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soit politiques, soit civils. Les Genevois étoient, sous ce double rapport, divisés en cinq classes bien distinctes les citoyens, les bourgeois, les habitans, les natifs, et les sujets.

Les deux premières classes seules prenoient part au gouvernement et à la législation, avec cette différence entre elles qu'il n'y avoit que les citoyens

ET PRÉCIS DES Événemens qui en fFURENT LA SUITE. qui pussent parvenir aux principales magistratures.

(P. G. Petitain.)

Notre auteur, dans ses Confessions, fait connoître toutes les circonstances qui se lient à la publication des Lettres de la montagne, et les motifs qui l'ont décidé à faire cet ouvrage. Mais les détails dans lesquels il entre à ce sujet ne suffisent pas pour bien comprendre tout ce qui regarde, dans ces Lettres, la politique et le gouvernement, si l'on n'a pas en outre une idée exacte de la constitution de Genève à l'époque où elles parurent. Cette connoissance n'est pas moins nécessaire pour l'intelligence parfaite des Lettres de Rousseau, en assez grand nombre, où il est question des troubles qui agitoient sa patrie et dont il fut la cause ou l'occasion. Cette considération nous décide à tracer un tableau abrégé de la constitution de Genève à l'époque dont il s'agit, et même à y joindre un précis des événemens qui s'y rapportent, par l'effet desquels il s'opéra dans cette république des changemens importans. L'intérêt général que ces événemens ont excité dans leur temps tient en grande partie aux écrits et à la personne de Rousseau; et puisque ces écrits subsistent et sont lus encore aujourd'hui, il n'est pas tellement affoibli qu'on ne sente le besoin d'avoir au moins, sur ce qui sert de texte à notre auteur, des notions suffisantes pour le comprendre parfaitement.

Il s'en falloit beaucoup que dans la république de Genève tous ses membres fussent égaux en droits,

T. HI.

Le citoyen devoit être fils d'un citoyen ou d'un bourgeois, et être né dans la ville. Le bourgeois étoit celui qui avoit obtenu des lettres de bourgeoisie; elles lui donnoient le droit de se livrer à tous les genres de commerce, et il ne pouvoit être expulsé que par jugement. Le fils d'un bourgeois restoit bourgeois comme son père, s'il naissoit hors du territoire. Le nombre des citoyens et bourgeois ensemble n'a jamais excédé seize cents.

La classe des habitans se composoit des étrangers qui avoient acheté le droit d'habiter dans la ville.

Les natifs étoient les enfans de ces habitans, nés dans la ville. Quoiqu'ils eussent acquis quelques prérogatives dont leurs pères étoient privés, ils n'avoient le droit de faire aucun commerce, beaucoup de professions leur étoient interdites, et cependant c'étoit sur eux principalement que portoit le fardeau des impôts. En toute espèce de charge publique la personne et les propriétés du natif étoient taxées plus que celles du citoyen et du bourgeois.

Enfin, les sujets étoient les habitans du territoire, qu'ils y fussent nés ou non. Leur dénomination seule donne l'idée de leur nullité sous tous les rapports (*).

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Si l'organisation civile et politique de l'état de Genève présentoit ainsi cinq classes d'hommes, le gouvernement de cet état offroit aussi dans son ensemble cinq ordres ou centres d'autorité dépendans les uns des autres, et dont voici les noms et les attributions.

faite, ni aucun impôt perçu sans la participation du Conseil général, qui de plus ayoit le droit de guerre et de paix.

Un Procureur général, pris dans le Conseil des Deux-Cents, mais qui n'étoit attaché à aucun corps en particulier, faisoit office de partie publique pour la poursuite des délits, pour la surveillance des tutelles et curatelles, pour défendre et soutenir en toute chose les droits du fisc et du public en général. C'étoit en un mot l'homme de la loi; et, quoique sans autorité personnelle, il jouissoit de beaucoup de considération. Il étoit nommé par le Conseil gé

1o Le petit Conseil ou Conseil des Vingt-Cinq, quelquefois nommé Sénat, composé de membres à vie, avoit la haute police et l'administration des affaires publiques, étoit juge en troisième ressort des procès civils et juge souverain des causes criminelles; il donnoit le droit de bourgeoisie, et avoit l'initiative dans tous les autres Conseils dont il fai-néral, sur une présentation en nombre double, faite soit lui-même partie.

2o Quatre syndics élus annuellement par le Conseil général dont il sera ci-après parlé, et choisis parmi les membres du petit Conseil, dirigeoient ce dernier, et se partageoient toutes les branches d'administration. Le premier syndic présidoit tous les Conseils.

