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La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l'original est dans tous les cœurs mais si le peintre n'avoit soin de flatter ces passions, les spectateurs seroient bientôt rebutés, et ne voudroient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c'est seulement à celles qui ne sont point générales, et qu'on hait naturellement. Ainsi l'auteur ne fait encore en cela que suivre le sentiment du public; et alors ces passions de rebut sont toujours employées à en faire valoir d'autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des spectateurs. Il n'y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la scène. Un homme sans passions, ou qui les domineroit toujours, n'y sauroit intéresser personne; et l'on a déjà remarqué qu'un stoïcien, dans la tragédie, seroit un personnage insupportable: dans la comédie, il feroit rire tout au plus.

Qu'on n'attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des sentimens ni des mœurs qu'il ne peut que suivre et embellir. Un auteur qui voudroit heurter le goût général composeroit bientôt pour lui seul. Quand Molière corrigea la scène comique, il attaqua des modes, des ridicules; mais il ne choqua pas pour cela le goût du public (); il le suivit ou le développa, comme fit aussi Corneille de son côté. C'étoit l'ancien théâtre qui commençoit à choquer ce goût, parce que, dans un siècle devenu plus poli, le théâtre gardoit sa première grossièreté. Aussi, le goût général ayant changé depuis ces deux auteurs, si leurs chefs-d'œuvre étoient encore à paroître, tomberoient-ils infailliblement aujourd'hui. Les connoisseurs ont beau les admirer toujours, si le public les admire encore, c'est plus par honte de s'en dédire que par un vrai sentiment de leurs beautés.

(') Pour peu qu'il anticipât, ce Molière lui-même avoit peine à se soutenir le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance, par ce qu'il le donna trop tôt, et que le public n'étoit pas mûr encore pour le Misanthrope.

Tout ceci est fondé sur une maxime évidente; savoir qu'un peuple suit souvent des usages qu'il méprise, ou qu'il est prêt à mépriser, sitôt qu'on osera lui en donner l'exemple. Quand, de mon temps, on jouoit la fureur des pantins, on ne faisoit que dire au théâtre ce que pensoient ceux mêmes qui passoient leur journée à ce sot amusement: mais les goûts constans d'un peuple, ses coutumes, ses vieux préjugés doivent être respectés sur la scène. Jamais poète ne s'est bien trouvé d'avoir violé cette loi.

On dit que jamais une bonne pièce ne tombe: vraiment je le crois bien, c'est que jamais une bonne pièce ne choque les mœurs (1) de son temps. Qui est-ce qui doute que sur nos théâtres la meilleure pièce de Sophocle ne tombât tout à plat? On ne sauroit se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point.

Tout auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand soin d'approprier sa pièce aux nôtres. Sans cette précaution, l'on ne réussit jamais, et le succès même de ceux qui l'ont prise a souvent des causes bien différentes de celles que lui suppose un observateur superficiel. Quand Arlequin sauvage (*) est si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu'ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu'un seul d'entre eux voulût pour cela lui ressembler? C'est, tout au contraire, que cette pièce favorise leur tour d'esprit, qui est d'aimer et rechercher les idées neuves et singulières. Or il n'y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C'est précisément leur aversion pour les choses communes qui les ramène quelquefois aux choses simples.

Il s'ensuit de ces premières observations que l'effet général du spectacle est de renforcer le caractère national, d'augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il sembleroit que cet effet, se bornant à charger et non changer les mœurs établies, la comédie seroit bonne aux bons et mauvaise aux méchans. Encore, dans le premier cas, resteroit-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point en vices. Je sais que la poétique du théâtre prétend faire tout le contraire, et purger les passions en les excitant : mais j'ai peine à bien concevoir cette règle. Seroit-ce que, pour devenir tempérant et sage, il faut commencer par être furieux et fou?

(1) Je dis le goût ou les mœurs indifféremment; car, bien que l'une de ces choses ne soit pas l'autre, elles ont toujours une origine commune et souffrent les mêmes révolutions. Ce qui ne signifie pas que le bon goût et les bonnes mœurs règnent toujours en même temps; proposition qui demande éclaircissement et discussion, mais qu'un certain état du goût répond toujours à certain état de mœurs, ce qui est incontestable.

