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elle-même, et abstraction faite de toute autre considération, est parfaitement indifférente; elle n'intéresse en rien la gloire de Dieu, dont nous ne pouvons sonder les desseins. Je dirai plus s'il pouvoit y avoir quelque différence quant à la foi dans la manière d'y répondre, les plus grandes idées que nous puissions avoir de la sagesse et de la majesté divine seroient pour la négative: il n'y a que l'orgueil humain qui soit contre. Voilà jusqu'où la raison peut aller. Cette question, du reste, est purement oiseuse, et, pour la résoudre, il faudroit lire dans les décrets éternels; car, comme on verra tout à l'heure, elle est impossible à décider par les faits. Gardons-nous donc d'oser porter un œil curieux sur ces mystères. Rendons ce respect à l'essence infinie, de ne rien prononcer d'elle nous n'en connoissons que l'immensité. Cependant, quand un mortel vient hardiment nous affirmer qu'il a vu un miracle, il tranche net cette grande question: jugez si l'on doit l'en croire sur sa parole! Ils seroient mille, que je ne les en croirois pas.

Je laisse à part le grossier sophisme d'employer la preuve morale à constater des faits naturellement impossibles, puisque alors le principe même de la crédibilité, fondé sur la possibilité naturelle, est en défaut. Si les hommes veulent bien, en pareil cas, admettre cette preuve dans des choses de pure spéculation, ou dans des faits dont la vérité ne les touche guère, assurons-nous qu'ils seroient plus difficiles s'il s'agissoit pour eux du moindre intérêt temporel. Supposons qu'un mort vint redemander ses biens à ses héritiers, affirmant qu'il est ressuscité, et requérant d'être admis à la preuve (1); croyez-vous qu'il y ait un seul tribunal sur la terre où cela lui fût accordé? Mais encore un coup n'entamons pas ici ce debat: laissons aux faits toute la certitude qu'on leur donne, et contentons-nous de distinguer ce que le sens peut attester de ce que la raison peut conclure. Puisqu'un miracle est une exception aux lois de la nature, pour en juger il faut connoître ces lois; et pour en juger sûrement, il faut les connoître toutes car une seule qu'on ne connoîtroit pas pourroit, en certains cas inconnus aux spec

(1) Prenez bien garde que, dans ma supposition, c'est une résurrection véritable, et non pas une fausse mort, qu'il s'agit de constater.

| tateurs, changer l'effet de celles qu'on connoîtroit. Ainsi, celui qui prononce qu'un tel ou tel acte est un miracle, déclare qu'il connoît toutes les lois de la nature, et qu'il sait que cet acte en est une exception.

Mais quel est ce mortel qui connoît toutes les lois de la nature? Newton ne se vantoit pas de les connoitre. Un homme sage, témoin d'un fait inouï, peut attester qu'il a vu ce fait, et l'on peut le croire: mais ni cet homme sage, ni nul autre homme sage sur la terre, n'affirmera jamais que ce fait, quelque étonnant qu'il puisse être, soit un miracle; car comment peut-il le savoir?

Tout ce qu'on peut dire de celui qui se vante de faire des miracles, est qu'il fait des choses fort extraordinaires : mais qui est-ce qui nie qu'il se fasse des choses fort extraordinaires? J'en ai vu, moi, de ces choses-là, et même j'en ai fait (1).

L'étude de la nature y fait faire tous les jours de nouvelles découvertes : l'industrie humaine se perfectionne tous les jours. La chimie curieuse a des transmutations, des précipitations, des détonations, des explosions, des phosphores, des pyrophores, des tremblemens de terre, et mille autres merveilles à faire signer mille fois le peuple qui les verroit. L'huile de gaïac et l'esprit de nitre ne sont pas des liqueurs fort rares; mêlez-les ensemble, et vous verrez ce qu'il en arrivera ; mais n'allez pas faire cette épreuve dans une chambre, car vous pourriez bien mettre le feu à la maison (2). Si les prêtres de Baal avoient eu M. Rouelle au milieu d'eux, leur bûcher eût pris feu de lui-même, et Élie eût été pris pour dupe.

