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C'était surtout le mari de la reine. La fille des Lusignan, plus héroïque, ne négligeait rien pour le succès de sa cause. C'était une âme forte que quatre années de luttes avaient pu jeter dans la misère, mais non dans l'accablement. «< A présent, la pauvreté m'a si fort surprise, écrivait-elle à son mari qui cherchait des renforts en Savoie, que je ne puis achever ce que j'entreprends. Si Votre Majesté n'y met remède, nous demeurerons sans royaume et seigneurie. Demeurer à la merci d'autrui, il nous vaudra mieux entrer en une religion que de vivre honteusement » ('). La prise de Chérines, sa dernière place, chassa la malheureuse reine, dont la constance dans l'infortune fit l'admiration des contemporains. Sixte IV offrit dans Rome l'hospitalité à la souveraine éprouvée encore par de nouvelles tribulations, tandis que son mari allait finir ses jours dans la solitude de Ripaille, voisinant avec les religieux du prieuré qui lui offraient, pour le réconforter, un bon dîner le jour de la Saint-Maurice (2). C'était, dira le chroniqueur, un simple plein de bonté et de piété, qui vécut pauvrement dans sa retraite. Il fut enterré en 1482 dans l'église de Ripaille (3).

A la disparition de l'ordre de Saint-Maurice, le château d'Amédée VIII revint à la Couronne. Des forestiers et des gouverneurs furent nommés par les princes de Savoie pour l'entretien de ce domaine. Le parc fut même agrandi (4). Mais la Cour semblait avoir renoncé à s'y rendre. Deux ans en effet après la mort du roi de Chypre, le duc Charles disposa de cette résidence en faveur de son oncle François de Savoie, ce petit-fils d'Amédée VIII qui luttait alors contre Rome pour occuper le siège épiscopal de Genève (5). Mais Ripaille n'était pas seulement le berceau d'un ordre chevaleresque condamné à une prompte fin. C'était aussi le siège d'une autre fondation

(') Lettre du 1 septembre 1464, publiée par GUICHENON, Histoire... de Savoie, preuves p. 395. (2) Ripaille, archives du château, A 18.

(3) « 1482, de mense aprili, mortuus est Ludovicus rex Cipri, qui in solitudine Ripalie a regno fugatus pauperrime vivebat, simplex et bonus erat, ac devotione plenus, in ecclesia Ripalie sepultus ». Chronica latina Sabaudie, dans les Monumenta historiæ patriæ, Scriptores I, 617 et 662. Voir aussi GUICHENON, Histoire de Savoie, t. II, p. 111 à 121.

(*) Ordre donné le 22 octobre 1456 pour le paiement de la pension d'Amédée Féaz, garde du bois de Ripaille. (Turin, archives de Cour. Protocole 96, fol. 117.) — Nomination faite le 29 avril 1462 à Thonon, par le duc de Savoie, de Mermet Brigant comme forestier de Ripaille. (Turin, archives camérales. Compte de la châtellenie de Thonon.) Compte de noble Guillaume de La Fléchère, gouverneur du parc de Ripaille de 1528 à 1530. (Turin, archives camérales. Inventaire du fonds de la Chambre des comptes de Savoie 63, fol. 122.) Nomination de Louis Broffier, de Thonon, archer de la garde impériale, comme gouverneur du parc de Ripaille, le 3 décembre 1534. (Turin, archives de Cour. Protocole 171, fol. 202.) - Donation faite le 7 mai 1512 au duc de Savoie, par la ville de Thonon, de 25 journaux de terre pris sur les biens communaux les Genevreis, pour agrandir le parc de Ripaille. (Turin, archives de Cour. Réguliers delà les monts, chartreuse de Ripaille, pièce 15.)

(5) Cette donation de la maison de Ripaille, avec son parc, son verger et ses revenus, fut faite le 26 juin 1484, à condition que l'usufruitier les laisse à sa mort entre les mains des ducs de Savoie. (Turin, archives de Cour. Protocole caméral 165, fol. 165.) Sur les difficultés de François de Savoie comme évêque de Genève, voir Besson, Mémoires pour l'histoire ecclésiastique des diocèses de Genève... (Moutiers 1871), p. 55.

du premier duc de Savoie. Le monastère établi par ce prince en 1410 devait survivre à l'œuvre des chevaliers de Saint-Maurice.