(*) Comédie de Delisle de La Drevetière, jouée au Théâtre Italien, en 1724, et reprise plusieurs fois avec un égal succès.

G. P.

Eh! non, ce n'est pas cela, disent les par- | piraterie; à Messine, une vengeance bien sa

> tisans du théâtre. La tragédie prétend bien
que toutes les passions dont elle fait des ta-
› bleaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas
‣ toujours que notre affection soit la même que
› celle du personnage tourmenté par une pas-
⚫sion. Le plus souvent, au contraire, son but
» est d'exciter en nous des sentimens opposés
» à ceux qu'elle prête à ses personnages. Ils
disent encore que, si les auteurs abusent du
pouvoir d'émouvoir les cœurs pour mal placer
l'intérêt, cette faute doit être attribuée à l'igno-
rance et à la dépravation des artistes et non
point à l'art. Ils disent enfin que la peinture
fidèle des passions et des peines qui les accom-
pagnent suffit seule pour nous les faire éviter
avec tout le soin dont nous sommes capables.
Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de
toutes ces réponses, que consulter l'état de son
cœur à la fin d'une tragédie. L'émotion, le
trouble et l'attendrissement qu'on sent en soi-
même, et qui se prolongent après la pièce, an-
noncent-ils une disposition bien prochaine à
surmonter et régler nos passions? Les impres-
sions vives et touchantes dont nous prenons
l'habitude, et qui reviennent si souvent, sont-
elles bien propres à modérer nos sentimens au
besoin? Pourquoi l'image des peines qui nais-
sent des passions effaceroit-elle celle des trans-
ports de plaisir et de joie qu'on en voit aussi
naître, et que les auteurs ont soin d'embellir
encore pour rendre leurs pièces plus agréa-
bles? Ne sait-on pas que toutes les passions
sont sœurs, qu'une seule suffit pour en exciter
mille, et que les combattre l'une par l'autre
n'est qu'un moyen de rendre le cœur plus sen-
sible à toutes? Le seul instrument qui serve à
les purger est la raison; et j'ai déjà dit que la
raison n'avoit nul effet au théâtre. Nous ne par-
tageons pas les affections de tous les personna-
ges, il est vrai; car, leurs intérêts étant opposés,
il faut bien que l'auteur nous en fasse pré-
férer quelqu'un, autrement nous n'en pren-
drions point du tout: mais, loin de choisir pour
cela les passions qu'il veut nous faire aimer, il
est forcé de choisir celles que nous aimons. Ce
que j'ai dit du genre des spectacles doit s'en-
tendre encore de l'intérêt qu'on y fait régner.
A Londres, un drame intéresse en faisant haïr
les François; à Tunis, la belle passion seroit la

voureuse; à Goa, l'honneur de brûler des Juifs. Qu'un auteur (1) choque ces maximes, il pourra faire une fort belle pièce où l'on n'ira point: et c'est alors qu'il faudra taxer cet auteur d'ignorance, pour avoir manqué à la première loi de son art, à celle qui sert de base à toutes les autres, qui est de réussir. Ainsi le théâtre purge les passions qu'on n'a pas, et fomente celles qu'on a. Ne voilà-t-il pas un remède bien administré?

Il y a donc un concours de causes générales et particulières qui doivent empêcher qu'on ne puisse donner aux spectacles la perfection dont on les croit susceptibles, et qu'ils ne produisent les effets avantageux qu'on semble en attendre. Quand on supposeroit même cette perfection aussi grande qu'elle peut être, et le peuple aussi bien disposé qu'on voudra; encore ces effets se réduiroient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sache que trois sortes d'instrumens à l'aide desquels on puisse agir sur les mœurs d'un peuple; savoir, la force des lois, l'empire de l'opinion, et l'attrait du plaisir. Or les lois n'ont nul accès au théâtre, dont la moindre contrainte feroit (2) une peine et non pas un amusement. L'opinion n'en dépend point, puisqu'au lieu de faire la loi au public, le théâtre la reçoit de lui; et, quant au plaisir qu'on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent.