(1) J'ai vu à Venise, en 1743, une manière de sorts assez nouvelle, et plus étrange que ceux de Préneste. Celui qui les vouloit consulter entroit dans une chambre, et y restoit seul s'il le désiroit. Là, d'un livre plein de feuillets blancs, il en tiroit un à son choix; puis tenant cette feuille il demandoit, non à voix haute, mais mentalement, ce qu'il vouloit savoir ensuite il plioit sa feuille blanche, l'enveloppoit, la cachetoit, la plaçoit dans un livre ainsi cachetée; enfin, après avoir récité certaines formules fort baroques, sans perdre son livre de vue, il en alloit tirer le papier, reconnoître le cachet, l'ouvrir, et il trouvoit sa réponse écrite.

Le magicien qui faisoit ces sorts étoit le premier secrétaire de l'ambassadeur de France, et il s'appeloit J. J. Rousseau. mais si j'avois eu l'ambition d'ètre prophète, qui m'eût empê

Je me contentois d'être sorcier, parce que j'étois modeste;

ché de le devenir?

(2) Il y a des précautions à prendre pour réussir dans cette opération : l'on me dispensera bien, je 'pense, d'en mettre ici le récipé.

Vous versez de l'eau dans de l'eau, voilà de l'un ou l'autre : il est certain qu'on auroit eu

l'encre; vous versez de l'eau dans de l'eau, voilà un corps dur. Un prophète du collège de Harcourt va en Guinée, et dit au peuple : Reconnoissez le pouvoir de celui qui m'envoie ; je vais convertir de l'eau en pierre par des moyens connus du moindre écolier, il fait de la glace: voilà les Nègres prêts à l'adorer.

Jadis les prophètes faisoient descendre à leur voix le feu du ciel; aujourd'hui les enfans en font autant avec un petit morceau de verre. Josué fit arrêter le soleil; un faiseur d'almanachs va le faire éclipser; le prodige est encore plus sensible. Le cabinet de M. l'abbé Nollet est un laboratoire de magie, les récréations mathématiques sont un recueil de miracles; que dis-je? les foires même en fourmilleront, les Briochés n'y sont pas rares : le seul paysan de NordHollande, que j'ai vu vingt fois allumer sa chandelle avec son couteau, a de quoi subjuguer tout le peuple, même à Paris ; que pensez-vous qu'il eût fait en Syrie?

C'est un spectacle bien singulier que ces foires de Paris; il n'y en a pas une où l'on ne voie les choses les plus étonnantes, sans que le public daigne presque y faire attention; tant on est accoutumé aux choses étonnantes, et même à celles qu'on ne peut concevoir! On y voit, au moment que j'écris ceci, deux machines portatives séparées, dont l'une marche ou s'arrête exactement à la volonté de celui qui fait marcher ou arrêter l'autre. J'y ai vu une tête de bois qui parloit, et dont on ne parloit pas tant que de celle d'Albert-le-Grand. J'ai vu même une chose plus surprenante, c'étoit force têtes d'hommes, de savans, d'académiciens, qui couroient aux miracles des convulsions, et qui en revenoient tout émerveillés.

Avec le canon, l'optique, l'aimant, le baromètre, quels prodiges ne fait-on pas chez les ignorans ? Les Européens, avec leurs arts, ont toujours passé pour des dieux parmi les barbares. Si, dans le sein même des arts, des sciences, des colléges, des académies, si, dans le milieu de l'Europe, en France, en Angleterre, un homme fût venu, le siècle dernier, armé de tous les miracles de l'électricité, que nos physiciens opèrent aujourd'hui, l'eût-on brûlé comme un sorcier, l'eût-on suivi comme un prophète ? Il est à présumer qu'on eût fait

tort.

Je ne sais si l'art de guérir est trouvé, ni s'il se trouvera jamais : ce que je sais, c'est qu'il n'est pas hors de la nature. Il est tout aussi naturel qu'un homme guérisse, qu'il l'est qu'il tombe malade; il peut tout aussi bien guérir subitement que mourir subitement. Tout ce qu'on pourra dire de certaines guérisons, c'est qu'elles sont surprenantes, mais non pas qu'elles sont impossibles : comment prouverez-vous donc que ce sont des miracles? Il y a pourtant, je l'avoue, des choses qui m'étonneroient fort, si j'en étois le témoin : ce ne seroit pas tant de voir marcher un boiteux, qu'un homme qui n'avoit point de jambes; ni de voir un paralytique mouvoir son bras, qu'un homme qui n'en a qu'un reprendre les deux. Cela me frapperoit encore plus, je l'avoue, que de voir ressusciter un mort; car enfin un mort peut n'être pas mort (1). Voyez le livre de M. Bruhier (*).

