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une défiance et une haine mutuelle par l'opposition de leurs droits et de leurs intérêts, et fortifier par conséquent le pouvoir qui les contient tous.

C'est du sein de ce désordre et de ces révolutions que le despotisme, élevant par degrés sa tête hideuse, et dévorant tout ce qu'il auroit aperçu de bon et de sain dans toutes les parties de l'état, parviendroit enfin à fouler aux pieds les lois et le peuple, et à s'établir sur les ruines de la république. Les temps qui précéderoient ce dernier changement seroient des temps de troubles et de calamités; mais à la fin tout seroit englouti par le monstre, et les peuples n'auroient plus de chefs ni de lois, mais seulement des tyrans. Dès cet instant aussi il cesseroit d'être: question de mœurs et de vertu : car partout où règne le despotisme, cui ex honesto nulla est spes, il ne souffre aucun autre maître; sitôt qu'il parle, il n'y a ni probité ni devoir à consulter, et la plus aveugle obéissance est la seule vertu qui reste aux esclaves.

C'est ici le dernier terme de l'inégalité, et le point extrême qui ferme le cercle et touche au point d'où nous sommes partis : c'est ici que tous les particuliers redeviennent égaux, parce qu'ils ne sont rien, et que les sujets n'ayant plus d'autre loi que la volonté du maître, ni le maître d'autre règle que ses passions, les notions du bien et les principes de la justice s'évanouissent derechef: c'est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l'un étoit l'état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d'un excès de corruption. Il y a si peu de différence d'ailleurs entre ces deux états, et le contrat de gouvernement est tellement dissous par le despotisme, que le despote n'est le maître qu'aussi longtemps qu'il est le plus fort; et que sitôt qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la violence. L'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposoit la veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le maintenoit, la seule force le renverse; toutes cho

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ses se passent ainsi selon l'ordre naturel; et, quelque puisse être l'événement de ces courtes et fréquentes révolutions, nul ne peut se plaindre de l'injustice d'autrui, mais seulement de sa propre imprudence ou de son malheur.

En découvrant et suivant ainsi les routes oubliées et perdues qui de l'état naturel ont dû mener l'homme à l'état civil; en rétablissant, avec les positions intermédiaires que je viens de marquer, celles que le temps qui me presse m'a fait supprimer, ou que l'imagination ne m'a point suggérées, tout lecteur attentif ne pourra qu'être frappé de l'espace immense qui sépare ces deux états. C'est dans cette lente succession des choses qu'il verra la solution d'une infinité de problèmes de morale et de politique que les philosophes ne peuvent résoudre. Il sentira que le genre humain d'un âge n'étant pas le genre humain d'un autre âge, la raison pourquoi Diogène ne trouvoit point d'homme, c'est qu'il cherchoit parmi ses contemporains l'homme d'un temps qui n'étoit plus. Caton, dira-t-il, périt avec Rome et la liberté, parcequ'il fut déplacé dans son siècle; et le plus grand des hommes ne fit qu'étonner le monde qu'il eût gouverné cinq cents ans plus tôt. En un mot, il expliquera comment l'ame et les passions humaines, s'altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de nature; pourquoi nos besoins et nos plaisirs changent d'objets à la longue; pourquoi l'homme originel s'évanouissant par degrés, la société n'offre plus aux yeux du sage qu'un assemblage d'hommes artificiels et de passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles relations, et n'ont aucun vrai fondement dans la nature. Ce que la réflexion nous apprend là-dessus, l'observation le confirme parfaitement : l'homme sauvage et l'homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l'un réduiroit l'autre au désespoir. Le premier ne respire que pos et la liberté; il ne veut que vivre et rester oisif, et l'ataraxie même du stoïcien n'approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen, toujours actif, sue, s'agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupa

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tions encore plus laborieuses; il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir l'immortalité il fait sa cour aux grands qu'il hait, et aux riches qu'il méprise; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection; et, fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager. Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés d'un ministre européen! Combien de morts cruelles ne préféreroit pas cet indolent sauvage à l'horreur d'une pareille vie, qui souvent n'est pas même adoucie par le plaisir de bien faire! Mais, pour voir le but de tant de soins, il faudroit que ces mots, puissance et réputation, eussent un sens dans son esprit; qu'il apprît qu'il y a une sorte d'hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l'univers, qui savent être heureux et contents d'eux-mêmes sur le témoignage d'autrui plutôt que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences: le sauvage vit en lui-même : l'homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est pour ainsi dire de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. Il n'est pas de mon sujet de montrer comment d'une telle disposition naît tant d'indifférence pour le bien et le mal, avec de si beaux discours de morale; comment, tout se réduisant aux apparences, tout devient factice et joué, honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu'aux vices mêmes, dont on trouve enfin le secret de se glorifier; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes, et n'osant jamais nous interroger là-dessus nous-mêmes, au milieu de tant de philosophie, d'humanité, de politesse et de maximes sublimes, nous n'avons qu'un extérieur trompeur et frivole, de l'honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir sans bonheur. Il me suffit d'avoir prouvé que ce n'est point là l'état originel de l'homme, et que c'est le seul esprit de la société et l'inégalité qu'elle engendre, qui changent et altèrent ainsi toutes nos inclinations naturelles.

