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dogmatique ou théologique est, par la multitude et l'obscurité de ses dogmes, surtout par l'obligation de les admettre, un champ de bataille toujours ouvert entre les hommes, et cela sans qu'à force d'interprétations et de décisions on puisse prévenir de nouvelles disputes sur les décisions mêmes ?

L'autre expédient est de laisser le christianisme tel qu'il est dans son véritable esprit, libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre obligation que celle de la conscience, sans autre gêne dans les dogmes que les mœurs et les lois. La religion chrétienne est, pour la pureté de sa morale, toujours bonne et saine dans l'état, pourvu qu'on n'en fasse pas une partie de sa constitution, pourvu qu'elle y soit admise uniquement comme religion, sentiment, opinion, croyance; mais, comme loi politique, le christianisme dogmatique est un mauvais établissement.

leur liberté, leur bien-être ici-bas n'y entre pour rien; Jésus l'a dit mille fois. Mêler à cet objet des vues terrestres, c'est altérer sa sim. plicité sublime, c'est souiller sa sainteté par des intérêts humains : c'est cela qui est vraiment une impiété.

Ces distinctions sont de tout temps établies : on ne les a confondues que pour moi seul. En ôtant des institutions nationales la religion chrétienne, je l'établis la meilleure pour le genre humain. L'auteur de l'Esprit des lois a fait plus; il a dit que la musulmane étoit la meilleure pour les contrées asiatiques (*). Il raisonnoit en politique, et moi aussi. Dans quel pays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas à l'auteur, mais au livre (')? Pourquoi donc suis-je coupable? ou pourquoi ne l'étoit-il pas ?

Voilà, monsieur, comment, par des extraits fidèles, un critique équitable parvient à connoître les vrais sentimens d'un auteur et le desTelle est, monsieur, la plus forte consé- sein dans lequel il a composé son livre. Qu'on quence qu'on puisse tirer de ce chapitre, où, examine tous les miens par cette méthode, je bien loin de taxer le pur Évangile (1) d'être ne crains point les jugemens que tout honnête pernicieux à la société, je le trouve, en quel- homme en pourra porter. Mais ce n'est pas que sorte, trop sociable, embrassant trop tout ainsi que ces messieurs s'y prennent; ils n'ont le genre humain, pour une législation qui doit garde, ils n'y trouveroient pas ce qu'ils cherêtre exclusive; inspirant l'humanité plutôt que chent. Dans le projet de me rendre coupable à le patriotisme, et tendant à former des hommes tout prix, ils écartent le vrai but de l'ouvrage; plutôt que des citoyens (2). Si je me suis trom-ils lui donnent pour but chaque erreur, chaque pé, j'ai fait une erreur en politique; mais où est mon impiété?

La science du salut et celle du gouvernement sont très-différentes; vouloir que la première embrasse tout est un fanatisme de petit esprit; c'est penser comme les alchimistes, qui, dans l'art de faire de l'or, voient aussi la médecine universelle, ou comme les mahométans, qui prétendent trouver toutes les sciences dans l'Alcoran. La doctrine de l'Évangile n'a qu'un objet, c'est d'appeler et sauver tous les hommes;

(1) Lettres écrites de la campagne, page 30.

(2) C'est merveille de voir l'assortiment de beaux sentimens qu'on va nous enta-sant dans les livres; il ne faut pour cela que des mots, et les vertus en papier ne coûtent guère; mais ciles ne s'agencent pas tout-à-fait ainsi dans le cœur de l'homme, et il y a loin des peintures aux réalités. Le patriotisme et l'humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'autre : cet accord ne s'est jamais vu; il ne se verra jamais. parce qu'il est contraire à la nature, et qu'on ne peut donner deux objets à la même passion.

négligence échappée à l'auteur; et si par hasard il laisse un passage équivoque, ils ne manquent pas de l'interpréter dans le sens qui n'est pas le sien. Sur un grand champ couvert d'une moisson fertile, ils vont triant avec soin que!ques mauvaises plantes, pour accuser celui qui l'a semé d'être un empoisonneur.