Au reste, quelque frappant que pût me paroître un pareil spectacle, je ne voudrois pour rien au monde en être témoin; car que sais-je ce qu'il en pourroit arriver? Au lieu de me rendre crédule, j'aurois grand'peur qu'il ne me rendit que fou. Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit : revenons.

On vient de trouver le secret de ressusciter des noyés; on a déjà cherché celui de ressusciter les pendus : qui sait si, dans d'autres genres de mort, on ne parviendra pas à ren

(1) Lazare étoit déjà dans la terre. Seroit-il le premier homme qu'on auroit enterré vivant? Il y étoit depuis quatre

jours. Qui les a comptés? Ce n'est pas Jésus, qui étoit absent. Il puoit déjà. Qu'en savez-vous? Sa sœur le dit: voilà toute la preuve. L'effroi, le dégoût en eût fait dire autant à toute autre femme, quand même cela n'eût pas été vrai. Jésus ne fait que l'appeler, et il sort. Prenez garde de mal raisonner. Il

s'agissoit de l'impossibilité physique; elle n'y est plus. Jésus

faisoit bien plus de façons dans d'autres cas qui n'étoient pas plus difficiles: voyez la note qui suit. Pourquoi cette différence, si tout étoit également miraculeux? Ceci peut être une exagération, et ce n'est pas la plus forte que saint Jean ait faite; j'en atteste le dernier verset de son Évangile (a).

(") Bruhier-d'Ablaincourt, médecin célèbre, mort en 1756, auteur de plusieurs ouvrages, et principalement connu par celui qui a pour titre: Dissertation sur l'incertitude des signes de la mort et l'abus des enterremens précipités. Il a été réimprimé plusieurs fois et traduit en plusieurs langues.

G. P.

(a) Voici ce verset: Sunt autem et alia multa quæ fecit Jesus : quæ si scribantur per singula, nec ipsum arbitror mundum capere posse eos, qui scribendi sunt, libros.

dre la vie à des corps qu'on en avoit crus pri- | le fond de tous les faits. C'est ce que j'ai déjà

vés? On ne savoit jadis ce que c'étoit que d'abattre la cataracte; c'est un jeu maintenant pour nos chirurgiens. Qui sait s'il n'y a pas quelque secret trouvable pour la faire tomber tout d'un coup? Qui sait si le possesseur d'un pareil secret ne peut pas faire avec simplicité ce qu'un spectateur ignorant va prendre pour un miracle, et ce qu'un auteur prévenu peut donner pour tel (1)? Tout cela n'est pas vraisemblable; soit mais nous n'avons point de preuve que cela soit impossible, et c'est de l'impossibilité physique qu'il s'agit ici. Sans cela, Dieu, déployant à nos yeux sa puissance, n'auroit pu nous donner que des signes vraisemblables, de simples probabilités; et il arriveroit de là que l'autorité des miracles n'étant fondée que sur l'ignorance de ceux pour qui ils auroient été faits, ce qui seroit miraculeux pour un siècle ou pour un peuple ne le seroit plus pour d'autres; de sorte que la preuve universelle étant en défaut, le système établi sur elle seroit détruit. Non, donnez-moi des miracles qui demeurent tels, quoi qu'il arrive, dans tous les temps et dans tous les lieux. Si plusieurs de ceux qui sont rapportés dans la Bible paroissent être dans ce cas, d'autres aussi paroissent n'y pas être. Réponds-moi donc, théologien; prétends-tu que je passe le tout en bloc, ou si tu me permets le triage? Quand tu m'auras décidé ce point, nous verrons après.

Remarquez bien, monsieur, qu'en supposant tout au plus quelque amplification dans les circonstances, je n'établis aucun doute sur

(1) On voit quelquefois, dans le détail des faits rapportés, une gradation qui ne convient point à une opération surnaturelle. Ou présente à Jésus un aveugle. Au lieu de le guérir à l'instant, il l'emmène hors de la bourgade; là il oint ses yeux de salive, il pose ses mains sur lui, après quoi il lui demande s'il voit quelque chose. L'aveugle répond qu'il voit marcher des hommes qui lui paroissent comme des arbres, sur quoi jugeant que la première opération n'est pas suffisante, Jésus la recommence, et enfin l'homme guérit.

