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avec fruit le spectacle de la vie : mais c'est dans son pays que chacun devroit en paix achever la sienne.

Il me semble, monsieur, que vous me censurez bien gravement sur une réflexion qui me paroît très-juste, et qui, juste ou non, n'a point dans mon écrit le sens qu'il vous plaît de lui donner par l'addition d'une seule lettre. Si la nature nous a destinés à étre saints', me faites-vous dire, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal depravé. Je vous avoue que si j'avois ainsi confondu la santé avec la sainteté, et que la proposition fût vraie, je me croirois très-propre à devenir un grand saint moi-même dans l'autre monde, ou du moins à me porter toujours bien dans celui-ci.

Je finis, monsieur, en répondant à vos trois dernières questions. Je n'abuserai pas du temps que vous me donnez pour y réfléchir; c'est un soin que j'avois pris d'avance.

Un homme, ou tout autre étre sensible, qui n'auroit jamais connu la douleur auroit-il de la pitié, et seroit-il ému à la vue d'un enfant qu'on égorgeroit? Je réponds que non.

Pourquoi la populace, à qui M. Rousseau accorde une si grande dose de pitié, se repait-elle avec tant d'avidité du spectacle d'un malheureux expirant sur la roue? Par la même raison que vous allez pleurer au théâtre et voir Séide égorger son père, ou Thyeste boire le sang de son fils. La pitié est un sentiment si délicieux, qu'il n'est pas étonnant qu'on cherche à l'éprouver. D'ailleurs chacun a une curiosité secrète d'étudier les mouvemens de la nature aux approches de ce moment redoutable que nul ne peut éviter. Ajoutez à cela le plaisir d'être pendant deux mois l'orateur du quartier, et de raconter pathétiquement aux voisins la belle mort du dernier roué.

L'affection que les femelles des animaux témoignent pour leurs petits a-t-elle ces petits pour objet, ou la mère? D'abord la mère pour son besoin, puis ses petits par habitude. Je l'avois dit dans le Discours. Si par hasard c'étoit celle-ci, le bien-être des petits n'en seroit que plus assuré. Je le croirois ainsi. Cependant cette maxime demande moins à être étendue que resserrée; car, lorsque les poussins sont éclos, on ne voit pas que la poule ait aucun besoin d'eux, et sa tendresse maternelle ne le cède pourtant à nulle autre.

Voilà, monsieur, mes réponses. Remarquez au reste que, dans cette affaire comme dans celle du premier discours, je suis toujours le monstre qui soutiens que l'homme est naturellement bon, et que mes adversaires sont toujours les honnêtes gens qui, à l'édification publique, s'efforcent de prouver que la nature n'a fait que des scélérats.

Je suis, autant qu'on peut l'être de quelqu'un qu'on ne connoît point, monsieur, etc.

4. Dans le volume du Mercure où la lettre de Charles Bonnet fut d'abord imprimée, et qui donna lieu à la réponse de Rousseau, on avoit effectivement mis saints au lieu de sains; mais c'étoit une faute d'impression, les éditeurs de Genève l'attestent, et il y a à s'étonner que Rousseau ne l'ait pas au moins soupçonné. (ÉD.)

DISCOURS

Sur cette question proposée en 1751 par l'Académie de Corse :

QUELLE EST LA VERTU LA PLUS NÉCESSAIRE AUX HÉROS, ET QUELS SONT LES HÉROS A QUI CETTE VERTU A MANQUÉ.

AVERTISSEMENT.

Cette pièce est très-mauvaise, et je le sentis si bien après l'avoir écrite, que je ne daignai pas même l'envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le même sujet, mais non pas de faire bien, car il n'y a jamais de bonne réponse à faire à des questions frivoles. C'est toujours une leçon utile à tirer d'un mauvais écrit'.

DISCOURS.

<< Si je n'étois Alexandre, disoit ce conquérant, je voudrois être Diogène. » Le philosophe eût-il dit : « Si je n'étois ce que je suis, je voudrois être Alexandre?» J'en doute; un conquérant consentiroit plutôt d'être un sage qu'un sage d'être un conquérant. Mais quel homme au monde ne consentiroit pas d'être un héros? On sent donc que l'héroïsme a des vertus à lui, qui ne dépendent point de la fortune, mais qui ont besoin d'elle pour se développer. Le héros est l'ouvrage de la nature, de la fortune et de lui-même. Pour bien le définir, il faudroit assigner ce qu'il tient de chacun des trois.

Toutes les vertus appartiennent au sage. Le héros se dédommage de celles qui lui manquent par l'éclat de celles qu'il possède. Les vertus du premier sont tempérées, mais il est exempt de vices; si le second a des défauts, ils sont effacés par l'éclat de ses vertus. L'un, toujours vrai, n'a point de mauvaises qualités; l'autre, toujours grand, n'en a point de médiocres. Tous deux sont fermes et inébranlables, mais de différentes manières et en différentes choses: l'un ne cède jamais que par raison, l'autre jamais que par générosité; les foiblesses sont aussi peu connues du sage que les lâchetés le sont peu du héros; et la violence n'a pas plus d'empire sur l'âme de celui-ci que les passions sur celle de l'autre.