J'ai tâché d'exposer l'origine et le progrès de l'inégalité, l'établissement et l'abus des sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la nature de l'homme par les seules lumières de la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l'autorité souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain, et devient enfin stable et légitimé par l'établissement de la propriété et des lois. Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes les fois qu'elle ne concourt pas en même proportion avec l'inégalité physique; distinction qui détermine suffisamment ce qu'on doit penser à cet égard de la sorte d'inégalité qui règne parmi tous les peuples policés, puisqu'il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécille conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire'.

'La question mise au concours par l'Académie de Dijon, et qui a donné lieu à ce Discours, étoit posée ainsi : Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ?

Au reste, il y a à s'étonner que Rousseau, qui, dans son Émile, et même dans les notes qui sont jointes à ce Discours, s'appuie souvent du témoignage de Buffon, et qui le cite toujours avec un haut degré d'estime, n'ait pas, soit dans ses notes, soit dans le cours de son Discours, rappelé le passage suivant, qui offre comme la substance de ce discours même. L'homme sauvage est de tous

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« les animaux le plus singulier, le moins connu et le plus difficile à décrire : mais nous distinguons si peu ce que la nature seule nous a donné, de ce que « l'éducation, l'imitation, l'art et l'exemple nous ont communiqué, ou nous les confondons si bien, qu'il ne seroit pas étonnant que nous nous méconnussions

* totalement au portrait d'un sauvage, s'il nous étoit présenté avec les vraies couleurs et les seuls traits naturels qui doivent en faire le caractère. ›

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« Un sauvage absolument sauvage... seroit un spectacle curieux pour un philosophe; il pourroit, en observant son sauvage, évaluer au juste la force des

« appétits de la nature; il y verroit l'ame à découvert, il en distingueroit tous « les mouvements naturels, et peut-être y reconnoîtroit-il plus de douceur, de « tranquillité et de calme que dans la sienne; peut-être verroit-il clairement que la vertu appartient à l'homme sauvage plus qu'à l'homme civilisé, et que le vice n'a pris naissance que dans la société. » HISTOIRE NATURELLE. Varietés dans l'espèce humaine. (Tome 111, p. 492, édition in-4°, 1749.)

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DISCOURS.

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NOTES.

DÉDICACE, PAGE 142.

" HÉRODOTE raconte qu'après le meurtre du faux Smerdis, les sept libérateurs de la Perse s'étant assemblés pour délibérer sur la forme du gouvernement qu'ils donneroient à l'état, Otanės opina fortement pour la république, avis d'autant plus extraordinaire dans la bouche d'un satrape, qu'outre la prétention qu'il pouvoit avoir à l'empire, les grands craignent plus que la mort une sorte de gouvernement qui les force à respecter les hommes. Otanès, comme on peut bien croire, ne fut point écouté; et voyant qu'on alloit procéder à l'élection d'un monarque, lui, qui ne vouloit ni obéir ni commander, céda volontairement aux autres concurrents son droit à la couronne, demandant pour tout dédommagement d'être libre et indépendant, lui et sa postérité; ce qui lui fut accordé. Quand Hérodote ne nous apprendroit pas la restriction qui fut mise à ce privilége, il faudroit nécessairement la supposer'; autrement Otanès, ne reconnoissant aucune sorte de loi, et n'ayant de compte à rendre à personne, auroit été tout puissant dans l'état et plus puissant que le roi même. Mais il n'y avoit guère d'apparence qu'un homme capable de se contenter, en pareil cas, d'un tel privilége fût capable d'en abuser. En effet, on ne voit pas que ce droit ait jamais causé le moindre trouble dans le royaume, ni par le sage Otanès, ni par aucun de ses descendants.

PRÉFACE, PAGE 151.

Dès mon premier pas je m'appuie avec confiance sur une de ces autorités respectables pour les philosophes, parcequ'elles vien

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Voyez Hérodote, liv. III, c. LXXXIII. Montaigne aussi rapporte ce fait, et fait connoître la restriction dont il s'agit, en disant d'Otanès « qu'il quitta à ses compaignons son droit d'y pouvoir arriver (à l'empire) par élection ou par

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sort, pourveu que lui et les siens vescussent en cet empire hors de toute subjection et maistrise, sauf celle des loix antiques, et y eussent toute liberté qui « ne porteroit préjudice à icelles, impatient de commander comme d'estre com« mandé. » Liv. III, chap. vII.

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