3o Le Conseil qui avoit conservé la dénomination du Deux-Cents, quoique depuis 1738 le nombre en eût été porté à deux cent cinquante, nommoit aux places vacantes dans le petit Conseil, qui présentoit lui-même deux candidats pour chacune d'elles. Le Deux-Cents à son tour étoit élu par le petit Conseil, qui faisoit une promotion toutes les fois que la mort avoit réduit le nombre des membres à deux cents. Il avoit le droit de faire grâce, de battre monnoie, jugeoit en second ressort les procès civils, présentoit au Conseil général les candidats pour les premières charges de la république, et faisoit au petit Conseil, qui étoit tenu d'en délibérer, toutes les propositions qu'il jugeoit convenables au bien de l'état; mais lui-même ne pouvoit délibérer et prendre une décision que sur les questions qui lui étoient portées par le petit Conseil.

4o Le Conseil des Soixante, formé des membres du petit Conseil et de trente-cinq membres du DeuxCents, ne s'assembloit que pour délibérer sur les affaires secrètes et de politique extérieure. C'étoit moins un ordre dans l'état, qu'une espèce de comité diplomatique, sans fonctions spéciales et sans autorité réelle.

5o Enfin, le Conseil général ou Conseil souverain, formé de tous les citoyens et bourgeois sans exception, avoit seulement le droit d'approuver ou de rejeter les propositions qui lui étoient faites, et rien n'y pouvoit être traité sans l'approbation du Deux-Cents. D'ailleurs, aucune loi ne pouvoit être

saus se permettre aucune réflexiou à ce sujet. Et ce qui ajoute à l'étonnement, c'est que dans cette même note, réduisant à cinq le nombre des classes, y compris les simples étrangers, il semble regarder les sujets (formant environ le tiers de la population totale) comme n'existant pas.

par le Deux-Cents, et étoit élu pour trois ans, avec faculté d'être réélu pour trois autres années.

La surveillance de la police ordinaire et le jugement des causes civiles en première instance appartenoient à un tribunal de six membres nommés Auditeurs, et élus par le Conseil général. Ce tribunal étoit présidé par un membre du petit Conseil, qui portoit le titre de Lieutenant. Deux Châtelains, élus de même, exerçoient dans la campagne le même pouvoir que le tribunal dans la ville.

Le militaire de la république se composoit d'une garnison soldée de sept cent vingt hommes, divisée en douze compagnies, et de quatre régimens de milice bourgeoise, commandés par des membres du petit Conseil. Il y avoit en outre trois cents artilleurs et une compagnie de dragons.

Tout citoyen en charge étoit sujet au grabeau, véritable censure, dont l'usage même subsiste encore, mais beaucoup restreint et modifié. Voici quelle en étoit la forme: chaque Conseil s'assembloit à une époque déterminée pour grabeler ses subordonnés, et même, en certain cas, ses propres membres. En l'absence du grabelé, chaque membre, opinant à son tour, disoit ce qu'il pensoit du sujet dont il s'agissoit, tant en bien qu'en mal. Un certain nombre d'opinions défavorables étoit pour le grabelé un titre d'exclusion; mais dans les temps tranquilles, cette exclusion étoit à peu près sans exemple, et le président du corps grabelant, qui venoit rendre compte du résultat de l'opération au grabelé, n'avoit, pour l'ordinaire, à lui faire que des complimens. Les candidats pour un office étoient également, avant l'élection, grabelés par le corps élisant.

Outre cette censure dans l'ordre politique, il en existoit une seconde dans l'ordre moral, exercée d'un côté par le Consistoire, de l'autre par la Chambre de réforme. Cette chambre, composée d'un syndic et de quelques membres du petit Conseil et du Deux-Cents, veilloit uniquement à la répression du luxe et au maintien des lois somptuaires.

Quand des citoyens ou hourgeois, réunis en

plus ou moins grand nombre, adressoient, sous forme de représentations, soit au petit Conseil, soit au Deux-Cents, leurs plaintes ou griefs contre quelque transgression de loi ou empiétement d'autorité, chacun de ces deux Conseils faisoit souvent valoir, pour toute raison, ce qu'ils appeloient leur droit négatif, droit par lequel ils se prétendoient autorisés à rejeter, sans être tenus d'en donner aucun motif, les demandes qui leur étoient faites.

ment lorsqu'en 1707, à l'occasion d'un mouvement populaire, le petit Conseil, s'étant procuri le secours de quatre cents soldats bernois et zurckois fit fusiller en secret et dans sa prison Pierre Fatio, qui s'étoit montré le plus ardent défenseur de la liberté à cette époque, et qu'au mépris d'une amnis tie solennelle, plus de quatre-vingts personnes furent exilées et flétries.