Le séjour d'Amédée à Ripaille, puis son élection au siège pontifical, furent éminemment favorables au développement du prieuré. Sur la requête des religieux, les évêques de Belley et de Sion, ainsi que l'abbé d'Abondance, furent chargés par Félix V, en 1448, de s'opposer aux usurpations territoriales dont se seraient rendus coupables, au préjudice du couvent, des laïcs et des gens d'église, des marquis, des ducs, des évêques, voire même des archevêques. Il se proposait encore de donner à son cher prieuré une nouvelle marque de sollicitude en l'érigeant en abbaye ('). De son côté son fils, le duc Louis, prenait sous sa sauvegarde les biens appartenant à ce monastère (2). On s'aperçut bientôt que l'on avait fait preuve d'une bienveillance excessive qui donna lieu à des abus.

Amédée VIII avait dispensé ses protégés de tout droit de sceau et de chancellerie pour leurs contrats; ils étaient aussi exemptés des droits de mutation pour leurs immeubles jusqu'à concurrence d'une somme assez considérable. Les objets nécessaires à leur entretien et à leur nourriture n'étaient soumis à aucun péage; les chanoines pouvaient même se les procurer avant d'autres, quand les gens du prince approvisionnaient l'hôtel, aux heures où le public n'avait pas encore le droit d'acheter. C'étaient là des faveurs exceptionnelles, mais qui, somme toute, ne nuisaient qu'au fisc. Un autre privilège était plus excessif. Si les sujets du prieuré, ces malheureux qui arrachaient péniblement à la terre une maigre subsistance, ne pouvaient payer leurs redevances annuelles, on les saisissait; leurs meubles et leur bétail étaient vendus. On perpétuait ainsi un abus monstrueux, que les gens du trésor n'étaient même plus autorisés à pratiquer au nom du souverain. Il y eut de telles clameurs que le fils du fondateur de Ripaille dut intervenir : il fut décidé que désormais, les débiteurs des religieux seraient simplement soumis au droit commun (3).

Cette préoccupation des biens temporels se manifestait encore chez les chanoines d'une autre façon. Ils cherchaient à augmenter leur prébende en sollicitant plusieurs bénéfices ecclésiastiques. Le pape ne pouvait songer à leur défendre ce cumul si fréquent alors, mais il leur enjoignit, à la requête d'Amédée VIII lui-même de montrer plus de déférence envers leur chef spirituel en demandant tout au moins l'autorisation du prieur (4).

(') Bulle du 6 des ides de novembre 1448. (Turin, archives de Cour. Bullaire de Félix V, vol. 8, fol. 364.) Bien que le pape dise dans ce document : « Nos igitur qui dictum prioratum in abbacialem dignitatem dudum duximus erigendum », il ne semble pas que cette érection du prieuré en abbaye ait jamais eu lieu.

(2) Lettres patentes datées de Thonon du 12 octobre 1453 et concernant les biens du doyenné de Ceysérieux. (Turin, archives de Cour. Protocole de Clauso, vol. 84, fol. 84.)

(3) Lettres patentes du 16 février 1451, preuve LXXXIV.

(*) Bulle d'Eugène IV du 20 janvier 1436. (Turin, archives de Cour. Réguliers, Ripaille, paquet 4, pièce 1.)

Cependant, rien qu'à Ripaille, les, chanoines jouissaient d'honnêtes revenus, car les biens du prieuré étaient considérables. A côté de la donation d'Amédée VIII, il y avait les biens de Peillonnex et du doyenné de Ceysérieux qui furent attribués au prieuré en 1442, pour compléter sa fondation de 1410('). Il y avait surtout les rentes des « Anniversaires de Ripaille » (2). De tous les coins des bords du Léman, les fidèles venaient demander des messes aux chanoines, remplissant les registres de leurs fondations. Le prieuré, grâce à la protection des princes et à la faveur populaire, aura en moins d'un siècle des terres disséminées dans tout l'ancien Chablais et même en dehors (3). Les reconnaissances féodales passées en faveur du prieuré de Ripaille n'occupaient pas moins de quinze énormes terriers, aujourd'hui malheureusement disparus (4).

La richesse du prieuré ne tarda point à amener un relâchement dans la discipline, surtout quand Amédée VIII ne fut plus là pour donner aux religieux l'exemple de la simplicité. De fréquentes admonestations furent adressées au prieur par les ducs de Savoie, mais vainement. Le bienheureux Amédée IX, impuissant, dut recourir à l'intervention de l'abbé de SaintMaurice. « Le prieuré de Ripaille, lui écrivit-il le 2 juin 1468, cette fondation de la Couronne ressortissant de votre obédience, est fort mal dirigé au temporel comme au spirituel, à ce que nous avons appris. Bien que le prieur doive rendre ses comptes à des époques déterminées, il n'en a cependant rien fait depuis vingt-trois ans. Est-ce sa faute ou celle de ses religieux? Nous l'ignorons, malgré une fréquente correspondance. Aussi faisons-nous appel à votre bonté pour obliger cet ecclésiastique à rendre ses comptes et à restituer les reliquats des recettes. Il serait plus décent en effet d'affecter ces ressources à l'achèvement de l'église au lieu de les voir prendre par le

(') Archives de Ripaille.

