Page images
PDF
EPUB

intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois que vous conviendrez que ce n'est pas la peine de m'expliquer une seconde fois pour n'être pas mieux entendu que la première.

5o Si je voulois répondre à la première partie de la réfutation, ce seroit le moyen de ne jamais finir. M. Gautier juge à propos de me prescrire les auteurs que je puis citer, et ceux qu'il faut que je rejette. Son choix est tout-à-fait naturel; il récuse l'autorité de ceux qui déposent pour moi, et veut que je m'en rapporte à ceux qu'il croit m'être contraires. En vain voudrois-je lui faire entendre qu'un seul témoignage en ma faveur est décisif, tandis que cent témoignages ne prouvent rien contre mon sentiment, parce que les témoins sont parties dans le procès ; en vain le prierois-je de distinguer dans les exemples qu'il allègue ; en vain lui représenterois-je qu'être barbare ou criminel sont deux choses tout-à-fait différentes, et que les peuples véritablement corrompus sont moins ceux qui ont de mauvaises lois que ceux qui méprisent les lois. Sa réplique est aisée à prévoir. Le moyen qu'on puisse ajouter foi à des écrivains scandaleux, qui osent louer des barbares qui ne savent ni lire ni écrire! Le 、 moyen qu'on puisse jamais supposer de la pudeur à des gens qui vont tout nus, et de la vertu à ceux qui mangent de la chair crue! Il faudra donc disputer. Voilà donc Hérodote, Strabon, Pomponius-Méla aux prises avec Xénophon, Justin, QuinteCurce, Tacite; nous voilà dans les recherches des critiques, dans les antiquités, dans l'érudition. Les brochures se transforment en volumes, les livres se multiplient, et la question s'oublie. C'est le sort des disputes de littérature, qu'après des infolios d'éclaircissements on finit toujours par ne savoir plus où l'on en est; ce n'est pas la peine de commencer,

Si je voulois répondre à la seconde partie, cela seroit bientôt fait; mais je n'apprendrois rien à personne. M. Gautier se contente, pour me réfuter, de dire oui partout où j'ai dit non, et non partout où j'ai dit oui; je n'ai donc qu'à dire encore non partout où j'avois dit non, oui partout où j'avois dit oui, et supprimer les preuves, j'aurai très exactement répondu. En suivant

la méthode de M. Gautier, je ne puis donc répondre aux deux parties de la réfutation sans en dire trop et trop peu: or, je voudrois bien ne faire ni l'un ni l'autre.

6o Je pourrois suivre une autre méthode, et examiner séparément les raisonnements de M. Gautier, et le style de la réfutation.

Si j'examinois ses raisonnements, il me seroit aisé de montrer qu'ils portent tous à faux, que l'auteur n'a point saisi l'état de la question, et qu'il ne m'a point entendu.

Par exemple, M. Gautier prend la peine de m'apprendre qu'il y a des peuples vicieux qui ne sont pas savants; et je m'étois déjà bien douté que les Calmoucks, les Bédouins, les Cafres, n'étoient pas des prodiges de vertu ni d'érudition. Si M. Gautier avoit donné les mêmes soins à me montrer quelque peuple savant qui ne fût pas vicieux, il m'auroit surpris davantage. Partout il me fait raisonner comme si j'avois dit que la science est la seule source de corruption parmi les hommes; s'il a cru cela de bonne foi, j'admire la bonté qu'il a de me répondre.

Il dit que le commerce du monde suffit pour acquérir cette politesse dont se pique un galant homme; d'où il conclut qu'on n'est pas fondé à en faire honneur aux sciences. Mais à quoi donc nous permettra-t-il d'en faire honneur? Depuis que les hommes vivent en société, il y a eu des peuples polis, et d'autres qui ne l'étoient pas. M. Gautier a oublié de nous rendre raison de cette différence.

M. Gautier est partout en admiration de la pureté de nos mœurs actuelles. Cette bonne opinion qu'il en a fait assurément beaucoup d'honneur aux siennes; mais elle n'annonce pas une grande expérience. On diroit, au ton dont il en parle, qu'il a étudié les hommes comme les péripatéticiens étudioient la physique, sans sortir de son cabinet. Quant à moi, j'ai fermé mes livres; et après avoir écouté parler les hommes, je les ai regardés agir. Ce n'est pas une merveille qu'ayant suivi des méthodes si différentes, nous nous rencontrions si peu dans nos jugements. Je vois qu'on ne sauroit employer un langage plus honnête que

celui de notre siècle; et voilà ce qui frappe M. Gautier : mais je vois aussi qu'on ne saurait avoir des mœurs plus corrompues, et voilà ce qui me scandalise. Pensons-nous donc être devenus gens de bien, parce qu'à force de donner des noms décents à nos vices, nous avons appris à ne plus rougir?

Il dit encore que, quand même on pourroit prouver par des faits que la dissolution des mœurs a toujours régné avec les sciences, il ne s'ensuivroit pas que le sort de la probité dépendit de leur progrès. Après avoir employé la première partie de mon Discours à prouver que ces choses avoient toujours marché ensemble, j'ai destiné la seconde à montrer qu'en effet l'une tenoit à l'autre. A qui donc puis-je imaginer que M. Gautier veut répondre ici ?