Mes propositions ne pouvoient faire aucun mal à leur place, elles étoient vraies, utiles, honnêtes, dans le sens que je leur donnois. Ce sont leurs falsifications, leurs subreptions, leurs interprétations frauduleuses, qui les rendent punissables; il faut les brûler dans leurs livres, et les couronner dans les miens.

Combien de fois les auteurs diffamés et le public indigné n'ont-ils pas réclamé contre cette

(*) Voyez Livre XXIV. chap. 26.

(1) Il est bon de remarquer que le livre de l'Esprit des Lois fut imprimé pour la première fois à Genève, saus que les scholarques y trouvassent rien à reprendre, et que ce fut un pasteur qui corrigea l'édition.

sumé de ses vrais sentimens, et de le juger sur un pareil extrait? Dans quel désert faudroit-il fuir, dans quel antre faudroit-il se cacher, pour échapper aux poursuites de pareils hommes, qui, sous l'apparence du mal, puniroient le bien, qui compteroient pour rien le cœur, les intentions, la droiture partout évidente, et traiteroient la faute la plus légère et la plus involontaire comme le crime d'un scélérat? Y a-t-il un seul livre au monde, quelque vrai, quelque bon, quelque excellent qu'il puisse être, qui pût échapper à cette infâme inquisition? Non, monsieur, il n'y en a pas un, pas un seul, non pas l'Evangile même : car le mal qui n'y seroit pas, ils sauroient l'y mettre par leurs extraits infidèles, par leurs fausses interprétations.

manière odieuse de déchiqueter un ouvrage, d'en défigurer toutes les parties, d'en juger sur des lambeaux enlevés çà et là, au choix d'un accusateur infidèle, qui produit le mal lui-même en le détachant du bien qui le corrige et l'explique, en détorquant partout le vrai sens! Qu'on juge La Bruyère ou La Rochefoucauld sur des maximes isolées, à la bonne heure; encore sera-t-il juste de comparer et de compter. Mais, dans un livre de raisonnement, combien de sens divers ne peut pas avoir la même proposition, selon la manière dont l'auteur l'emploie et dont il la fait envisager! Il n'y a peut-être pas une de celles qu'on m'impute, à laquelle, au lieu où je l'ai mise, la page qui précède ou celle qui suit ne serve de réponse, et que je n'aie prise en un sens différent de ceNous vous déférons, oseroient-ils dire, un lui que lui donnent mes accusateurs. Vous ver- livre scandaleux, téméraire, impie, dont la rez, avant la fin de ces lettres, des preuves de morale est d'enrichir le riche et de dépouiller (1) cela qui vous surprendront. le pauvre; d'apprendre aux enfans à renier leur Mais qu'il y ait des propositions fausses, ré-mère et leurs frères (2), de s'emparer sans scrupréhensibles, blamables en elles-mêmes, cela suffit-il pour rendre un livre pernicieux? Un bon livre n'est pas celui qui ne contient rien de mauvais ou rien qu'on puisse interpréter en mal; autrement il n'y auroit point de bons livres mais un bon livre est celui qui contient plus de bonnes choses que de mauvaises; un bon livre est celui dont l'effet total est de mener au bien, malgré le mal qui peut s'y trouver. Eh! que seroit-ce, mon Dieu! si dans un grand ouvrage, plein de vérités utiles, de leçons d'humanité, de piété, de vertu, il étoit permis d'aller cherchant avec une maligne exactitude toutes les erreurs, toutes les propositions équivoques, suspectes, ou inconsidérées; toutes les inconséquences qui peuvent échapper dans le détail à un auteur surchargé de matière, accablé des nombreuses idées qu'elle lui suggère, distrait des unes par les autres, et qui peut à peine assembler dans sa tête toutes les parties de son vaste plan : s'il étoit permis de faire un amas de toutes ses fautes, de les aggraver les unes par les autres, en rapprochant ce qui est épars, en liant ce qui est isolé; puis, taisant la multitude de choses bonnes et louables qui les démentent, qui les expliquent, qui III, 53. (3) Mare, XI. 2; Luc. XIX, 30. — les rachètent, qui montrent le vrai but de l'aucelui teur, de donner cet affreux recueil pour de ses principes, d'avancer que c'est là le ré