Examinons s'il en peut avoir d'autres. Le théâtre, me dit-on, dirigé comme il peut et doit l'être, rend la vertu aimable et le vice odieux. Quoi donc ! avant qu'il y eût des comé

(1) Qu'on mette, pour voir, sur la scène françoise un homme droit et vertueux, mais simple et grossier, sans amour, sans

galanterie, et qui ne fasse point de belles phrases; qu'on y mette
un sage sans préjugés, qui, ayant reçu un affront d'un spadas-
sin, refuse de s'aller faire égorger par l'offenseur; et qu'ou

épuise tout l'art du théâtre pour rendre ces personnages in-
réussit.
téressans comme le Cid au peuple françois : j'aurai tort si l'on

(2) Les lois peuvent déterminer les sujets, la forme des pièces, la manière de les jouer; mais elles ne sauroient forcer le public à s'y plaire. L'empereur Néron, chantant au théâtre, faisoit égorger ceux qui s'endor moient; encore ne pouvoit-il tenir tout le monde éveillé et peu s'en fallut que le plaisir d'un court sommeil ne coûtât la vie à Vespasien (*). Nobles acteurs de l'Opéra de Paris, ah! si vous eussiez joui de la puissance impériale, je ne gémirois pas maintenant d'avoir

trop vécu!

(") SCLTON., in Vespas., cap. 4.

TAGIT., Ann. xvi, 3.

G. P.

dies n'aimoit-on point les gens de bien? ne haïssoit-on point les méchans? et ces sentimens sont-ils plus foibles dans les lieux dépourvus de spectacles? Le théâtre rend la vertu plus aimable..... Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui! Les méchans sont haïs sur la scène..... Sont-ils aimés dans la société quand on les y connait pour tels? Est-il bien sûr que cette haine soit plutôt l'ouvrage de l'auteur que des forfaits qu'il leur fait commettre? Est-il bien sûr que le simple récit de ces forfaits nous en donneroit moins d'horreur que toutes les couleurs dont il nous les peint? Si tout son art consiste à nous montrer les malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois point ce que cet art a de si admirable, et l'on ne prend là-dessus que trop d'autres leçons sans celle-là. Oserai-je ajouter un soupçon qui me vient? Je doute que tout homme à qui l'on exposera d'avance les crimes de Phèdre ou de Médée ne les déteste plus encore au commencement qu'à la fin de la pièce: et si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du théâtre?

Je voudrois bien qu'on me montrât clairement et sans verbiage par quels moyens il pourrait produire en nous des sentimens que nous n'aurions pas, et nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n'en jugeons en nous-mêmes. Que toutes ces vaines prétentions approfondies sont puériles et dépourvues de sens! Ah! si la beauté de la vertu étoit l'ouvrage de l'art, il y a long-temps qu'il l'auroit défigurée. Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l'homme est né bon, je le pense et crois l'avoir prouvé : la source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous et non dans les pièces. Il n'y a point d'art pour produire cet intérêt, mais seulement pour s'en prévaloir. L'amour du beau (1) est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l'amour de soi-même; il n'y

(1) C'est du beau moral qu'il est ici question. Quoi qu'en disent les philosophes, cet amour est inné dans l'homme, et sert de principe à la conscience. Je puis citer en exemple de cela

la petite pièce de Nanine, qui a fait murmurer l'assemblée, et ne s'est soutenue que par la grande réputation de l'auteur; et cela parce que l'honneur, la vertu, les purs sentimens de la nature, y sont préférés à l'impertinent préjugé des conditions.

naît point d'un arrangement de scènes ; l'auteur ne l'y porte pas, il l'y trouve; et de ce pur sentiment qu'il flatte naissent les douces larmes qu'il fait couler.

