu'on remarque quelquefois dans les mœurs en différents pays et en différents temps?

Cette question renferme de grandes vues, et demanderoit des éclaircissements trop étendus pour convenir à cet écrit. D'ailleurs il s'agiroit d'examiner les relations très cachées, mais très réelles, qui se trouvent entre la nature du gouvernement et le génie, les mœurs et les connaissances des citoyens; et ceci me jetteroit dans des discussions délicates, qui me pourroient mener trop loin. De plus, il me seroit bien difficile de parler de gouvernement sans donner trop beau jeu à mon adversaire ; et tout bien pesé, ce sont des recherches bonnes à faire à Genève, et dans d'autres circonstances.

Je passe à une accusation bien plus grave que l'objection précédente. Je la transcrirai dans ses propres termes; car il est important de la mettre fidèlement sous les yeux du lecteur.

Plus le chrétien examine l'authenticité de ses titres, plus il se rassure dans la possession de sa croyance; plus il étudie la révélation, plus il se fortifie dans la foi. C'est dans les divines Écritures qu'il en découvre l'origine et l'excellence; c'est dans les doctes écrits des pères de l'Église qu'il en suit de siècle en siècle le développement; c'est dans les livres de morale et les annales saintes qu'il en voit les exemples et qu'il s'en fait l'application.

Quoi! l'ignorance enlèvera à la religion et à la vertu des lumières si pures, des appuis si puissants! et ce sera à elles qu'un docteur de Genève enseignera hautement qu'on doit l'irrégularité des mœurs! On s'étonneroit davantage d'entendre un si étrange paradoxe, si on ne savoit que la singularité d'un système, quelque dangereux qu'il soit, n'est qu'une raison de plus pour qui n'a pour règle que l'esprit particulier.

J'ose le demander à l'auteur: comment a-t-il pu jamais don

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