pule du bien d'autrui (3), de n'instruire point les méchans, de peur qu'ils ne se corrigent et qu'ils ne soient pardonnés (*), de haïr père, mère, femme, enfans, tous ses proches (5); un livre où l'on souffle partout le feu de la discorde (6), où l'on se vante d'armer le fils contre le père (7), les parens l'un contre l'autre, (8), les domestiques contre leurs maîtres (9), où l'on approuve la violation des lois (1o), où l'on impose en devoir la persécution (''), où, pour porter les peuples au brigandage, on fait du bonheur éternel le prix de la force et la conquête des hommes violens (12).

Figurez-vous une âme infernale analysant ainsi tout l'Évangile, formant de cette calomnnieuse analyse, sous le nom de Profession de foi évangélique, un écrit qui feroit horreur, et les dévots pharisiens prônant cet écrit d'un air de triomphe comme l'abrégé des leçons de Jésus-Christ. Voilà pourtant jusqu'où peut mener cette indigne méthode. Quiconque aura lu mes livres, et lira les imputations de ceux qui m'accusent, qui me jugent, qui me condamnent,

(1) Matth., XIII, 12; Luc, XIX, 26.—(2) Matth., XII, 48; Marc. - (4) Marc, IV, 12; Jean, XII, 40. (5) Luc, XIV, 26. - (6) Matth., X,34; Luc. XII, 51, 52. — (7) Matth., X, 35; Luc, XII, 55. — (8) Ibid. (9) Matth., X, 36. — (10) Matth., XII, 2 et seq. — (11) Luc, XIV, 25.(2) Matth., XI, 12.

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qui me poursuivent, verra que c'est ainsi que tous m'ont traité.

Je crois vous avoir prouvé que ces messieurs ne m'ont pas jugé selon la raison : j'ai maintenant à vous prouver qu'ils ne m'ont pas jugé selon les lois. Mais laissez-moi reprendre un instant haleine. A quels tristes essais me vois-je réduit à mon âge! Devois-je apprendre si tard à faire mon apologie? Etoit-ce la peine de commencer?

LETTRE II.

De la religion de Genève. Principes de la réformation.
L'auteur entame la discussion des miracles.

Peut-être même en accordant que la politique et la philosophie pourront soutenir la liberté de tout écrire, le pousseroit-il trop loin (page 30). Ce n'est pas ce que je veux examiner ici.

Mais voici comment vos messieurs et lui tournent la chose pour autoriser le jugement rendu contre mes livres et contre moi. Ils me jugent moins comme chrétien que comme citoyen; ils me regardent moins comme impie envers Dieu que comme rebelle aux lois; ils voient moins en moi le péché que le crime, et l'hérésie que la désobéissance. J'ai, selon eux, attaqué la religion de l'état ; j'ai donc encouru la peine porla loi contre ceux qui l'attaquent. Voilà, par je crois, le sens de ce qu'ils ont dit d'intelligible pour justifier leur procédé.

tée

Je ne vois à cela que trois petites difficultés :

première, de savoir quelle est cette religion

de l'état; la seconde, de montrer comment je

l'ai attaquée; la troisième, de trouver cette loi selon laquelle j'ai été jugé.

J'ai supposé, monsieur, dans ma précédente lettre, que j'avois commis en effet contre la foi les erreurs dont on m'accuse, et j'ai fait voir la que ces erreurs, n'étant point nuisibles à la société, n'étoient pas punissables devant la justice humaine. Dieu s'est réservé sa propre défense et le châtiment des fautes qui n'offensent que lui. C'est un sacrilege à des hommes de se faire les vengeurs de la Divinité, comme si leur protection lui étoit nécessaire. Les magistrats, les rois, n'ont aucune autorité sur les âmes ; et

pourvu qu'on soit fidèle aux lois de la société dans ce monde, ce n'est point à eux de se mêler de ce qu'on deviendra dans l'autre, où ils n'ont aucune inspection. Si l'on perdoit ce principe de vue, les lois faites pour le bonheur du genre humain en seroient bientôt le tour

ment; et, sous leur inquisition terrible, les hommes, jugés par leur foi plus que par leurs œuvres, seroient tous à la merci de quiconque voudroit les opprimer.