Il me paroît surtout très scandalisé de la manière dont j'ai parlé de l'éducation des colléges. Il m'apprend qu'on y enseigne aux jeunes gens je ne sais combien de belles choses qui peuvent être d'une bonne ressource pour leur amusement quand ils seront grands, mais dont j'avoue que je ne vois point le rapport avec les devoirs des citoyens, dont il faut commencer par les instruire. «Nous nous enquérons volontiers: Sçait-il du grec ou <«< du latin? escrit-il en vers ou en prose? Mais s'il est devenu << meilleur ou plus advise, c'estoit le principal; et c'est ce qui << demeure derrière. Criez d'un passant à nostre peuple : 0 le « sçavant homme! et d'un aultre: O le bon homme! il ne << fauldra pas de tourner ses yeulx et son respect vers le pre<< mier. Il y fauldroit un tiers crieur : () les lourdes testes1!»

J'ai dit que la nature a voulu nous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant, et que la peine que nous trouvons à nous instruire n'est pas le moindre de ses bienfaits. M. Gautier aimeroit autant que j'eusse dit: Peuples, sachez donc une fois que la nature ne veut pas que vous vous nourrissiez des productions de la terre; la peine qu'elle a attachée à sa culture est un avertissement pour

1 Montaigne, liv. 1, chap. XXIV.

vous de la laisser en friche. M. Gautier n'a pas songé qu'avec un peu de travail on est sûr de faire du pain, mais qu'avec beaucoup d'étude il est très douteux qu'on parvienne à faire un homme raisonnable. Il n'a pas songé encore que ceci n'est précisément qu'une observation de plus en ma faveur; car pourquoi la nature nous a-t-elle imposé des travaux nécessaires, si ce n'est pour nous détourner des occupations oiseuses? Mais, au mépris qu'il montre pour l'agriculture, on voit aisément que, s'il ne tenoit qu'à lui, tous les laboureurs déserteroient bientôt les campagnes pour aller argumenter dans les écoles; occupation, selon M. Gautier, et je crois, selon bien des professeurs, fort importante pour le bonheur de l'état.

En raisonnant sur un passage de Platon, j'avois présumé que peut-être les anciens Égyptiens ne faisoient-ils pas des sciences tout le cas qu'on auroit pu croire. L'auteur de la réfutation me demande comment on peut faire accorder cette opinion avec l'inscription qu'Osymandias avait mise à sa bibliothèque. Cette difficulté eut pu être bonne du vivant de ce prince. A présent qu'il est mort, je demande à mon tour où est la nécessité de faire accorder le sentiment du roi Osymandias avec celui des sages d'Égypte. S'il eût compté et surtout pesé les voix, qui me répondra que le mot de poisons n'eût pas été substitué à celui de remèdes ? Mais passons cette fastueuse inscription Ces remèdes sont excellents, j'en conviens, et je l'ai déjà répété bien des fois; mais est-ce une raison pour les administrer inconsidérément, et sans égard aux tempéraments des malades ? Tel aliment est très bon en soi, qui, dans un estomac infirme, ne produit qu'indigestions et mauvaises humeurs. Que diroit-on d'un médecin qui, après avoir fait l'éloge de quelques viandes succulentes, concluroit que tous les malades s'en doivent rassasier?

J'ai fait voir que les sciences et les arts énervent le courage. M. Gautier appelle cela une façon singulière de raisonner, et il ne voit point la liaison qui se trouve entre le courage et la vertu. Ce n'est pourtant pas, ce me semble, une chose si difficile à comprendre. Celui qui s'est une fois accoutumé à préférer sa vie

à son devoir, ne tardera guère à lui préférer encore les choses qui rendent la vie facile et agréable.

J'ai dit que la science convient à quelques grands génies, mais qu'elle est toujours nuisible aux peuples qui la cultivent. M. Gautier dit que Socrate et Caton, qui blåmoient les sciences, étoient pourtant eux-mêmes de fort savants hommes, et il appelle cela m'avoir réfuté.

J'ai dit que Socrate étoit le plus savant des Athéniens, et c'est de là que je tire l'autorité de son témoignage : tout cela n'empêche point M. Gautier de m'apprendre que Socrate étoit

savant.

Il me blâme d'avoir avancé que Caton méprisoit les philosophes grecs; et il se fonde sur ce que Carnéade se faisoit un jeu d'établir et de renverser les mêmes propositions, ce qui prévint mal à propos Caton contre la littérature des Grecs. M. Gautier devroit bien nous dire quel étoit le pays et le métier de ce Carnéade.

Sans doute que Carnéade est le seul philosophe ou le seul savant qui se soit piqué de soutenir le pour et le contre autrement tout ce que dit ici M. Gautier ne signifieroit rien du tout. Je m'en rapporte sur ce point à son érudition.

Si la réfutation n'est pas abondante en bons raisonnements, en revanche elle l'est fort en belles déclamations. L'auteur substitue partout les ornements de l'art à la solidité des preuves qu'il promettoit en commençant; et c'est en prodiguant la pompe oratoire dans une réfutation qu'il me reproche à moi de l'avoir employée dans un discours académique.

A quoi tendent donc, dit M. Gautier, les éloquentes déclamations de M. Rousseau? A abolir, s'il étoit possible, les vaines déclamations des colléges. Qui ne seroit pas indigné de l'entendre assurer que nous avons les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune? J'avoue qu'il y a un peu de flatterie à dire que nous en avons les apparences; mais M. Gautier auroit dù mieux que personne me pardonner cellelà. Eh! pourquoi n'a-t-on plus de vertu? c'est qu'on cultive

« PreviousContinue »