Il y a donc plus de solidité dans le caractère du sage, et plus d'éclat dans celui du héros; et la préférence se trouveroit décidée en faveur du premier, en se contentant de les considérer ainsi en eux-mêmes. Mais si nous les envisageons par leur rapport avec l'intérêt de la société, de nouvelles réflexions produiront bientôt d'autres jugemens, et rendront aux qualités héroïques cette prééminence qui leur est

1. Voy. dans la Correspondance la lettre à M. Lalliaud, du 18 février 1769, et les lettres à du Peyrou, des 18 janvier et 28 février même année. (ED.)

due, et qui leur a été accordée dans tous les siècles, d'un commun

consentement.

En effet, le soin de sa propre félicité fait toute l'occupation du sage, et c'en est bien assez sans doute pour remplir la tâche d'un homme ordinaire. Les vues du vrai héros s'étendent plus loin; le bonheur des hommes est son objet, et c'est à ce sublime travail qu'il consacre la grande âme qu'il a reçue du ciel. Les philosophes, je l'avoue, prétendent enseigner aux hommes l'art d'être heureux, et, comme s'ils devoient s'attendre à former des nations de sages, ils prêchent aux peuples une félicité chimérique qu'ils n'ont pas eux-mêmes, et dont ceux-ci ne prennent jamais ni l'idée ni le goût. Socrate vit et déplora les malheurs de sa patrie; mais c'est à Thrasybule qu'il étoit réservé de les finir; et Platon, après avoir perdu son éloquence, son honneur et son temps à la cour d'un tyran, fut contraint d'abandonner à un autre la gloire de délivrer Syracuse du joug de la tyrannie. Le philosophe peut donner à l'univers quelques instructions salutaires; mais ces leçons ne corrigeront jamais ni les grands qui les méprisent, ni le peuple qui ne les entend point. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi par des vues abstraites; on ne les rend heureux qu'en les contraignant à l'être, et il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer : voilà l'occupation et les talens du héros; c'est souvent la force à la main qu'il se met en état de recevoir les bénédictions des hommes qu'il contraint d'abord à porter le joug des lois pour les soumettre enfin à l'autorité de la raison.

L'héroïsme est donc de toutes les qualités de l'âme celle dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les gouvernent soient revêtus. C'est la collection d'un grand nombre de vertus sublimes, rares dans leur assemblage, plus rares dans leur énergie, et d'autant plus rares encore que l'héroïsme qu'elles constituent, détaché de tout intérêt personnel, n'a pour objet que la félicité des autres, et pour prix que leur admiration.

Je n'ai rien dit ici de la gloire légitimement due aux grandes actions; je n'ai point parlé de la force de génie ni des autres qualités personnelles nécessaires au héros, et qui, sans être vertus, servent souvent plus qu'elles au succès des grandes entreprises. Pour placer le vrai héros à son rang, je n'ai eu recours qu'à ce principe incontestable : que c'est entre les hommes celui qui se rend le plus utile aux autres qui doit être le premier de tous. Je ne crains point que les sages appellent d'une décision fondée sur cette maxime.

Il est vrai, et je me hâte de l'avouer, qu'il se présente dans cette manière d'envisager l'héroïsme une objection qui semble d'autant plus difficile à résoudre qu'elle est tirée du fond même du sujet.

Il ne faut point, disoient les anciens, deux soleils dans la nature, ni deux Césars sur la terre. En effet, il en est de l'héroïsme comme de ces métaux recherchés dont le prix consiste dans leur rareté, et que leur abondance rendroit pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a pacifié le monde l'eût désolé s'il y eût trouvé un seul rival digne de lui. Telles circonstances peuvent rendre un héros nécessaire au salut

du genre humain; mais, en quelque temps que ce soit, un peuple de héros en seroit infailliblement la ruine, et, semblable aux soldats de Cadmus, il se détruiroit bientôt lui-même.

Quoi donc ! me dira-t-on, la multiplication des bienfaiteurs du genre. humain peut-elle être dangereuse aux hommes, et peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous? Oui, sans doute, répondrai-je, quand ils s'y prennent mal, ou qu'ils ne s'en occupent qu'en apparence. Ne nous dissimulons rien; la félicité publique est bien moins la fin des actions du héros qu'un moyen pour arriver à celle qu'il se propose; et cette fin est presque toujours sa gloire personnelle. L'amour de la gloire a fait des biens et des maux innombrables; l'amour de la patrie est plus pur dans son principe et plus sûr dans ses effets aussi le monde a-t-il été souvent surchargé de héros; mais les nations n'auront jamais assez de citoyens. Il y a bien de la différence entre l'homme vertueux et celui qui a des vertus celles du héros ont rarement leur source dans la pureté de l'âme; et, semblables à ces drogues salutaires, mais peu agissantes, qu'il faut animer par des sels âcres et corrosifs, on diroit qu'elles aient besoin du concours. de quelques vices pour leur donner de l'activité.