Si les lois n'ont nulle autorité sur les sentimens des hommes en ce qui tient uniquement à la religion, elles n'en ont point non plus en cette partie sur les écrits où l'on manifeste ces sentimens. Si les auteurs de ces écrits sont punissables, ce n'est jamais précisément pour avoir enseigné l'erreur, puisque la loi ni ses ministres ne jugent pas de ce qui n'est précisément qu'une erreur. L'auteur des Lettres écrites de la campagne paroît convenir de ce principe (').

(1) A cet égard, dit-il page 22, je retrouve assez mes maximes dans celles des représentations. Et page 29, il regarde

sainte réformation évangélique. Voilà, sans Qu'est-ce que la religion de l'état? c'est la contredit, des mots bien sonnans. Mais qu'estmation évangélique? Le sauriez-vous, monce, à Genève aujourd'hui, que la sainte réforsieur, par hasard? En ce cas, je vous en félicite : quant à moi, je l'ignore. J'avois cru le savoir ci-devant; mais je me trompois ainsi que bien d'autres, plus savans que moi sur tout autre point, et non moins ignorans sur celui-là.

Quand les réformateurs se détachèrent de

l'Eglise romaine, ils l'accusèrent d'erreur; et, ils pour corriger cette erreur dans sa source, donnèrent à l'Écriture un autre sens que celui que l'Église lui donnoit. On leur demanda de quelle autorité ils s'écartoient ainsi de la doctrine reçue : ils dirent que c'étoit de leur autorité propre, de celle de leur raison. Ils dirent que le sens de la Bible étant intelligible et clair chacun étoit juge compétent de la doctrine, et à tous les hommes en ce qui étoit du salut, pouvoit interpréter la Bible, qui en est la règle, selon son esprit particulier; que tous s'accorderoient ainsi sur les choses essentielles; et que celles sur lesquelles ils ne pourroient s'accorder, ne l'étoient point.

Voilà donc l'esprit particulier établi pour uni

comme incontestable que personne ne peut être poursuivi que interprète de l'Écriture; voilà l'autorité de

pour ses idées sur la religion.

T. III.

l'Église rejetée; voilà chacun mis, pour la doc

trine, sous sa propre jurisdiction. Tels sont les deux points fondamentaux de la réforme : reconnoître la Bible pour règle de sa croyance, et n'admettre d'autre interprète du sens de la Bible que soi. Ces deux points combinés forment le principe sur lequel les chrétiens réformés se sont séparés de l'Église romaine et ils ne pouvoient moins faire sans tomber en contradiction; car quelle autorité interprétative auroient-ils pu se réserver, après avoir rejeté celle du corps de l'Église?

Mais, dira-t-on, comment, sur un tel principe, les réformés ont-ils pu se réunir? Comment, voulant avoir chacun leur façon de penser, ont-ils fait corps contre l'Église catholique? Ils le devoient faire: ils se réunissoient en ceci, que tous reconnoissoient chacun d'eux comme juge compétent pour lui-même. Ils toléroient et ils devoient tolérer toutes les interprétations hors une, savoir, celle qui ôte la liberté des interprétations. Or cette unique interprétation qu'ils rejetoient étoit celle des catholiques. Ils devoient donc proscrire de concert Rome seule, qui les proscrivoit également tous. La diversité même de leurs façons de penser sur tout le reste étoit le lien commun qui les unissoit. C'étoient autant de petits états ligués contre une grande puissance, et dont la confédération générale n'ôtoit rien à l'indépendance de chacun.