Une autre fois, au lieu d'employer de la salive pure, il la délaie avec de la terre.

Or, je le demande, à quoi bon tout cela pour un miracle? La nature dispute-t-elle avec son maître? a-t-il besoin d'effort, d'obstination. pour se faire obéir? a-t-il besoin de salive, de terre, d'ingrédiens? a-t-il même besoin de parler, et ne suffit-il pas qu'il veuille? ou bien osera-t-on dire que Jésus, sûr de son fait, ne laisse pas d'user d'un petit manége de charlatan, comme pour se faire valoir davantage et amuser les spectateurs? Dans le système de vos messieurs, il faut pourtant l'un ou l'autre. Choisissez.

dit, et qu'il n'est pas superflu de redire. Jésus, éclairé de l'esprit de Dieu, avoit des lumières si supérieures à celles de ses disciples, qu'il n'est pas étonnant qu'il ait opéré des multitudes de choses extraordinaires où l'ignorance des spectateurs a vu le prodige qui n'y étoit pas. A quel point, en vertu de ces lumières, pouvoit-il agir par des voies naturelles, inconnues à eux et à nous (')? Voilà ce que nous ne savons point, et ce que nous ne pouvons savoir. Les spectateurs des choses merveilleuses sont naturellement portés à les décrire avec exagération. Là-dessus on peut, de trèsbonne foi, s'abuser soi-même en abusant les autres pour peu qu'un fait soit au-dessus de nos lumières, nous le supposons au-dessus de la raison, et l'esprit voit enfin du prodige où le cœur nous fait désirer fortement d'en voir.

Les miracles sont, comme j'ai dit, les preuves des simples, pour qui les lois de la nature forment un cercle très-étroit autour d'eux. Mais la sphère s'étend à mesure que les hommes s'instruisent et qu'ils sentent combien il leur reste encore à savoir. Le grand physicien voit si loin les bornes de cette sphère, qu'il ne sauroit discerner un miracle au-delà. Cela ne se peut est un mot qui sort rarement de la bouche des sages; ils disent plus fré- ` quemment : Je ne sais.

Que devons-nous donc penser de tant de miracles rapportés par des auteurs, véridiques, je n'en doute pas, mais d'une si crasse ignorance, et si pleins d'ardeur pour la gloire de leur maître? Faut-il rejeter tous ces faits? Non. Faut-il tous les admettre? Je l'ignore (2).

(') Nos hommes de Dieu veulent à toute force que j'aie fait de Jésus un imposteur. Ils s'échauffent pour répondre à cette indigne accusation, afin qu'on pense que je l'ai faite; ils la supposent avec un air de certitude; ils y insistent, ils y reviennent affectueusement. Ah! si ces doux chrétiens pouvoient m'arracher à la fin quelque blasphème, quel triomphe, quel contentement, quelle édification pour leurs charitables âmes! avec quelle sainte joie ils apporteroient les tisons allumés au feu de leur zèle pour embraser mon bûcher !

(2) Il y en a dans l'Évangile qu'il n'est pas même possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens. Tels sont, par exemple. ceux des possédés. On reconnoît le diable à son œuvre, et les vrais possédés sont les méchans; la raison n'en reconnoîtra jamais d'autres. Mais passons: voici plus.

Jésus demande à un groupe de démons comment il s'appelle. Quoi! les démons ont des noms ? les anges ont des noms? les

Nous devons les respecter sans prononcer sur leur nature, dussions-nous être cent fois décrétés. Car enfin l'autorité des lois ne peut s'étendre jusqu'à nous forcer de mal raisonner; et c'est pourtant ce qu'il faut faire pour trouver nécessairement un miracle où la raison ne peut voir qu'un fait étonnant.

Quand il seroit vrai que les catholiques ont un moyen sûr pour eux de faire cette distinction, que s'ensuivroit-il pour nous? Dans leur système, lorsque l'Église une fois reconnue a décidé qu'un tel fait est un miracle, il est un miracle; car l'Église ne peut se tromper. Mais ce n'est pas aux catholiques que j'ai affaire ici, c'est aux réformés. Ceux-ci ont trèsbien réfuté quelques parties de la Profession de foi du vicaire, qui, n'étant écrite que contre l'Église romaine, ne pouvoit ni ne devoit rien prouver contre eux. Les catholiques pourront de même réfuter aisément ces lettres, parce que je n'ai point à faire ici aux catholiques, et que nos principes ne sont pas les leurs. Quand il s'agit de montrer que je ne prouve pas ce que je n'ai pas voulu prouver, c'est là que mes adversaires triomphent.