(2) Voir DE FORAS, Les Anniversaires de Ripaille dans les Mémoires de l'Académie salésienne, t. XXII, p. 156 à 163. Cet article donne les noms des moines du prieuré de 1440 à 1536. Il a été rédigé à l'aide du registre des anniversaires de Ripaille, qui a passé des archives du Thuyset dans celles de Ripaille.

(3) Notamment dans les paroisses de la région de Thonon, dans cette localité et à Allinges, Anthy, Armoy, Margencel, Marin, Perrignier et Tully; du côté d'Evian non seulement dans cette ville, mais à Féternes, Larringes, Lugrin, Neuvecelle, Publier et Thollon; dans le voisinage de Douvaine dans ce gros bourg et à Brens, Chens-Cusy, Fessy, Loisin, Lully, Massongy, Messery, Nernier et Yvoire; dans les environs de Genève à Anières, Hermance, Veirier et Verrière; dans le Valais enfin, à Vald'Illiez, Trois-Torrents, Champéry et Monthey.

(*) Leur liste a été publiée par LECOY DE LA MARCHE, l. c., p. 121. On trouvera des actes relatifs aux revenus du prieuré de Ripaille au xv siècle, non seulement à Turin (archives camérales, inventaire 119 du fonds de la Chambre des comptes de Savoie), mais aussi aux archives d'état de Lausanne, où l'on conserve des documents sur les revenus du prieuré provenant du vidomnat de Genève de 1463 à 1508 (layette 317, n° 8). Les archives d'état de Genève renferment aussi les reconnaissances féodales passées en faveur du prieuré en 1579 à Machilly et de 1567 à 1571 à Burdignin, Habères, Villars-s.-Boëge, Boëge et Bonne, ainsi que les «cottets de cens » pour leurs domaines d'Evian, Massongy, Veigy, Yvoire, Messery, Nernier, Chens, Hermance et Cusy. (Fonds des titres de la seigneurie. Fiefs particuliers, dossier 116.) Dans le même dépôt, la pièce historique 1224 concerne les cens dus à Ripaille en 1539 par le vidomnat de Genève.

prieur et ses moines, comme ils l'ont fait jusqu'à présent, laissant tomber en ruines l'édifice commencé, au mépris du culte divin et à leur damnation. Vous servirez ainsi non seulement notre cause, mais surtout celle de Dieu et de la justice » (').

Nous ne connaissons point la suite de ce conflit entre les religieux et leur protecteur, mais il est certain que, dans cette opulence, ils menaient une vie facile. Une de leurs coutumes, dont le souvenir nous est conservé dans un registre de leurs archives, le « livre des anniversaires »>, ne laisse guère de doute à cet égard.

En 1520, les chanoines de Ripaille au grand complet, à l'exception du prieur toutefois, décidèrent d'élire parmi eux un « roi » annuel, d'ailleurs rééligible. Le bon religieux, qui nous a donné la chronologie de ces souverains éphémères, fait supposer que leur principale attribution consistait à subventionner et présider un joyeux banquet. C'est ainsi que «<l'an de grâce 1520, la veille de l'Apparition, fut établi et ordonné par messieurs les religieux chanoines de Ripaille leur roi, c'est savoir messire Jacques Mermet, religieux dudit lieu, qui s'offrit de délivrer pour le banquet desdits religieux un écu d'or au soleil ». Il fut décidé en outre, dans cette mémorable journée, «< s'il advenait que ledit roi se trouvait roi l'année suivante et qu'il ne voulut faire le devoir, qu'il pût élire l'un des autres religieux pour roi à sa volonté » parmi ceux qui n'avaient pas encore supporté cette charge. Le roi venait-il à mourir au cours de l'année, il avait le droit de désigner son successeur. L'écu d'or au soleil réclamé pour le banquet était un minimum : l'élu était libre de donner «<davantage, à sa volonté ». C'était une couronne assez démocratique; presque tous les chanoines qui participèrent à l'élection du premier roi la portèrent à leur tour (2). Toutefois l'institution fut de courte durée; l'occupation du Chablais par les Bernois allait disperser les joyeux convives.