Voilà comment la réformation évangélique s'est établie, et voilà comment elle doit se conserver. Il est bien vrai que la doctrine du plus grand nombre peut être proposée à tous comme la plus probable ou la plus autorisée; le souverain peut même la rédiger en formule et la prescrire à ceux qu'il charge d'enseigner, parce qu'il faut quelque ordre, quelque règle dans les instructions publiques; et qu'au fond l'on ne gêne en ceci la liberté de personne, puisque nul n'est forcé d'enseigner malgré lui: mais il ne s'ensuit pas de là que les particuliers soient obligés d'admettre précisément ces interprétations qu'on leur donne et cette doctrine qu'on leur enseigne. Chacun en demeure seul juge pour lui-même, et ne reconnoît en cela d'autre autorité que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en état de bien choisir. Tel est le véritable esprit de la réformation, tel en est le vrai fondement. La raison

particulière y prononce, en tirant la foi de la règle commune qu'elle établit, savoir, l'Évangile; et il est tellement de l'essence de la raison d'être libre, que, quand elle voudroit s'asservir à l'autorité, cela ne dépendroit pas d'elle. Portez la moindre atteinte à ce principe, et tout l'évangélisme croule à l'instant. Qu'on me prouve aujourd'hui qu'en matière de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu'un, dès demain je me fais catholique, et tout homme conséquent et vrai fera comme moi.

Or la libre interprétation de l'Écriture emporte non-seulement le droit d'en expliquer les passages, chacun selon son sens particulier, mais celui de rester dans le doute sur ceux qu'on trouve douteux, et celui de ne pas comprendre ceux qu'on trouve incomprehensibles. Voilà le droit de chaque fidèle, droit sur lequel ni les pasteurs ni les magistrats n'ont rien à voir. Pourvu qu'on respecte toute la Bible et qu'on s'accorde sur les points capitaux, on vit selon la réformation évangélique. Le serment des bourgeois de Genève n'emporte rien de plus que cela. Or je vois déjà vos docteurs triompher sur ces points capitaux, et prétendre que je m'en écarte. Doucement, messieurs, de grace; ce n'est pas encore de moi qu'il s'agit, c'est de vous. Sachons d'abord quels sont, selon vous, ces points capitaux; sachons quel droit vous avez de me contraindre à les voir où je ne les vois pas, et où peut-être vous ne les voyez pas vous-mêmes. N'oubliez point, s'il vous plaît, que me donner vos décisions pour lois, c'est vous écarter de la sainte réformation évangélique, c'est en ébranler les vrais fondemens; c'est vous qui, par la loi, méritez punition.

Soit que l'on considère l'état politique de votre république lorsque la réformation fut instituée, soit que l'on pèse les termes de vos anciens édits par rapport à la religion qu'ils prescrivent, on voit que la réformation est partout mise en opposition avec l'Église romaine, et que les lois n'ont pour objet que d'abjurer les principes et le culte de celle-ci, destructifs de la liberté dans tous les sens.

Dans cette position particulière l'état n'existoit pour ainsi dire que par la séparation des deux Églises, et la république étoit anéantie si le papisme reprenoit le dessus. Ainsi la loi qui

fixoit le culte évangélique n'y considéroit que l'abolition du culte romain. C'est ce qu'attestent les invectives, même indécentes, qu'on voit contre celui-ci dans vos premières ordonnances, et qu'on a sagement retranchées dans la suite quand le même danger n'existoit plus: c'est ce qu'atteste aussi le serment du consistoire, lequel consiste uniquement à empêcher toutes idolâtries, blasphèmes, dissolutions, et autres choses contrevenantes à l'honneur de Dieu et à la réformation de l'Evangile. Tels sont les termes de l'ordonnance passée en 1562. Dans la revue de la même ordonnance en 1576, on mit à la tête du serment de veiller sur tous scandales (1) : ce qui montre que, dans la première formule du serment, on n'avoit pour objet que la séparation de l'Église romaine. Dans la suite on pourvut encore à la police: cela est naturel quand un établissement commence à prendre de la consistance; mais enfin, dans l'une et dans l'autre leçon, ni dans aucun serment de magistrats, de bourgeois, de ministres, il n'est question ni d'erreur ni d'hérésie. Loin que ce fùt là l'objet de la réformation ni des lois, c'eût été se mettre en contradiction avec soi-même. Ainsi vos édits n'ont fixé, sous ce mot de réformation, que les points controversés avec l'Église romaine.

