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DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

AU ROI DE POLOGNE
Duc de Lorraine,

Sur la REFUTATION faite par ce prince de son Discours.

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Je devrois plutôt un remerciment qu'une réplique à l'auteur anonyme 1 qui vient d'honorer mon Discours d'une réponse : .mais ce que je dois à la reconnoissance ne me fera point oublier ce que je dois à la vérité; et je n'oublierai pas non plus que, toutes les fois qu'il est question de raison, les hommes rentrent dans le droit de la nature, et reprennent leur première égalité.

Le discours auquel j'ai à répliquer est plein de choses très vraies et très bien prouvées, auxquelles je ne dois aucune réponse car, quoique j'y sois qualifié de docteur, je serois bien fâché d'être au nombre de ceux qui savent répondre à tout.

Ma défense n'en sera pas moins facile : elle se bornera à comparer avec mon sentiment les vérités qu'on m'objecte; car si je prouve qu'elles ne l'attaquent point, ce sera, je crois, l'avoir assez bien défendu.

Je puis réduire à deux points principaux toutes les propositions établies par mon adversaire: l'un renferme l'éloge des sciences, l'autre traite de leur abus. Je les examinerai séparément.

Il semble, au ton de la réponse, qu'on seroit bien aise que j'eusse dit des sciences beaucoup plus de mal que je n'en ai dit en effet. On y suppose que leur éloge, qui se trouve à la tête de

1 L'ouvrage du roi de Pologne étant d'abord anonyme, et non avoué par l'auteur, m'obligeoit à lui laisser l'incognito qu'il avoit pris; mais ce prince, ayant depuis reconnu publiquement ce même ouvrage, m'a dispensé de taire plus longtemps l'honneur qu'il m'a fait.

mon Discours, a dû me coûter beaucoup : c'est, selon l'auteur, un aveu arraché à la vérité, et que je n'ai pas tardé à rétracter.

Si cet aveu est un éloge arraché par la vérité, il faut donc croire que je pensois des sciences le bien que j'en ai dit : le bien que l'auteur en dit lui-même n'est donc point contraire à mon sentiment. Cet aveu, dit-on, est arraché par force: tant mieux pour ma cause; car cela montre que la vérité est chez moi plus forte que le penchant. Mais sur quoi peut-on juger que cet éloge est forcé? Seroit-ce pour être mal fait ? Ce seroit intenter un procès bien terrible à la sincérité des auteurs, que d'en juger sur ce nouveau principe. Seroit-ce pour être trop court? Il me semble que j'aurois pu facilement dire moins de choses en plus de pages. C'est, dit-on, que je me suis rétracté. J'ignore en quel endroit j'ai fait cette faute; et tout ce que je puis répondre, c'est que ce n'a pas été mon intention.

La science est très bonne en soi cela est évident ; et il faudroit avoir renoncé au bon sens pour dire le contraire. L'auteur de toutes choses est la source de la vérité; tout connoître est un de ses divins attributs : c'est donc participer en quelque sorte à la suprême intelligence, que d'acquérir des connoissances et d'étendre ses lumières. En ce sens j'ai loué le savoir, et c'est en ce sens que je loue mon adversaire. Il s'étend encore sur les divers genres d'utilité que l'homme peut retirer des arts et des sciences; et j'en aurois volontiers dit autant si cela eût été de mon sujet. Ainsi nous sommes parfaitement d'accord en ce point.

Mais comment se peut-il faire que les sciences, dont la source est si pure et la fin si louable, engendrent tant d'impiétés, tant d'hérésies, tant d'erreurs, tant de systèmes absurdes, tant de contrariétés, tant d'inepties, tant de satires amères, tant de misérables romans, tant de vers licencieux, tant de livres obscènes; et, dans ceux qui les cultivent, tant d'orgueil, tant d'avarice, tant de malignité, tant de cabales, tant de jalousies, tant de mensonges, tant de noirceurs, tant de calomnies, tant de lâches et honteuses flatteries? Je disois que c'est parce que la science, toute belle, toute sublime qu'elle est, n'est point faite

pour l'homme; qu'il a l'esprit trop borné pour y faire de grands progrès, et trop de passion dans le cœur pour n'en pas faire un mauvais usage; que c'est assez pour lui de bien étudier ses devoirs, et que chacun a reçu toutes les lumières dont il a besoin pour cette étude. Mon adversaire avoue, de son côté, que les sciences deviennent nuisibles quand on en abuse, et que plusieurs en abusent en effet. En cela nous ne disons pas des choses fort différentes : j'ajoute, il est vrai, qu'on en abuse beaucoup, et qu'on en abuse toujours; et il ne me semble pas que dans la réponse on ait soutenu le contraire.

Je peux donc assurer que nos principes, et, par conséquent, toutes les propositions qu'on peut en déduire, n'ont rien d'opposé; et c'est ce que j'avois à prouver cependant, quand nous venons à conclure, nos deux conclusions se trouvent contraires. La mienne étoit que, puisque les sciences font plus de mal aux mœurs que de bien à la société, il eût été à désirer que les hommes s'y fussent livrés avec moins d'ardeur : celle de mon adversaire est que, quoique les sciences fassent beaucoup de mal, il ne faut pas laisser de les cultiver, à cause du bien qu'elles font. Je m'en rapporte, non au public, mais au petit nombre des vrais philosophes, sur celle qu'il faut préférer de ces deux conclusions.

Il me reste de légères observations à faire sur quelques endroits de cette réponse, qui m'ont paru manquer un peu de la justesse que j'admire volontiers dans les autres, et qui ont pu contribuer par là à l'erreur de la conséquence que l'auteur en tire.