Imaginez la comédie aussi parfaite qu'il vous plaira; où est celui qui, s'y rendant pour la première fois, n'y va pas déjà convaincu de ce qu'on y prouve, et déjà prévenu pour ceux qu'on y fait aimer? Mais ce n'est pas de cela qu'il est question; c'est d'agir conséquemment à ses principes et d'imiter les gens qu'on estime. Le cœur de l'homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes purement spectateurs, nous prenons à l'instant le parti de la justice, et il n'y a point d'acte de méchanceté qui ne nous donne une vive indignation, tant que nous n'en tirons aucun profit: mais quand notre intérêt s'y mêle, bientôt nos sentimens se corrompent ; et c'est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. N'est-ce pas un effet nécessaire de la constitution des choses, que le méchant tire un double avantage de son injustice et de la probité d'autrui? Quel traité plus avantageux pourroit-il faire, que d'obliger le monde entier d'être juste, excepté lui seul, en sorte que chacun lui rendit fidèlement ce qui lui est dû, et qu'il ne rendit ce qu'il doit à personne? Il aime la vertu, sans doute; mais il l'aime dans les autres, parce qu'il espère en profiter; il n'en veut point pour lui, parce qu'elle lui seroit coûteuse. Que va-t-il donc voir au spectacle? Précisément ce qu'il voudroit trouver partout; des leçons de vertu pour le public, dont il s'excepte, et des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu'on n'exige rien de lui.

J'entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur; soit. Mais quelle est cette pitié? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile, qui se repaît de quelques larmes, et n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. Ainsi pleuroit le sanguinaire Sylla au récit des maux qu'il n'avoit pas faits lui-même : ainsi se cachoit le tyran de Phère au spectacle, de peur qu'on ne le vit

gémir avec Andromaque et Priam (*), tandis qu'il écoutoit sans émotion les cris de tant d'infortunés qu'on égorgeoit tous les jours par ses ordres. Tacite rapporte (**) que Valérius-Asiaticus, accusé calomnieusement par l'ordre de Messaline, qui vouloit le faire périr, se défendit par-devant l'empereur d'une manière qui toucha extrêmement ce prince et arracha des larmes à Messaline elle-même. Elle entra dans une chambre voisine pour se remettre, après avoir, tout en pleurant, averti Vitellius à l'oreille de ne pas laisser échapper l'accusé. Je ne vois pas au spectacle une de ces pleureuses de loges si fières de leurs larmes que je ne songe à celles de Messaline pour ce pauvre ValériusAsiaticus.

Si, selon la remarque de Diogène-Laërce, le cœur s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux véritables; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne feroit la présence même des objets imités, c'est moins, comme le pense l'abbé du Bos, parce que les émotions sont plus foibles et ne vont jamais jusqu'à la douleur (1), que parce qu'elles sont pures et sans mélange d'inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre; au lieu que les infortunés en personne exigeroient de nous des soins, des soulagemens, des consolations, des travaux, qui pourroient nous associer à leurs peines, qui coûteroient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d'être exemptés. On diroit que notre cœur se resserre, de peur de s'attendrir à nos dépens.

Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables et pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui? N'est-il pas content de lui-même? Ne s'applaudit-il pas de sa belle âme? Ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par

(*) PLUTARQUE, de la Fortune d'Alexandre, 11. § 2. Voyez

le même trait dans Montaigne, Liv. 11, chap. 27.

(**) Annal. xi, 2.

G. P.

G. P.

() Il dit que le poète ne nous afflige qu'autant que nous le voulons; qu'il ne nous fait aimer ses héros qu'autant qu'il nous

plaît. Cela est contre toute expérience. Plusieurs s'abstiennent d'aller à la tragédie, parce qu'ils en sont émus au point d'en être incommodés ; d'autres, honteux de pleurer au spectacle, y pleurent pourtant malgré eux; et ces effets ne sont pas assez rares pour n'être qu'une exception à la maxime de cet auteur.

l'hommage qu'il vient de lui rendre? Que voudroit-on qu'il fit de plus? Qu'il la pratiquât lui-même? Il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien.

Plus j'y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu'on met en représentation au théâtre on ne l'approche pas de nous, on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'Essex, le règne d'Élisabeth se recule à mes yeux de dix siècles; et si l'on jouoit un événement arrivé hier dans Paris, on me le feroit supposer du temps de Molière. Le théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtemens. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l'on se croiroit aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros que de parler en vers et d'endosser un habit à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentimens et toutes ces brillantes maximes qu'on vante avec tant d'emphase; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu'il y auroit de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet, tous les devoirs de l'homme; à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre, Dieu vous assiste!