La bonne chère était d'ailleurs depuis longtemps de tradition au prieuré de Ripaille. Les rares renseignements qui nous sont parvenus sur sa vie intérieure concernent surtout sa table hospitalière. Le réfectoire ou plutôt le peile », vieille expression locale qui désigne encore dans la région une salle de réunion, avait souvent groupé de nombreux étrangers autour des religieux, éclairés discrètement pendant la journée par une lumière que tamisaient des

(') Document publié par Lecoy de la Marche, l. c., p. 116.

() Voici la liste de ces aimables princes: Jacques Mermet, « roy premier » en 1520; Antoine Mayor, en 1521; Jacques Vidompne, en 1522; François Maillet, en 1523, personnage qui remplissait en temps ordinaire les fonctions de sous-prieur; Guillaume de Foras, en 1524; Jean Maugney, en 1525 et 1526; Rolet Maitrezat, en 1527; Guillaume Richard, en 1528; Noël du Bonet, en 1529; Claude Folliet, en 1530, et Jean Pouget, en 1531. François de Montfort, Jean Quisard et Claude Dupré, les autres chanoines, furent-ils rois à leur tour les années suivantes? La chose est possible. (Ripaille, archives du château, A 19. Registre des anniversaires, fol. 140, et DE FORAS, Les Anniversaires de Ripaille dans les Mémoires de l'Académie salésienne, t. XXII, p. 162.)

papiers huilés collés aux fenêtres. On y recevait le plus souvent des moines, des prédicateurs ou des curés, mais parfois aussi des gentilshommes de vieille souche et des magistrats, ou bien encore tout simplement des familiers de la communauté, le maître barbier ou le maréchal ferrant. Les personnages de distinction étaient servis à part, dans une pièce spéciale, avec le révérend prieur. Quelques-uns de ces hôtes si bien festoyés refusaient certains mets, comme ces pères cordeliers qui se firent servir un jour un plat maigre pour ne pas enfreindre la règle de leur ordre. On observait toutefois les prescriptions de l'Église en temps de carême : l'abondance de poissons frais, apportés par des pêcheurs de Saint-Disdille, faisait facilement supporter ce régime. C'étaient de grosses et de petites « bisoles », ainsi qu'on appelait alors la gravanche, des ombles-chevaliers, des féras et des « ferachons », des truites, des perches et des petits poissons qu'on vendait au quarteron sous le nom de « jaulaz » ('), et que l'on accommodait avec du poivre, du clou de girofle, de la noix muscade, des amandes et autres épices. Une ample portion de légumes, ordinairement pois, raves ou fèves, d'excellentes tartes, surtout des «< croûtes dorées », préparations aux œufs dont les religieux ont gardé le secret, de gras vacherins choisis dans leurs chalets du Val d'Illiers, un bon verre de ce «< servagnin » dont un seigneur du voisinage demandait des plants pour ses vignes, une abondante nourriture en un mot permettait aux moines d'attendre la fin du carême. On faisait, aux jours gras, une belle consommation de boeuf et de mouton. Dans le seul mois de juin 1472, les quatorze chanoines de Ripaille et leurs hôtes consommèrent deux-cent-neuf livres de boeuf et sept moutons, sans compter quatre-vingt-quinze livres de cette dernière viande achetées par quartiers. Il est vrai qu'ils donnèrent pendant ce mois 168 repas à des étrangers. Les jours de liesse, aux grandes fêtes de l'année, c'était un vrai gala: le 22 septembre 1472, à l'occasion de la Saint-Maurice, quand on invita le roi de Chypre, les religieux lui firent «<faire ripaille » avec de grasses poulardes, des pâtés à la chair de porc et aux pieds de mouton, des mets épicés avec du safran et de la «<graine de paradis»: on avait même acheté certaines poudres pour lui préparer de l'hypocras (2).

Les bons chanoines, malgré leur aimable hospitalité, avaient cependant des ennemis. Leur rapide fortune n'était point sans avoir soulevé quelques jalousies aux environs, surtout chez les bénédictins qui desservaient la paroisse de Thonon, ainsi que Tully, Concise et Vongy, c'est-à-dire les agglomérations les plus voisines du couvent. Aussi, lors de la reconstruction du pont de la Dranse, quand les religieux de Ripaille élevèrent un oratoire sur

(') Voir preuve X à la date 1471.

(2) Ripaille, archives du château, A 18, fol. 56. « Expense facte die sancti Mauricii pro cena data in conventu serenissimo regi Chippri et suorum sequacium: ... pro uncia cum dimidia pulveris ad faciendum nectar seu ypocratum, 18 d. ; item pro una libra cum dimidia zucaris pro dicto nectare seu ypocrato, 56 s. ».

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