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On nous oppose un jugement de Socrate, qui porta, non sur les savants, mais sur les sophistes, non sur les sciences, mais sur l'abus qu'on en peut faire. Que peut demander de plus celui qui soutient que toutes nos sciences ne sont qu'abus, et tous nos savants que de vrais sophistes? Socrate étoit chef d'une secte qui enseignoit à douter. Je rabattrois bien de ma vénération pour Socrate si je croyois qu'il eût eu la sotte vanité de vouloir être chef de secte. Et il censuroit avec justice l'orgueil de ceux qui prétendoient tout savoir. C'est-à-dire l'orgueil de tous les savants. La vraie science est bien éloignée de cette affectation. Il est vrai, mais c'est de la nôtre que je parle. Socrate est ici témoin contre lui-même. Ceci me paroit difficile à entendre. Le plus savant des Grecs ne rougissoit point de son ignorance. Le plus savant des Grecs ne savoit rien, de son propre aveu; tirez la conclusion pour les autres. Les sciences n'ont donc pas leurs sources dans nos vices. Nos sciences ont donc leurs sources dans nos vices. Elles ne sont donc pas toutes nées de l'orgueil humain. J'ai déja dit mon sentiment là-dessus. Déclamation vaine, qui ne peut faire illusion qu'à des esprits prévenus. Je ne sais point répondre à cela.

En parlant des bornes du luxe, on prétend qu'il ne faut pas raisonner sur cette matière du passé au présent. Lorsque les hommes marchoient tout nus, celui qui s'avisa le premier de porter des sabots passa pour un voluptueux; de siècle en siècle on n'a cessé de crier à la corruption, sans comprendre ce qu'on vouloit dire.

Il est vrai que, jusqu'à ce temps, le luxe, quoique souvent en règne, avoit du moins été regardé dans tous les âges comme la source funeste d'une infinité de maux. Il étoit réservé à M. Melon de publier le premier cette doctrine empoisonnée', dont la nouveauté lui a acquis plus de sectateurs que la solidité de ses raisons. Je ne crains point de combattre seul dans mon siècle ces

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Dans un ouvrage intitulé: Essai politique sur le commerce, 1756, in -12, 2e édition.

DISCOURS.

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maximes odieuses qui ne tendent qu'à détruire et avilir la vertu, et à faire des riches et des misérables, c'est-à-dire toujours des méchants.

On croit m'embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu'il n'en faut point du tout. Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins ; et c'est au moins une très haute imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son ame dans une plus grande dépendance. Ce n'est pas sans raison que Socrate, regardant l'étalage d'une boutique, se félicitoit de n'avoir affaire de rien de tout cela. Il y a cent à parier contre un que le premier qui porta des sabots étoit un homme punissable, à moins qu'il n'eût mal aux pieds. Quant à nous, nous sommes trop obligés d'avoir des souliers, pour n'être pas dispensés d'avoir de la vertu.

J'ai déja dit ailleurs que je ne proposois point de bouleverser la société actuelle, de brûler les bibliothèques et tous les livres, de détruire les colléges et les académies; et je dois ajouter ici que je ne propose point non plus de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire. Je sens bien qu'il ne faut pas former le chimérique projet d'en faire d'honnêtes gens; mais je me suis cru obligé de dire, sans déguisement, la vérité qu'on m'a demandée. J'ai vu le mal et tâché d'en trouver les causes ; d'autres, plus hardis ou plus insensés, pourront chercher le remède.

Je me lasse, et je pose la plume pour ne la plus reprendre dans cette trop longue dispute. J'apprends qu'un très grand nombre d'auteurs' se sont exercés à me réfuter: je suis très fàché de ne pouvoir répondre à tous, mais je crois avoir montré, par ceux que j'ai choisis' pour cela, que ce n'est pas la crainte qui me retient à l'égard des autres.

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' Il n'y a pas jusqu'à de petites feuilles critiques faites pour l'amusement des jeunes gens, où l'on ne m'ait fait l'honneur de se souvenir de moi. Je ne les ai point lues et ne les lirai point très assurément; mais rien ne m'empêche d'en faire le cas qu'elles méritent, et je ne doute point que tout cela ne soit fort plaisant.

'On m'assure que M. Gautier m'a fait l'honneur de me répliquer, quoique je

J'ai tâché d'élever un monument qui ne dût point à l'art sa force et sa solidité : la vérité seule, à qui je l'ai consacré, a droit de le rendre inébranlable; et si je repousse encore une fois les coups qu'on lui porte, c'est plus pour m'honorer moi-même en la défendant que pour lui prêter un secours dont elle n'a pas besoin.