De nouveaux abus d'autorité excitèrent, en 1758, un mouvement semblable; il y eut prise d'armes et même hostilités ouvertes, pour la cessation desquelles la France, Zurick et Berne, offrirent leur arbitrage. Cet arbitrage fut accepté, et il en résulta l'édit constitutionnel de la même année, auquel les puissances médiatrices ajoutèrent un acte de garantie mutuelle.

Tous ces documens nous sont fournis par deux historiens genevois (*), et l'un d'eux y ajoute cette observation, que le gouvernement de Genève, sous ces formes populaires en apparence, formoit une véritable aristocratie héréditaire. « Un assez petit » nombre de familles patriciennes étoient en pos» session des honneurs et des places importantes. » Les affaires de l'état se traitoient presque unique» ment dans le petit Conseil ou dans celui des » Deux-Cents, et le Conseil général n'étoit assem» blé chaque année que pour quelques élections, et » encore se trouvoit-il tellement dans la dépen» dance du petit Conseil, que son influence étoit » presque nulle... Son élection, quelle qu'elle fût, » tomboit toujours sur les mêmes familles ... D'ail>> leurs, il étoit composé d'individus dont un grand » nombre dépendoit, sous divers rapports, des » chefs de l'état; et si quelques citoyens avoient es»sayé de remuer et de faire valoir d'anciennes pré-sures ecclésiastiques pour une faute honteuse, re» rogatives, le petit Conseil leur auroit facilement » fermé la bouche par un acte d'autorité. » ( PICOT, tome III, page 192.)

A la vérité le même historien nous apprend encore que,« Si les citoyens ne possédoient pas des >> droits politiques considérables............., un gouverne»ment paternel ne négligeoit rien de ce qui pou>> voit contribuer à leur bonheur...; ils étoient aussi » heureux qu'ils pouvoient raisonnablement le dé» sirer.» (Ibid., page 195.)

Cet heureux état de choses se conçoit aisément dans une si petite république ; mais il faut dire aussi que cette paternité du gouvernement n'avoit aucune garantie réelle, et elle se démentoit cruellement elle-même, quand ce gouvernement, ayant reçu des réclamations ou demandes auxquelles il s'étoit refusé d'accéder, avoit pu concevoir quelques craintes pour le maintien de son pouvoir. Les faits que Rousseau rapporte et qui n'ont pas été contestés, et beaucoup d'autres encore non moins graves, et dont il ne parle pas, prouvent trop bien que très-souvent les lois fondamentales et les formes conservatrices de la vie et des propriétés, furent violées de la manière la plus odieuse, notam

(*) D'YVERNOIs, Tableau des deux de nie: es révolutions de Genève, 1789, 2 vol. in-8o; PICOT, Histoire de Genève, 1811, 3 vol, in-8°.

Enfin, le décret lancé contre Rousseau, en 1762, fut le signal d'une troisième révolution, en donnant lieu à des représentations sur l'inobservation des lois à son égard. Le petit Conseil ne répondit aux représentans que par l'exercice du droit négatif. Ce refus de rendre justice amena de la part des citoyens et bourgeois, réunis en conseil général, celui d'élire des syndics, selon l'usage; ce qui étoit sans exemple dans les fastes de la république. A peu près dans le même temps, un citoyen, nommé Robert Covelle, qui avoit encouru les cen

fusa de se mettre à genoux devant le Consistoire, suivant l'usage; et ce refus qui, dans un autre temps, eût à peine attiré l'attention, appuyé cette fois par un assez grand nombre de citoyens, fut une cause nouvelle de discorde. Dans ces circonstances, l'ouvrage de Rousseau et une Réponse aux Lettres écrites de la campagne, brochure composée par quelques représentans, ne contribuèrent pas peu à exaspérer les esprits. « Genève, dit l'his»torien cité plus haut, retraçoit le tableau que » Rome avoit déjà offert au monde : d'un côté, les >> patriciens, formant le petit nombre, entraînés à >> des concessions qui devenoient chaque jour plus » considérables; de l'autre, le peuple, abusant de >> sa force et demandant toujours davantage à » mesure qu'on lui accordoit. »