De tout ce que je viens d'exposer, je conclus que les faits les plus attestés, quand même on les admettroit dans toutes leurs circonstances, ne prouveroient rien, et qu'on peut même y soupçonner de l'exagération dans les circonstances, sans inculper la bonne foi de ceux qui les ont rapportés. Les découvertes continuelles qui se font dans les lois de la nature, celles qui probablement se feront encore, celles qui resteront toujours à faire; les progrès passés, présens et futurs de l'industrie

les purs esprits ont des noms ? Sans doute, pour s'entr'appeler entre eux ou pour entendre quand Dieu les appelle? Mais qui

humaine; les diverses bornes que donnent les peuples à l'ordre des possibles, selon qu'ils sont plus ou moins éclairés; tout nous prouve que nous ne pouvons connoître ces bornes. Cependant il faut qu'un miracle, pour être vraiment tel, les passe. Soit donc qu'il y ait des miracles, soit qu'il n'y en ait pas, il est impossible au sage de s'assurer que quelque fait que ce puisse être, en est un.

Indépendamment des preuves de cette impossibilité que je viens d'établir, j'en vois une autre non moins forte dans la supposition même : car, accordons qu'il y ait de vrais miracles; de quoi nous serviront-ils s'il y a aussi de faux miracles, desquels il est impossible de les discerner? Et faites bien attention que je n'appelle pas ici faux miracle un miracle qui n'est pas réel, mais un acte bien réellement surnaturel, fait pour soutenir une fausse doctrine. Comme le mot de miracle en ce sens peut blesser les oreilles pieuses, employons un autre mot, et donnons-lui le nom de prestige: mais souvenons-nous qu'il est impossible aux sens humains de discerner un prestige d'un miracle.

La même autorité qui atteste les miracles atteste aussi les prestiges; et cette autorité prouve encore que l'apparence des prestiges ne diffère en rien de celle des miracles. Comment donc distinguer les uns des autres? et que peut prouver le miracle, si celui qui le voit ne peut discerner par aucune marque assurée et tirée de la chose même, si c'est l'œuvre de Dieu, ou si c'est l'œuvre du démon? Il faudroit un second miracle pour certifier le premier.

Quand Aaron jeta sa verge devant Pharaon, et qu'elle fut changée en serpent, les magiciens jetèrent aussi leurs verges, et elles furent changées en serpens. Soit que ce changement fût réel des deux côtés, comme il est dit plusieurs, ce qu'apparemment Jésus ne savoit pas. Ces anges, dans l'Écriture, soit qu'il n'y eût de réel

leur a donné ces noms? en quelle langue en sont les mots? quelles sont les bouches qui prononcent ces mots, les oreilles que leurs sons frappent? Ce nom c'est Légion, car ils sont

Crs intelligences sublimes dans le mal comme dans le bien, ces êtres célestes qui ont pu se révolter contre Dieu, qui osent

combattre ses décrets éternels, se logent en tas dans le corps

d'un homme! forcés d'abandonner ce malheureux, ils demau

dent de se jeter dans un troupeau de cochons; ils l'obtiennent,

et ces cochons se précipitent dans la mer. Et ce sont là les augustes preuves de la mission du rédempteur du genre humain.

les preuves qui doivent l'attester à tous les peuples de tous les

âges, et dont nul ne sauroit douter, sous peine de damnation ! Juste Dieu! la tête tourne; on ne sait où l'on est. Ce sont donc

là, messieurs, les fondemeus de votre foi? La mienne en a de

plus sûrs, ce me semble.

T. III.

que le

miracle d'Aaron et que le prestige des magiciens ne fût qu'apparent, comme le disent quelques théologiens; il n'importe; cette apparence étoit exactement la même; l'Exode n'y remarque aucune différence; et, s'il y en eût eu, les magiciens se seroient gardés de s'exposer au parallèle, ou, s'ils l'avoient fait, ils auroient été confondus.

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Or les hommes ne peuvent juger des miracles que par leurs sens; et, si la sensation est la même, la différence réelle, qu'ils ne peuvent apercevoir, n'est rien pour eux. Ainsi le signe, comme signe, ne prouve pas plus d'un côté que de l'autre, et le prophète en ceci n'a pas plus d'avantage que le magicien. Si c'est encore là de mon beau style, convenez qu'il en faut un bien plus beau pour le réfuter.