Qu'il me soit permis de protester, en finissant, que le seul amour de l'humanité et de la vertu m'a fait rompre le silence; et que l'amertume de mes invectives contre les vices dont je suis le témoin ne naît que de la douleur qu'ils m'inspirent, et du desir ardent que j'aurois de voir les hommes plus heureux, et surtout plus dignes de l'être.

ne lui eusse point répondu, et que j'eusse même exposé mes raisons pour n'en rien faire. Apparemment que M. Gautier ne trouve pas ces raisons bonnes, puisqu'il prend la peine de les réfuter. Je vois bien qu'il faut céder à M. Gautier, et je conviens de très bon cœur du tort que j'ai eu de ne lui pas répondre; ainsi nous voilà d'accord. Mon regret est de ne pouvoir réparer ma faute; car par malheur il n'est plus temps, et personne ne sauroit de quoi je veux parler.

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LETTRE

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Sur une nouvelle Réfutation de son DISCOURS par un académicien de Dijon.

JE viens, monsieur, de voir une brochure intitulée: Discours qui a remporté le prix à l'académie de Dijon en 1750, etc., accompagné de la réfutation de ce discours par un académicien de Dijon qui lui a refusé son suffrage'; et je pensois, en parcourant cet écrit, qu'au lieu de s'abaisser jusqu'à étre l'éditeur de mon Discours, l'académicien qui lui refusa son suffrage auroit bien dù publier l'ouvrage auquel il l'avoit accordé : c'eût été une très bonne manière de réfuter le mien.

Voilà donc un de mes juges qui ne dédaigne pas de devenir un de mes adversaires, et qui trouve très mauvais que ses collègues m'aient honoré du prix : j'avoue que j'en ai été fort étonné moimême; j'avois tâché de le mériter, mais je n'avois rien fait pour l'obtenir. D'ailleurs, quoique je susse que les académies n'adoptent point les sentiments des auteurs qu'elles couronnent, et que le prix s'accorde, non à celui qu'on croit avoir soutenu la meilleure cause, mais à celui qui a le mieux parlé, même en me supposant dans ce cas, j'étois bien éloigné d'attendre d'une académie cette impartialité dont les savants ne se piquent nullement toutes les fois qu'il s'agit de leurs intérêts.

Mais si j'ai été surpris de l'équité de mes juges, j'avoue que je

'Le véritable auteur de cette Refutation étoit un M. Le Cat, secrétaire perpétuel de l'académie de Rouen. Son écrit, publié en 1751, occasiona un désaveu que fit imprimer l'académie de Dijon peu de temps après, désaveu auquel Le Cat répondit par des observations où il se fit connoître lui-même pour l'auteur de la Réfutation nouvelle. L'écrit de Le Cat, le désaveu de l'académie et les observations en réponse, ont été réunis et réimprimés dans l'édition de Cenève, 1er volume du supplément.

ne le suis pas moins de l'indiscrétion de mes adversaires : comment osent-ils témoigner si publiquement leur mauvaise humeur sur l'honneur que j'ai reçu ? comment n'aperçoivent-ils point le tort irréparable qu'il font en cela à leur propre cause? Qu'ils ne se flattent pas que personne prenne le change sur le sujet de leur chagrin : ce n'est pas parce que mon Discours est mal fait qu'ils sont fâchés de le voir couronné; on en couronne tous les jours d'aussi mauvais, et ils ne disent mot; c'est par une autre raison qui touche de plus près à leur métier, et qui n'est pas difficile à voir. Je savois bien que les sciences corrompoient les mœurs, rendoient les hommes injustes et jaloux, et leur faisoient tout sacrifier à leur intérêt et à leur vaine gloire; mais j'avois cru m'apercevoir que cela se faisoit avec un peu plus de décence et d'adresse: je voyois que les gens de lettres parloient sans cesse d'équité, de modération, de vertu, et que c'étoit sous la sauvegarde sacrée de ces beaux mots qu'ils se livroient impunément à leurs passions et à leurs vices; mais je n'aurois jamais cru qu'ils eussent le front de blâmer publiquement l'impartialité de leurs confrères. Partout ailleurs c'est la gloire des juges de prononcer selon l'équité contre leur propre intérêt ; il n'appartient qu'aux sciences de faire à ceux qui les cultivent un crime de leur intégrité : voilà vraiment un beau privilége qu'elles ont là !

J'ose le dire, l'académie de Dijon, en faisant beaucoup pour ma gloire, a beaucoup fait pour la sienne : un jour à venir les adversaires de ma cause tireront avantage de ce jugement pour prouver que la culture des lettres peut s'associer avec l'équité et le désintéressement. Alors les partisans de la vérité leur répondront : Voilà un exemple particulier qui semble faire contre nous mais souvenez-vous du scandale que ce jugement causa dans le temps parmi la foule des gens de lettres, et de la manière dont ils s'en plaignirent; et tirez de là une juste conséquence sur leurs maximes.

Ce n'est pas, à mon avis, une moindre imprudence de se plaindre que l'académie ait proposé son sujet en problème. Je laisse

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