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étoit mort dans son lit, on douteroit peut-être aujourd'hui s'il fut rien de plus qu'un adroit sophiste.

Après avoir déterminé la vertu la plus propre au héros, je devrois parler encore de ceux qui sont parvenus à l'héroïsme sans la posséder. Mais comment y seroient-ils parvenus sans la partie qui seule constitue le vrai héros et qui lui est essentielle? Je n'ai rien à dire là-dessus, et c'est le triomphe de ma cause. Parmi les hommes célèbres dont les noms sont inscrits au temple de la gloire, les uns ont manqué de sagesse, les autres de modération; il y en a eu de cruels, d'injustes, d'imprudents, de perfides; tous ont eu des foiblesses, nul d'entre eux n'a été un homme foible. En un mot, toutes les autres vertus ont pu manquer à quelques grands hommes; mais sans la force de l'ame il n'y eut jamais de héros.

ORAISON FUNÈBRE'

De S. A. S. Monseigneur

LE DUC D'ORLÉANS

PREMIER PRINCE DU SANG DE FRANCE.

Modicum plora supra mortuum, quoniam requievit. Pleurez modérément celui que vous avez perdu, car il est en paix.

Ecclesiastic., c. XXII, V. II.

MESSIEURS,

Les écrivains profanes nous disent qu'un puissant roi, considérant avec orgueil la superbe et nombreuse armée qu'il commandoit, versa pourtant des pleurs, en songeant que, dans peu

Voyez ce que dit Rousseau sur cette Oraison funèbre que lui-même il juge très foible, dans une lettre à Moultou, du 12 décembre 1761; il en parle encore dans une lettre au même du 23 du même mois.

Le prince dont il s'agit ici étoit Louis, né en 1703, fils du régent et grandpère du trop fameux Philippe-Égalité. Sa jeunesse fut assez dissipée; mais, peu de temps après la mort de son père, il quitta le monde pour se consacrer entièrement aux exercices de la pénitence et à l'étude de la religion. En 1730, il prit un appartement à l'abbaye de Sainte-Geneviève, et s'y établit totalement en 1742. Il n'en sortoit que pour visiter des églises ou pour des œuvres charitables, et y mourut le 4 février 1752. Ce prince, aussi savant que pieux, possédoit l'hébreu, le chaldéen, le syriaque, le grec, et avoit cultivé toutes les sciences. Il a composé un assez grand nombre d'ouvrages qu'il ne voulut jamais faire imprimer, tous relatifs à des points de doctrine religieuse ou à l'explication des livres sacrés, et dont les principaux sont indiqués dans le Dictionnaire historique en 20 volumes de Chaudon et Delandine, article Orléans, no 5.

Louis d'Orléans avoit donc des talents et des vertus réelles dont la réunion pouvoit même paroître extraordinaire dans un prince, et fournissoit matière à l'éloquence. Si Rousseau, qui avoit déja donné des preuves de sa force, a foibli en cette occasion, il en fait connoître la cause par ces seuls mots : C'étoit, dit-il, un ouvrage de commande, et qui m'avoit été payé. Au reste, c'est de tous ses écrits le seul qu'il annonce avoir été composé par ce motif,

d'années, de tant de milliers d'hommes il n'en resteroit pas un seul en vie. Il avoit raison de s'affliger, sans doute : la mort pour un païen ne pouvoit être qu'un sujet de larmes.

Le spectacle funèbre qui frappe mes yeux, et l'assemblée qui m'écoute, m'arrachent aujourd'hui la même réflexion, mais avec des motifs de consolation capables d'en tempérer l'amertume et de la rendre utile au chrétien. Oui, messieurs, si nos ames étoient assez pures pour subjuguer les affections terrestres, et pour s'élever par la contemplation jusqu'au séjour des bienheureux, nous nous acquitterions sans douleur et sans larmes du triste devoir qui nous assemble; nous nous dirions à nousmêmes dans une sainte joie : « Celui qui a tout fait pour le ciel « est en possession de la récompense qui lui étoit due; » et la mort du grand prince que nous pleurons ne seroit à nos yeux que le triomphe du juste.

Mais, foibles chrétiens encore attachés à la terre, que nous sommes loin de ce degré de perfection nécessaire pour juger sans passions des choses véritablement desirables! et comment oserions-nous décider de ce qui peut être avantageux aux autres, nous qui ne savons pas seulement ce qui nous est bon à nousmêmes? Comment pourrions-nous nous réjouir avec les saints d'un bonheur dont nous sentons le prix? Ne cherchons point à étouffer notre juste douleur. A Dieu ne plaise qu'une coupable insensibilité nous donne une constance que nous ne devons tenir que de la religion! La France vient de perdre le premier prince du sang de ses rois ; les pauvres ont perdu leur père, les savants leur protecteur, tous les chrétiens leur modèle. Notre perte est assez grande pour nous avoir acquis le droit de pleurer au moins sur nous-mêmes. Mais pleurons avec modération, et comme il convient à des chrétiens: ne songeons pas tellement à nos pertes, que nous oubliions le prix inestimable qu'elles ont acquis au grand prince que nous regrettons. Bénissons le saint nom de Dieu et des dons qu'il nous a faits, et de ceux qu'il nous a repris. Si le tableau que je dois exposer à vos yeux vous offre de justes sujets de douleur dans la mort de TRÈS HAUT, TRÈS PUISSANT ET