Il est vrai que le serpent d'Aaron dévora les serpens des magiciens: mais, forcé d'admettre une fois la magie, Pharaon put fort bien n'en conclure autre chose sinon qu'Aaron étoit plus habile qu'eux dans cet art; c'est ainsi que Simon, ravi des choses que faisoit Philippe, voulut acheter des apôtres le secret d'en faire autant qu'eux.

D'ailleurs, l'infériorité des magiciens étoit duc à la présence d'Aaron. Mais, Aaron absent, eux faisant les mêmes signes avoient droit de prétendre à la même autorité. Le signe en lui- | même ne prouvoit donc rien.

Quand Moïse changea l'eau en sang, les magiciens changèrent l'eau en sang; quand Moïse produisit des grenouilles, les magiciens produisirent des grenouilles. Ils échouèrent à la troisième plaie mais tenons-nous aux deux premières dont Dieu même avoit fait la preuve du pouvoir divin (1). Les magiciens firent aussi cette preuve-là.

Quant à la troisième plaie, qu'ils ne purent imiter, on ne voit pas ce qui la rendoit si difficile, au point de marquer que le doigt de Dieu étoit là. Pourquoi ceux qui purent produire un animal, ne purent-ils produire un insecte? et comment, après avoir fait des grenouilles, ne purent-ils faire des poux? S'il est vrai qu'il n'y ait dans ces choses-là que le premier pas qui coûte, c'étoit assurément s'arrêter en beau chemin.

Le même Moïse, instruit par toutes ces expériences, ordonne que si un faux prophète vient annoncer d'autres dieux, c'est-à-dire une fausse doctrine, et que ce faux prophète autorise son dire par des prédictions ou des prodiges qui réussissent, il ne faut point l'écouter mais le mettre à mort. On peut donc employer de vrais signes en faveur

(1) Exode, VII, 47.

d'une fausse doctrine; un signe en lui-même ne prouve donc rien.

La même doctrine des signes par des prestiges est établie en mille endroits de l'Écriture. Bien plus; après avoir déclaré qu'il ne fera point de signes, Jésus annonce de faux Chrits qui en feront, il dit qu'ils feront de grands signes, des miracles capables de séduire les élus mêmes, s'il étoit possible (1). Ne seroit-on pas tenté, sur ce langage, de prendre les signes pour des preuves de fausseté.

Quoi! Dieu, maitre du choix de ses preuves, quand il veut parler aux hommes, choisit par préférence celles qui supposent des connoissances qu'il sait qu'ils n'ont pas ! Il prend pour les instruire la même voie qu'il sait que prendra le démon pour les tromper! Cette marche seroitelle donc celle de la Divinité? Se pourroit-il que Dieu et le diable suivissent la même route? Voilà ce que je ne puis concevoir.

Nos théologiens, meilleurs raisonneurs, mais de moins bonne foi que les anciens, sont fort embarrassés de cette magie: ils voudroient bien pouvoir tout-à-fait s'en délivrer, mais ils n'osent; ils sentent que la nier ce seroit nier trop. Ces gens, toujours si décisifs, changent ici de langage; ils ne la nient ni ne l'admettent : ils prennent le parti de tergiverser, de chercher des faux-fuyans; à chaque pas ils s'arrêtent ; ils ne savent sur quel pied danser.

Je crois, monsieur, vous avoir fait sentir où gît la difficulté. Pour que rien ne manque à sa clarté, la voici mise en dilemme.

Si l'on nie les prestiges, on ne peut prouver les miracles, parce que les uns et les autres sont fondés sur la même autorité.

Et si l'on admet les prestiges avec les miracles, on n'a point de règle sûre, précise et claire, pour distinguer les uns des autres : ainsi les miracles ne prouvent rien.

Je sais bien que nos gens, ainsi pressés, reviennent à la doctrine: mais ils oublient bonnement que si la doctrine est établie, le miracle est superflu; et que si elle ne l'est pas, elle ne peut rien prouver.

Ne prenez pas ici le change, je vous supplie; et de ce que je n'ai pas regardé les miracles comme essentiels au christianisme, n'allez pas

() Matth., XXIV, 24; Marc, XIII, 22.

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