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DISCOURS

Sur cette Question

PROPOSÉE EN 1751 PAR L'ACADÉMIE DE CORSE

QUELLE EST LA VERTU

LA PLUS NÉCESSAIRE AUX HÉROS, ET QUELs sont les héROS A QUI CETTE VERTU A MANQUÉ?

AVERTISSEMENT.

Cette pièce est très mauvaise, et je le sentis si bien après l'avoir écrite, que je ne daignai pas même l'envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le même sujet, mais non pas de faire bien, car il n'y a jamais de bonne réponse à faire à des questions frivoles. C'est toujours une leçon utile à tirer d'un mauvais écrit *.

*

Voyez, dans la Correspondance, la lettre à M. Laliaud, du 18 février 1769, et les lettres à du Peyrou, des 18 janvier et 28 février, même année.

DISCOURS

Sur cette Question :

QUELLE EST LA VERTU

LA PLUS NÉCESSAIRE AUX HÉROS, ET QUELS SONT LES HÉROS A QUI CETTE VERTU A MANQUÉ?

Si je n'étois Alexandre, disoit ce conquérant, je voudrois être Diogène. Le philosophe eût-il dit : Si je n'étois ce que je suis, je voudrois être Alexandre? J'en doute; un conquérant consentiroit plutôt d'être un sage qu'un sage d'être un conquérant. Mais quel homme au monde ne consentiroit pas d'être un héros? On sent donc que l'héroïsme a des vertus à lui, qui ne dépendent point de la fortune, mais qui ont besoin d'elle pour se développer. Le héros est l'ouvrage de la nature, de la fortune et de lui-même. Pour bien le définir, il faudroit assigner ce qu'il tient de chacun des trois.

Toutes les vertus appartiennent au sage. Le héros se dédommage de celles qui lui manquent par l'éclat de celles qu'il possède. Les vertus du premier sont tempérées; mais il est exempt de vices; si le second a des défauts, ils sont effacés par l'éclat de ses vertus. L'un, toujours vrai, n'a point de mauvaises qualités; l'autre, toujours grand, n'en a point de médiocres. Tous deux sont fermes et inébranlables, mais de différentes manières et en différentes choses: l'un ne cède jamais que par raison, l'autre jamais que par générosité; les foiblesses sont aussi peu connues du sage que les lâchetés le sont peu du héros ; et la violence n'a pas plus d'empire sur l'ame de celui-ci que les passions sur celle de l'autre.

Il y a donc plus de solidité dans le caractère du sage, et plus d'éclat dans celui du héros; et la préférence se trouveroit dé

cidée en faveur du premier, en se contentant de les considérer ainsi en eux-mêmes. Mais si nous les envisageons par leur rapport avec l'intérêt de la société, de nouvelles réflexions produiront bientôt d'autres jugements, et rendront aux qualités héroïques cette prééminence qui leur est due, et qui leur a été accordée dans tous les siècles, d'un commun consentement.

En effet, le soin de sa propre félicité fait toute l'occupation du sage, et c'en est bien assez sans doute pour remplir la tâche d'un homme ordinaire. Les vues du vrai héros s'étendent plus loin; le bonheur des hommes est son objet, et c'est à ce sublime travail qu'il consacre la grande ame qu'il a reçue du ciel. Les philosophes, je l'avoue, prétendent enseigner aux hommes l'art d'être heureux ; et, comme s'ils devoient s'attendre à former des nations de sages, ils prêchent aux peuples une félicité chimérique qu'ils n'ont pas eux-mêmes, et dont ceux-ci ne prennent jamais ni l'idée ni le goût. Socrate vit et déplora les malheurs de sa patrie; mais c'est à Thrasybule qu'il étoit réservé de les finir; et Platon, après avoir perdu son éloquence, son honneur et son temps à la cour d'un tyran, fut contraint d'abandonner à un autre la gloire de délivrer Syracuse du joug de la tyrannie. Le philosophe peut donner à l'univers quelques instructions salutaires; mais ces leçons ne corrigeront jamais ni les grands qui les méprisent, ni le peuple qui ne les entend point. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi par des vues abstraites; on ne les rend heureux qu'en les contraignant à l'être, et il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer : voilà l'occupation et les talents du héros; c'est souvent la force à la main qu'il se met en état de recevoir les bénédictions des hommes qu'il contraint d'abord à porter le joug des lois pour les soumettre enfin à l'autorité de la raison.

L'héroïsme est donc de toutes les qualités de l'ame celle dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les gouvernent soient revêtus. C'est la collection d'un grand nombre de vertus sublimes, rares dans leur assemblage, plus rares dans leur énergie, et d'autant plus rares encore que l'héroïsme qu'elles constituent,

détaché de tout intérêt personnel, n'a pour objet que la félicité des autres, et pour prix que leur admiration.

Je n'ai rien dit ici de la gloire légitimement due aux grandes actions; je n'ai point parlé de la force de génie ni des autres qualités personnelles nécessaires au héros, et qui, sans être vertus, servent souvent plus qu'elles au succès des grandes entreprises. Pour placer le vrai héros à son rang, je n'ai eu recours qu'à ce principe incontestable : que c'est entre les hommes celui qui se rend le plus utile aux autres qui doit être le premier de tous. Je ne crains point que les sages appellent d'une décision fondée sur cette maxime.

Il est vrai, et je me hâte de l'avouer, qu'il se présente dans cette manière d'envisager l'héroïsme une objection qui semble d'autant plus difficile à résoudre qu'elle est tirée du fond même du sujet.

Il ne faut point, disoient les anciens, deux soleils dans la nature, ni deux Césars sur la terre. En effet, il en est de l'héroïsme comme de ces métaux recherchés dont le prix consiste dans leur rareté, et que leur abondance rendroit pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a pacifié le monde l'eût désolé s'il y eût trouvé un seul rival digne de lui. Telles circonstances peuvent rendre un héros nécessaire au salut du genre humain; mais, quelque temps que ce soit, un peuple de héros en seroit infailliblement la ruine, et, semblable aux soldats de Cadmus, il se détruiroit bientôt lui-même.

Quoi donc! me dira-t-on, la multiplication des bienfaiteurs du genre humain peut-elle être dangereuse aux hommes, et peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous? Oui, sans doute, répondrai-je, quand ils s'y prennent mal, ou qu'ils ne s'en occupent qu'en apparence. Ne nous dissimulons rien; la félicité publique est bien moins la fin des actions du héros qu'un moyen pour arriver à celle qu'il se propose; et cette fin est presque toujours sa gloire personnelle. L'amour de la gloire a fait des biens et des maux innombrables; l'amour de la patrie est plus pur dans son principe et plus sûr dans ses effets : aussi

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