Quatre ans s'étoient passés ainsi, quand le Sénat, pressé plus vivement que jamais, eut recours aux trois puissances garantes de l'exécution de l'édit de 1738. Les médiateurs n'ayant pu parvenir à accorder les parties contestantes, se retirèrent à Soleure, où ils rédigèrent une espèce de jugement sous le nom de prononcé, auquel le duc de Choiseul tenta de soumettre les Genevois en employant contre eux tous les moyens possibles de contrainte, excepté pourtant la force ouverte (*); mais la fer(*) M. Lacretelle se trompe quand il dit dans son Histoire

meté des citoyens rendit ces moyens inutiles. Ils allèrent jusqu'à s'armer de pistolets au moment de se réunir en conseil général, menaçant de casser la tête au premier qui consentiroit à entendre seule ment la lecture de ce prononcé, où ils ne voyoient autre chose que la loi de l'étranger, qu'on vouloit leur faire subir. Ils avoient réussi d'un autre côté à intéresser l'Angleterre en leur faveur, et Voltaire lui-même, en prenant intérêt à leur cause, y ajoutoit tout le poids de son influence personnelle. Enfin, renonçant à l'emploi de la force, le Sénat entama avec les citoyens des négociations qui amenèrent le traité de 1768, nommé Édit de pacification. Par cet édit, le Conseil général obtint l'élection de la moitié des membres du petit Conseil, et le droit appelé de réélection, c'est-à-dire, de pouvoir, chaque année, exclure du Sénat quatre de ses membres, lesquels, après une seconde exclusion de ce genre, n'y pouvoient plus rentrer. Ce droit fut surtout accordé au Conseil général, pour balancer l'abus du droit négatif, sur lequel on ne stipula rien.

Deux ans après, les dissensions recommencèrent, et cette fois ce furent les prétentions des natifs qui les firent naître. Mais comme dès ce moment, il n'est plus question de Genève dans aucun écrit de Rousseau, ni dans ses Lettres, ces dissensions deviennent étrangères à notre objet. On sait trop bien d'ailleurs quel en fut le triste et dernier résultat.

Mais un événement qui se rapporte à ces derniers temps, et que ceux qui lisent et qui aiment notre auteur ne peuvent qu'apprendre avec intérêt, c'est l'établissement, à Genève, d'une constitution vraiment républicaine, faite pour prévenir à jamais tout trouble et dissension nouvelle, offrant tous les avantages attachés à cet ordre de choses dans un petit état, sans les inconvéniens qu'on en pourroit craindre dans un plus grand, telle enfin que Rousseau lui-même n'eût osé la prévoir et peut-être l'imaginer, mais qui n'en est que plus conforme à ces principes d'éternelle raison, d'ordre public et de justice rigoureuse, que ses écrits, entendus et interprétés comme ils doivent l'être, ne pouvoient manquer de rendre en quelque sorte populaires. On peut donc, sous plus d'un rapport, la considérer comme son ouvrage. Le 24 août 1844, la nation genevoise accepta, à une immense majorité des suffrages, un édit constitutionnel maintenant en pleine vigueur (*), et dont on paroît ressentir chaque jour davantage le bienfait. Plus de distinction de classes;

(t. IV. p. 165) que M. de Choiseul fit entrer un corps de tronpes dans Genève.

(*) Il a reçu depuis quelques modifications, mais qui ne sont d'aucune importance.

tous les Genevois, habitant la ville ou son territoire, sont égaux en droits politiques et civils, avec la seule restriction admise dans la Charte françoise pour l'exercice des premiers dans les assemblées électorales, le payement d'une somme fixe en contributions directes. D'ailleurs, les principes de la même Charte se retrouvent dans la Charte genevo se, relativement à la dist ntion des trois pouvoirs et leur dépendance réciproque, à l'aptitude de tous les citoyens pour parvenir aux emplois, à la liberté de la presse, à la tolérance religieuse. En un mot, dans cette heureuse cité, qui, proportionnellement, offre, réunis dans son sein, plus de foyers de lumières, plus d'hommes d'un eminent mérite, plus de moyens de bonheur de toute espèce qu'en aucun lieu du monde, tout assure aux citoyens une existence sociale telle, que la théorie, même la plus sévère en libéralité, ne semble guère pouvoir en faire naître une plus propre à un corps politique. Puissent tous les membres de celui-ci, fidèles au sacrifice fait par eux à la religion et à la patrie, et consacré dans leur acte constitutionnel, surtout peu jaloux d'un agrandissement de territoire qu'une loi éventuelle, accolée à cet acte, fait voir avec regret, mis par eux dans l'ordre des possibles, même des vraisemblances, sentir constamment tout le bonheur de cette existence, et se rappeler aussi avec reconnoissance l'illustre et malheureux écrivain qui leur a certainement ouvert au moins les voies pour y parvenir !

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