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la douceur, et tous les charmes d'une société facile; où le pauvre trouve encore des amis, la vertu des exemples qui l'animent, et la raison des guides qui l'éclairent! C'est sur ce grand théâtre de la fortune, du vice, et quelquefois des vertus, qu'on peut observer avec fruit le spectacle de la vie : mais c'est dans son pays que chacun devroit en paix achever la sienne.

Il me semble, monsieur, que vous me censurez bien gravement sur une réflexion qui me paroît très juste, et qui, juste ou non, n'a point dans mon écrit le sens qu'il vous plaît de lui donner par l'addition d'une seule lettre. Si la nature nous a destinés à étre saints', me faites-vous dire, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé. Je vous avoue que si j'avois ainsi confondu la santé avec la sainteté, et que la proposition fût vraie, je me croirois très propre à devenir un grand saint moi-même dans l'autre monde, ou du moins à me porter toujours bien dans celui-ci.

Je finis, monsieur, en répondant à vos trois dernières questions. Je n'abuserai pas du temps que vous me donnez pour y réfléchir ; c'est un soin que j'avois pris d'avance.

Un homme, ou tout autre étre sensible, qui n'auroit jamais connu la douleur, auroit-il de la pitié, seroit-il ému à la vue d'un enfant qu'on égorgeroit? Je réponds que non.

Pourquoi la populace, à qui M. Rousseau accorde une si grande dose de pitié, se repait-elle avec tant d'avidité du spectacle d'un malheureux expirant sur la roue? Par la même raison que vous allez pleurer au théâtre, et voir Séide égorger son père, ou Thyeste boire le sang de son fils. La pitié est un sentiment si délicieux, qu'il n'est pas étonnant qu'on cherche à l'éprouver. D'ailleurs chacun a une curiosité secrète d'étu

Dans le volume du Mercure où la lettre de Charles Bonnet fut d'abord imprimée, qui donna lieu à la réponse de Rousseau, on avoit effectivement mis saints au lieu de sains; mais c'étoit une faute d'impression, les éditeurs de Genève l'attestent, et il y a à s'étonner que Rousseau ne l'ait pas au moins soupçonné.

dier les mouvements de la nature aux approches de ce moment redoutable que nul ne peut éviter. Ajoutez à cela le plaisir d'être pendant deux mois l'orateur du quartier, et de raconter pathétiquement aux voisins la belle mort du dernier roué.

L'affection que les femelles des animaux témoignent pour leurs petits a-t-elle ces petits pour objet, ou la mère? D'abord la mère pour son besoin, puis les petits par habitude. Je l'avois dit dans le Discours. Si par hasard c'étoit celle-ci, le bien-être des petits n'en seroit que plus assuré. Je le croirois ainsi. Cependant cette maxime demande moins à être étendue que resserrée; car, dès que les poussins sont écłos, on ne voit pas que la poule ait aucun besoin d'eux, et sa tendresse maternelle ne le cède pourtant à nulle autre.

Voilà, monsieur, mes réponses. Remarquez au reste que, dans cette affaire comme dans celle du premier Discours, je suis toujours le monstre qui soutient que l'homme est naturellement bon, et que mes adversaires sont toujours les honnêtes gens qui, à l'édification publique, s'efforcent de prouver que la nature n’a fait que des scélérats.

Je suis, autant qu'on peut l'être de quelqu'un qu'on ne connoît point, monsieur, etc.

J. J. ROUSSEAU

CITOYEN DE GENÈVE

A M. D'ALEMBERT

DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE,

DE L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES DE PARIS, DE CELLE DE PRUSSE, DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DE LONDRES,

DE L'ACADÉMIE ROYALE DES BELLES-LETTRES DE SUÈDE ET DE L'INSTITUT DE POLOGNE.

SUR SON ARTICLE

Genève,

DANS LE SEPTIÈME VOLUME De l'encyclopédie,

ET PARTICULIÈREMENT

SUR LE PROJET D'ÉTABLIR

UN THEATRE DE COMÉDIE EN CETTE VILLE.

Di meliora piis, erroremque hostibus illum.
VIRG., Georg. III, v. 513.

PRÉFACE.

J'AI tort si j'ai pris en cette occasion la plume sans nécessité. Il ne peut m'être ni avantageux ni agréable de m'attaquer à M. d'Alembert. Je considère sa personne; j'admire ses talents; j'aime ses ouvrages; je suis sensible au bien qu'il à dit de mon pays : honoré moi-même de ses éloges, un juste retour d'honnêteté m'oblige à toutes sortes d'égards envers lui; mais les égards ne l'emportent sur les devoirs que pour ceux dont toute la morale consiste en apparences. Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de l'homme. Humanité, patrie, voilà ses premières affections. Toutes les fois que des ménagements particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable. Puis-je l'être en faisant ce que j'ai dû? Pour me répondre il faut avoir une patrie à servir, et plus d'amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire aux hommes.

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Comme tout le monde n'a pas sous les yeux l'Encyclopédie, Je vais transcrire ici de l'article Genève le passage qui m'a mis la plume à la main. Il auroit dû l'en faire tomber, si j'aspirois à l'honneur de bien écrire; mais j'ose en rechercher un autre, dans lequel je ne crains la concurrence de personne. En lisant ce passage isolé, plus d'un lecteur sera surpris du zèle qui l'a pu dicter : en le lisant dans son article, on trouvera que la comédie, qui n'est pas à Genève, et qui pourroit y être, tient la huitième partie de la place qu'occupent les choses qui y sont.

"

« On ne souffre point de comédie à Genève : ce n'est pas

qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes; mais on

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