Je sais que votre histoire, et celle en général de la réforme, est pleine de faits qui montrent une inquisition très-sévère, et que, de persécutés, les réformateurs devinrent bientôt persé cuteurs mais ce contraste, si choquant dans toute l'histoire du christianisme, ne prouve autre chose dans la vôtre que l'inconséquence des hommes et l'empire des passions sur la raison. A force de disputer contre le clergé catholique, le clergé protestant prit l'esprit disputeur et pointilleux. Il vouloit tout décider, tout régler, prononcer sur tout; chacun proposoit modestement son sentiment pour loi suprême à tous les autres ce n'étoit pas le moyen de vivre en paix. Calvin, sans doute, étoit un grand homme, mais enfin c'étoit un homme, et, qui pis est, un théologien : il avoit d'ailleurs tout l'orgueil du génie qui sent sa supériorité, et qui s'indigne qu'on la lui dispute. La plupart de ses collègues étoient dans le même

(1) Ordonn. ecclés., tit. III, art. LXXV.

cas; tous en cela d'autant plus coupables qu'ils étoient plus inconséquens.

Aussi quelle prise n'ont-ils pas donnée en ce point aux catholiques! et quelle pitié n'est-ce pas de voir dans leur défense ces savans hommes, ces esprits éclairés qui raisonnoient si bien sur tout autre article, déraisonner si sottement sur celui-là! ces contradictions ne prouvoient cependant autre chose, sinon qu'ils suivoient bien plus leurs passions que leurs principes. Leur dure orthodoxie étoit elle-même une hérésie. C'étoit bien là l'esprit des réformateurs, mais ce n'étoit pas celui de la réformation.

La religion protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement ; elle l'est autant qu'il est possible de l'être puisque le seul dogme qu'elle ne tolère pas est celui de l'intolérance. Voilà l'insurmontable barrière qui nous sépare des catholiques, et qui réunit les autres communions entre elles; chacune regarde bien les autres comme étant dans l'erreur; mais nulle ne regarde ou ne doit regarder cette erreur comme un obstacle au salut (').

Les réformés de nos jours, du moins les ministres, ne connoissent ou n'aiment plus leur religion. S'ils l'avoient connue et aimée, à la publication de mon livre ils auroient poussé de concert un cri de joie, ils se seroient tous unis avec moi, qui n'attaquois que leurs adversaires; mais ils aiment mieux abandonner leur propre cause que de soutenir la mienne; avec leur ton risiblement arrogant, avec leur rage de chicane et d'intolérance, ils ne savent plus ce qu'ils croient, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils disent. Je ne les vois plus que comme de mauvais valets des prêtres, qui les servent moins par amour pour eux que par haine contre moi (2). Quand ils auront bien disputé, bien chamaillé, bien ergoté, bien prononcé; tout au fort de leur petit triomphe, le clergé romain, qui maintenant rit et les laisse faire, viendra les

(1) De toutes les sectes du christianisme la luthérienne me paroît la plus inconséquente. Elle a réuni comme à plaisir contre elle seule toutes les objections qu'elles se font l'une à l'autre. Elle est en particulier intolérante comme l'Église romaine; mais le grand argument de celle-ci lui manque: elle est intolérante sans savoir pourquoi.

(2) Il est assez superflu, je crois, d'avertir que j'excepte ici mon pasteur, et ceux qui sur ce point pensent comme lui. J'ai appris depuis cette note à n'excepter personne, mais je la laisse, selon ma promesse, pour l'instruction de tout honnète homme qui peut être tenté de louer des gens d'église.

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