TRÈS EXCELLENT PRINCE LOUIS DUC D'ORLÉANS, PREMIER PRINCE DU SANG DE FRANCE, vous y trouverez aussi de grands motifs de consolation dans l'espérance légitime de son éternelle félicité. L'humanité, notre intérêt, nous permettent de nous affliger de ne l'avoir plus; mais la sainteté de sa vie et la religion nous consolent pour lui, car il est en paix. Modicum plora supra mortuum, quoniam requievit.

PREMIÈRE PARTIE.

Dans l'hommage que je viens rendre aujourd'hui à la mémoire de monseigneur le duc d'Orléans, il me sera plus aisé de trouver des louanges qui lui soient dues, que de retrancher de ce nombre toute celle dont sa vertu n'a pas besoin pour paroître avec tout son éclat. Telles sont celles qui ont pour objet les droits de la naissance; droits dont ceux qu'on nomme grands sont ordinairement si jaloux, et qui ne décèlent que trop souvent leur petitesse par leur attention même à les faire valoir. Il naquit du plus illustre sang du monde, à côté du premier trône de l'univers, et d'un prince qui en a été l'appui. Ces avantages sont grands, sans doute; il les a comptés pour rien. Que la modestie de ce grand prince règne jusque dans son éloge; et comme il ne s'est souvenu de son rang que pour en étudier les devoirs, ne nous en souvenons nous-mêmes que pour voir comment il les a remplis.

Il le faut avouer, messieurs: si ces devoirs consistent dans l'affectation d'une vaine pompe, souvent plus propre à révolter les cœurs qu'à éblouir les yeux; dans l'éclat d'un luxe effréné qui substitue les marques de la richesse à celle de la grandeur; dans l'exercice impérieux d'une autorité dont la rigueur montre communément plus d'orgueil que de justice si ce sont là, dis-je, les devoirs des princes, j'en conviens avec plaisir, il ne les a point remplis.

Mais si la véritable grandeur consiste dans l'exercice des vertus bienfaisantes, à l'exemple de celle de Dieu, qui ne se manifeste

que par les biens qu'il répand sur nous; si le premier devoir des princes est de travailler au bonheur des hommes; s'ils ne sont élevés au-dessus d'eux que pour être attentifs à prévenir leurs besoins; s'il ne leur est permis d'user de l'autorité que le ciel leur donne que pour les forcer d'être sages et heureux; si l'invincible penchant du peuple à admirer et imiter la conduite de ses maîtres n'est pour eux qu'un moyen, c'est-à-dire un devoir de plus pour le porter à le bien faire par leur exemple, toujours plus fort que leurs lois; enfin s'il est vrai que leur vertu doit être proportionnée à leur élévation : grands de la terre, venez apprendre cette science rare, sublime, et si peu connue de vous, de bien user de votre pouvoir et de vos richesses, d'acquérir des grandeurs qui vous appartiennent, et que vous puissiez emporter avec vous en quittant toutes les autres.

Le premier devoir de l'homme est d'étudier ses devoirs ; et cette connoissance est facile à acquérir dans les conditions privées. La voix de la raison et le cri de la conscience s'y font entendre sans obstacle; et si le tumulte des passions nous empêche quelquefois d'écouter ces conseillers importuns, la crainte des lois nous rend justes, notre impuissance nous rend modérés ; en un mot, tout ce qui nous environne nous avertit de nos fautes, les prévient, nous en corrige, ou nous en punit..

Les princes n'ont pas sur ce point les mêmes avantages: leurs devoirs sont beaucoup plus grands, et les moyens de s'en instruire beaucoup plus difficiles. Malheureux dans leur élévation, tout semble concourir à écarter la lumière de leurs yeux et la vertu de leurs cœurs. Le vil et dangereux cortège des flatteurs les assiège dès leur plus tendre jeunesse ; leurs faux amis, intéressés à nourrir leur ignorance, mettent tous leurs soins à les empêcher de rien voir par leurs yeux. Des passions que rien ne contraint, un orgueil que rien ne mortifie, leur inspirent les plus monstrueux préjugés, et les jettent dans un aveuglement funeste que tout ce qui les approche ne fait qu'augmenter : car, pour être puissant sur eux, on n'épargne rien pour les rendre foibles, et la vertu du maître sera toujours l'effroi des courtisans.

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