L'ouvrage commence par quelques personnalités que je ne relèverai qu'autant qu'elles feront à la question. L'auteur m'honore de plusieurs éloges; et c'est assurément m'ouvrir une belle carrière. Mais il y a trop peu de proportion entre ces choses : un silence respectueux sur les objets de notre admiration est souvent plus convenable que des louanges indiscrètes 1.

1 Tous les princes, bons et mauvais, seront toujours bassement et indifféremment loués, tant qu'il y aura des courtisans et des gens de lettres. Quant aux

DISCOURS..

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Mon discours, dit-on, a de quoi surprendre 1. Il me semble que ceci demanderoit quelque éclaircissement. On est encore surpris de le voir couronné : ce n'est pourtant pas un prodige de voir couronner de médiocres écrits. Dans tout autre sens cette surprise seroit aussi honorable à l'académie de Dijon qu'injurieuse à l'intégrité des académies en général; et il est aisé de sentir combien j'en ferois le profit de ma cause.

On me taxe, par des phrases fort agréablement arrangées, de contradiction entre ma conduite et ma doctrine : on me reproche d'avoir cultivé moi-même les études que je condamne 2. Puisque la science et la vertu sont incompatibles, comme on prétend que je m'efforce de le prouver, on me demande d'un ton assez pressant comment j'ose employer l'une en me déclarant pour l'autre.

princes qui sont de grands hommes, il leur faut des éloges plus modérés et mieux choisis. La flatterie offense leur vertu, et la louange même peut faire tort à leur gloire. Je sais bien du moins que Trajan seroit beaucoup plus grand à mes yeux, si Pline n'eût jamais écrit. Si Alexandre eût été en effet ce qu'il affectoit de paroître, il n'eût point songé à son portrait ni à sa statue; mais pour son panégyrique n'eût permis qu'à un Lacédémonien de le faire, au risque de n'en point avoir. Le seul éloge digne d'un roi est celui qui se fait entendre, non par la bouche mercenaire d'un orateur, mais par la voix d'un peuple libre. Pour que je prisse plaisir à vos louanges, disoit l'empereur Julien à des courtisans qui vantoient sa justice, il faudroit que vous osassiez dire le contraire s'il étoit vrai *.

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1 C'est de la question même qu'on pourroit être surpris: grande et belle question, s'il en fut jamais, et qui pourra bien n'être pas sitôt renouvelée. L'Académie françoise vient de proposer, pour le prix d'éloquence de l'année 1752, un sujet fort semblable à celui-là. Il s'agit de soutenir que l'amour des lettres inspire l'amour de la vertu. L'Académie n'a pas jugé à propos de laisser un tel sujet en problème, et cette sage compagnie a doublé dans cette occasion le temps qu'elle accordoit ci-devant aux auteurs, même pour les sujets les plus difficiles.

2 Je ne saurois me justifier, comme bien d'autres, sur ce que notre éducation ne dépend point de nous, et qu'on ne nous consulte pas pour nous empoisonner. C'est de très bon gré que je me suis jeté dans l'étude ; et c'est de meilleur cœur encore que je l'ai abandonnée, en m'apercevant du trouble qu'elle jetoit dans mon ame sans aucun profit pour ma raison. Je ne veux plus d'un métier trompeur, où l'on croit beaucoup faire pour la sagesse, en faisant tout pour la vanité.

*Ce trait est rapporté par Montaigue, liv. 1, chap. XLII.

Il y a beaucoup d'adresse à m'impliquer ainsi moi-même dans la question : cette personnalité ne peut manquer de jeter de l'embarras dans ma réponse, ou plutôt dans mes réponses; car malheureusement j'en ai plus d'une à faire. Tâchons du moins que la justesse y supplée à l'agrément.

1° Que la culture des sciences corrompe les mœurs d'une nation, c'est ce que j'ai osé soutenir, c'est ce que j'ose croire avoir prouvé. Mais comment aurois-je pu dire que dans chaque homme en particulier la science et la vertu sont incompatibles, moi qui ai exhorté les princes à appeler les vrais savants à leur cour et à leur donner leur confiance, afin qu'on voie une fois ce que peuvent la science et la vertu réunies pour le bonheur du genre humain? Ces vrais savants sont en petit nombre, je l'avoue; car, pour bien user de la science, il faut réunir de grands talents et de grandes vertus or c'est ce qu'on peut à peine espérer de quelques âmes privilégiées, mais qu'on ne doit point attendre de tout un peuple. On ne saurait donc conclure de mes principes qu'un homme ne puisse être savant et vertueux tout à-la-fois.

2o On pourrait encore moins me presser personnellement par ette prétendue contradiction, quand même elle existeroit réellement. J'adore la vertu : mon cœur me rend ce témoignage; il me dit trop aussi combien il y a loin de cet amour à la pratique qui fait l'homme vertueux. D'ailleurs je suis fort éloigné d'avoir de la science, et plus encore d'en affecter. J'aurois cru que l'aveu ingénu que j'ai fait au commencement de mon Discours me garantiroit de cette imputation : je craignois bien plutôt qu'on ne m'accusât de juger des choses que je ne connoissois pas. On sent assez combien il m'étoit impossible d'éviter à-la-fois ces deux reproches. Que sais-je même si l'on n'en viendrait point à les réunir, si je ne me hâtois de passer condamnation sur celui-ci, quelque peu mérité qu'il puisse être ?

3o Je pourrois rapporter à ce sujet ce que disoient les pères de l'église, des sciences mondaines, qu'ils méprisoient, et dont pourtant ils se servoient pour combattre les philosophes païens : je pourrois citer la comparaison qu'ils en faisoient avec les vases

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