Il ne faut donc pas se représenter l'héroïsme sous l'idée d'une perfection morale, qui ne lui convient nullement, mais comme un composé de bonnes et mauvaises qualités, salutaires ou nuisibles, selon les circonstances, et combinées dans une telle proportion qu'il en résulte souvent plus de fortune et de gloire pour celui qui les possède, et quelquefois même plus de bonheur pour les peuples, que d'une vertu plus parfaite.

De ces notions bien développées il s'ensuit qu'il peut y avoir bien des vertus contraires à l'héroïsme; d'autres qui lui soient indifférentes; que d'autres lui sont plus ou moins favorables, selon leurs différens rapports avec le grand art de subjuguer les cœurs et d'enlever l'admiration des peuples; et qu'enfin parmi ces dernières il doit y en avoir quelqu'une qui lui soit plus nécessaire, plus essentielle, plus indispensable, et qui le caractérise en quelque manière c'est cette vertu spéciale et proprement héroïque qui doit être ici l'objet de mes recherches.

Rien n'est si décisif que l'ignorance; et le doute est aussi rare parmi le peuple que l'affirmation chez les vrais philosophes. Il y a longtemps que le préjugé vulgaire a prononcé sur la question que nous agitons aujourd'hui; et que la valeur guerrière passe chez la plupart des hommes pour la première vertu du héros. Osons appeler de ce jugement aveugle au tribunal de la raison; et que les préjugés, si souvent ses ennemis et ses vainqueurs, apprennent à lui céder à leur tour.

Ne nous refusons point à la première réflexion que ce sujet fournit, et convenons d'abord que les peuples ont bien inconsidérément accordé leur estime et leur encens à la vaillance martiale, ou que c'est en eux une inconséquence bien odieuse de croire que ce soit par la destruction des hommes que les bienfaiteurs du genre humain annoncent leur caractère. Nous sommes à la fois bien maladroits et bien malheureux, şi ce n'est qu'à force de nous désoler qu'on peut exciter notre admira

tion. Faut-il donc croire que, si jamais les jours de bonheur et de paix renaissoient parmi nous, ils en banniroient l'héroïsme avec le cortége affreux des calamités publiques, et que les héros seroient tous relégués dans le temple de Janus, comme on enferme, après la guerre, de vieilles et inutiles armes dans nos arsenaux?

Je sais qu'entre les qualités qui doivent former le grand homme, le courage est quelque chose; mais hors du combat la valeur n'est rien. Le brave ne fait ses preuves qu'aux jours de bataille : le vrai héros fait les siennes tous les jours; et ses vertus, pour se montrer quelquefois en pompe, n'en sont pas d'un usage moins fréquent sous un extérieur plus modeste.

Osons le dire. Tant s'en faut que la valeur soit la première vertu du héros, qu'il est douteux même qu'on la doive compter au nombre des vertus. Comment pourroit-on honorer de ce titre une qualité sur laquelle tant de scélérats ont fondé leurs crimes? Non, jamais les Catilina ni les Cromwell n'eussent rendu leurs noms célèbres; jamais l'un n'eût tenté la ruine de sa patrie, ni l'autre asservi la sienne, si la plus inébranlable intrépidité n'eût fait le fond de leur caractère. Avec quelques vertus de plus, me direz-vous, ils eussent été des héros; dites plutôt qu'avec quelques crimes de moins ils eussent été des hommes.

Je ne passerai point ici en revue ces guerriers funestes, la terreur et le fléau du genre humain, ces hommes avides de sang et de conquêtes, dont on ne peut prononcer les noms sans frémir, des Marius, des Totila, des Tamerlan. Je ne me prévaudrai point de la juste horreur qu'ils ont inspirée aux nations. Et qu'est-il besoin de recourir à des monstres pour établir que la bravoure même la plus généreuse est plus suspecte dans son principe, plus journalière dans ses exemples, plus funeste dans ses effets, qu'il n'appartient à la constance, à la solidité et aux avantages de la vertu? Combien d'actions mémorables ont été inspirées par la honte ou par la vanité! Combien d'exploits, exécutés à la face du soleil, sous les yeux des chefs, et en présence de toute une armée, ont été démentis dans le silence et l'obscurité de la nuit! Tel est brave au milieu de ses compagnons, qui ne seroit qu'un lâche, abandonné à lui-même : tel a la tête d'un général, qui n'eut jamais le cœur d'un soldat tel affronte sur une brèche la mort et le fer de son ennemi, qui dans le secret de sa maison ne peut soutenir la vue du fer salutaire d'un chirurgien.

Un tel étoit brave un tel jour, disoient les Espagnols du temps de Charles-Quint, et ces gens-là se connoissoient en bravoure. En effet, rien peut-être n'est si journalier que la valeur, et il y a bien peu de guerriers sincères qui osassent répondre d'eux seulement pour vingtquatre heures. Ajax épouvante Hector; Hector épouvante Ajax et fuit devant Achille. Antiochus le Grand fut brave la moitié de sa vie, et lâche l'autre moitié. Le triomphateur des trois parties du monde perdit le cœur et la tête à Pharsale. César lui-même fut ému à Dyrrachium, et eut peur à Munda; et le vainqueur de Brutus s'enfuit lâchement devant Octave, et abandonna la victoire et l'empire du monde à celui

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