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tions puériles, malheur à lui! il mourra dans l'indigence et dans l'oubli. Que n'est-ce ici un pronostic que je fais, et non une expérience que je rapporte! Carle, Pierre 1, le moment est venu où ce pinceau, destiné à augmenter la majesté de nos temples par des images sublimes et saintes, tombera de vos mains, ου sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-vis. Et toi, rival de Praxitèle et des Phidias; toi, dont les anciens auroient employé le ciseau à leur faire des dieux capables d'excuser à nos yeux leur idolâtrie; inimitable Pigal, ta main se résoudra à ravaler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oisive.

On ne peut réfléchir sur les mœurs, qu'on ne se plaise à se rappeler l'image de la simplicité des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocents et vertueux aimoient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitoient ensemble sous les mêmes cabanes; mais bientôt, devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs, et les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s'y établir eux-mêmes, ou du moins les temples des dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation, et les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit pour ainsi dire soutenus, à l'entrée des palais des grands, sur des colonnes de marbre, et gravés sur des chapiteaux corinthiens.

Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent, et que le luxe s'étend, le vrai courage s'énerve, les vertus militaires s'évanouissent; et c'est encore l'ouvrage des sciences et de tous ces arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, toutes les bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l'un d'entre eux, qu'il falloit laisser aux ennemis des

CARLE VANLO0 et PIERRE, peintres célèbres dans le dernier siècle, le premier mort en 1789, ont principalement travaillé à la décoration des églises.

meubles si propres à les détourner de l'exercice militaire, et à les amuser à des occupations oisives et sédentaires. Charles VIII se vit maître de la Toscane et du royaume de Naples sans avoir presque tiré l'épée; et toute sa cour attribua cette facilité inespérée à ce que les princes et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingénieux et savants, qu'ils ne s'exerçoient à devenir vigoureux et guerriers. En effet, dit l'homme de sens qui rapporte ces deux traits 1, tous les exemples nous apprennent qu'en cette martiale police, et en toutes celles qui lui sont semblables, l'étude des sciences est bien plus propre à amollir et efféminer les courages, qu'à les affermir et les animer.

1

Les Romains ont avoué que la vertu militaire s'étoit éteinte parmi eux à mesure qu'ils avoient commencé à se connoître en tableaux, en gravures, en vases d'orfévrerie, et à cultiver les beaux-arts; et comme si cette contrée fameuse étoit destinée à servir sans cesse d'exemple aux autres peuples, l'élévation des Médicis et le rétablissement des lettres ont fait tomber derechef, et peut être pour toujours, cette réputation guerrière que l'Italie sembloit avoir recouvrée il y a quelques siècles.

Les anciennes républiques de la Grèce, avec cette sagesse qui brilloit dans la plupart de leurs institutions, avoient interdit à leurs citoyens tous ces métiers tranquilles et sédentaires qui, en affaissant et corrompant le corps, énervent sitôt la vigueur de l'ame. De quel œil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers et la mort, des hommes que le moindre besoin accable, et que la moindre peine rebute? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n'ont aucune habitude? Avec quelle ardeur feront-ils des marches forcées sous des officiers qui n'ont pas même la force de voyager à cheval? Qu'on ne m'objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille; mais on ne me dit point comment ils supportent l'excès du travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons et aux in1 MONTAIGNE, liv. 1, chap. XXIV.

tempéries de l'air. Il ne faut qu'un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluités, pour fondre et détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité, qu'il vous est si rare d'entendre. Vous êtes braves, je le sais; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes et à Trasymène; César avec vous eût passé le Rubicon, et asservi son pays: mais ce n'est point avec vous que le premier eût traversé les Alpes, et que l'autre eùt vaincu vos aïeux.

Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, et il est pour les généraux un art supérieur à celui de gagner des batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laisse pas d'être un très mauvais officier dans le soldat même, un peu plus de force et de vigueur seroit peut-être plus nécessaire que tant de bravoure, qui ne le garantit pas de la mort. Et qu'importe à l'état que ses troupes périssent par la fièvre et le froid, ou par le fer de l'ennemi?

Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l'est encore plus aux qualités morales. C'est dès nos premières années qu'une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d'autres qui ne sont en usage nulle part; ils sauront composer des vers qu'à peine ils pourront comprendre; sans savoir démêler l'erreur de la vérité, ils posséderont l'art de les rendre méconnoissables aux autres par des arguments spécieux : mais ces mots de magnanimité, d'équité, de tempérance, d'humanité, de courage, ils ne sauront ce que c'est; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille; et s'ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur 1. J'aimerois au

1 Pensées philosophiques *.

* C'est le titre d'un ouvrage de Diderot, contenant soixante-deux pensées, publié en 1746, et réimprimé depuis sous le titre d'Étrennes aux esprits forts. Ļa

tant, disait un sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en seroit plus dispos. Je sais qu'il faut occuper les enfants, et que l'oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc qu'ils apprennent ? Voilà certes une belle question! Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant hommes, et non ce qu'ils doivent oublier.

1 Telle étoit l'éducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs rois. « C'est, dit Montaigne, chose digne de très grande considération, qu'en cette « excellente police de Lycurgus, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si « soigneuse pourtant de la nourriture des enfants, comme de sa principale « charge, et au giste même des muses, il s'y face si peu mention de la doctrine : « comme si cette généreuse jeunesse, dédaignant tout aultre joug, on luy ayt deu a fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement des maistres de vaillance, « prudence et justice. »

Voyons maintenant comment le même auteur parle des anciens Perses : « Pla«ton, dit-il, raconte que le fils aisné de leur succession royale estait ainsi nourry. Aprez sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des eunuches de << la première auctorité autour des roys à cause de leur vertu. Ceulx-ci prenoient « charge de lui rendre le corps beau et sain, et aprez sept ans, le duisoient à << monter à cheval et aller à la chasse. Quand il estoit arrivé au quatorsiesme, ils « le déposoient entre les mains de quatre : le plus sage, le plus juste, le plus tem« pérant, le plus vaillant de nation. Le premier lui apprenoit la religion; le « second à estre toujours véritable; le tiers à se rendre maistre des cupiditez; le << quart à ne rien craindre. » Tous, ajouterois-je, à le rendre bon, aucun à le rendre savant.

« Astyages, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon: « C'est, dict-il, qu'en nostre eschole un grand garçon ayant un petit saye le donna << à l'un de ses compaignons de plus petite taille, et lui osta son saye qui étoit plus grand. Nostre précepteur m'ayant fait juge de ce différend, je jugeay « qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'un et l'aultre sembloit estre << mieux accommodé en ce poinct. Sur quoy il me remontra que j'avois mal faict; car je m'estois arresté à considérer la bienseance, et il falloit premiere«ment avoir pourvu à la justice, qui vouloit que nul ne feust forcé en ce qui luy appartenoit; et dict qu'il en fut fouetté, tout ainsi que nous sommes en << nos villages pour avoir oublié le premier aoriste de Тúл. Mon régent me

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méro XXV.

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pensée dont Rousseau s'appuie dans cette citation est celle qui porte le nuIl est difficile de croire que, dans le manuscrit du discours envoyé à l'académie, il ait osé citer un ouvrage qu'un arrêt du Parlement avoit condamné au feu peu de temps après sa publication. C'étoit même encore une hardiesse assez grande de le rappeler et de s'en faire un appui dans le discours imprimé. Il est donc bien présumable que cette citation, ainsi que le passage du Discours auquel elle se rapporte, forment une des additions que Rousseau, dans l'avertissement qui précède, déclare avoir faites postérieurement.

Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d'œuvre de l'art exposés à l'admiration publique? les défenseurs de la patrie ? ou ces hommes plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les égarements du cœur et de la raison, tirées soigneusement de l'ancienne mythologie, et présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfants; sans doute afin qu'ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire.

D'où naissent tous ces abus, si ce n'est de l'inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l'avilissement des vertus? Voilà l'effet le plus évident de toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d'un homme s'il a de la probité, mais s'il a des talents; ni d'un livre s'il est utile, mais s'il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu'on me dise cependant si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette académie est comparable au mérite d'en avoir fondé le prix,

Le sage ne court point après la fortune; mais il n'est pas insensible à la gloire ; et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu, qu'un peu d'émulation aurait animée et rendue avantageuse à la société, tombe en langueur, et s'éteint dans la misère et dans l'oubli. Voilà ce qu'à la longue doit produire partout la préférence des talents agréables sur les talents utiles, et ce que l'expérience n'a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences et des arts. Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres nous n'avons plus de citoyens; ou, s'il nous en reste

<< feroit une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu'il me persuadast « que son eschole vault celle-là.» (Liv. 1, chap. XXIV *.)

*

Dans ce même chapitre, Montaigne rapporte, d'après Plutarqué, ce mot d'Agésilas que notre auteur a incorporé ici dans son discours. «On demandoit à Agesilaus ce qu'il falloit que les enfants apprinsent: ce qu'ils doivent faire estant « hommes, répondit-il. »

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