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la scène, et rapprocher dans la comédie le ton du théâtre de celui du monde : mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint; et un laid visage ne paroît point laid à celui qui le porte. Que si l'on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance de la nature, et le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules; et de là résulte un très-grand inconvénient, c'est qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effraient plus, et qu'on ne sauroit guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire? Pourquoi, monsieur? Parce que les bons ne tournent point les méchans en dérision, mais les écrasent de leur mépris, et que

gnation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l'arme favorite du vice. C'est par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte.

rien n'est moins plaisant et risible que l'indi- | l'un plus qu'on ne donneroit à l'autre, ce qui rendroit ce même théâtre moins parfait encore. Ce n'est pas qu'un homme de génie ne puisse inventer un genre de pièces préférable à ceux qui sont établis : mais ce nouveau genre, ayant besoin pour se soutenir des talens de l'auteur, périra nécessairement avec lui; et ses successeurs, dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intéresser et de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous? Des actions célèbres, de grands noms, de grands crimes, et de grandes vertus dans la tragédie; le comique et le plaisant dans la comédie; et toujours l'amour dans toutes deux ('). Je demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela.

Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut donner de la forme des spectacles, dirigés vers l'utilité publique. C'est une erreur, disoit le grave Muralt (*), d'espérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le poète ne peut qu'altérer ces rapports pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comique, il les diminue et les met au-dessous de l'homme; dans le tragique, il les étend pour les rendre héroïques, et les met au-dessus de l'humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au théâtre d'autres êtres que nos semblables. J'ajouterai que cette différence est si vraie et si reconnue, qu'Aristote en fait une règle dans sa Poétique (**): Comœdia enim deteriores, tragoedia meliores quam nunc sunt, imitari conantur. Ne voilà-t-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n'est point, et laisse, entre le défaut et l'excès, ce qui est, comme une chose inutile? Mais qu'importe la vérité de l'imitation, pourvu que l'illusion y soit? Il ne s'agit que de piquer la curiosité du peuple. Ces productions d'esprit, comme la plupart des autres, n'ont pour but que les applaudissemens. Quand l'auteur en reçoit et que les acteurs les partagent, la pièce est parvenue à son but et l'on n'y cherche point d'autre utilité. Or, si le bien est nul, reste le mal; et comme celui-ci n'est pas douteux, la question me paroit décidée. Mais passons à quelques exemples qui puissent en rendre la solution plus sensible.

Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver en conséquence des précédentes, que le théâtre françois, avec les défauts qui lui restent, est cependant à peu près aussi parfait qu'il peut l'être, soit pour l'agrément, soit pour l'utilité ; et que ces deux avantages y sont dans un rapport qu'on ne peut troubler sans ôter à

(*) Il est plus d'une fois question de cet écrivain dans la Nouvelle Héloïse. Voyez ci-devant, tome II, pages 416 et 548. G. P. (**) Chap. vi. G. P.

On me dira que, dans ces pièces, le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela seroit, la plupart des actions tragiques, n'étant que de pures fables, des événemens qu'on sait être de l'invention du poète, ne font pas une grande impression sur les spectateurs ; à force de leur montrer qu'on veut les instruire, on ne les instruit plus. Je réponds encore que ces punitions et ces récompenses s'opèrent toujours par des moyens si peu communs, qu'on n'attend rien de pareil dans le cours naturel des choses bumaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il n'est ni ne peut être généralement vrai : car cet objet n'étant point celui sur lequel les auteurs dirigent leurs pièces, ils doivent rarement l'atteindre, et souvent il seroit un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu'importe, pourvu qu'on en impose par un air de grandeur? Aussi la scène françoise, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus régulière qui ait encore existé, n'est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres héros témoin Catilina, Mahomet, Atrée, et beaucoup d'autres.

Je comprends bien qu'il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l'effet moral d'une tragédie, et qu'à cet égard l'objet est rempli quand on s'intéresse pour l'infortuné

(1) Les Grecs n'avoient pas besoin de fonder sur l'amour le principal intérêt de leur tragédie, et ne l'y fondoient pas en effet. La nôtre, qui n'a pas la même ressource, ne sauroit se passer de cet intérêt. On verra dans la suite la raison de cette différence.

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