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deviner une pensée d'inquiétude et de défiance. Ils sont si nombreux alors les quêteurs qui, pour les hôpitaux surtout, par monts et par vaux, circulent sur les chemins! Heureusement, pour se tirer d'embarras, les curés peuvent s'appuyer sur les décisions de l'Église. Afin de prévenir les fraudes et aussi les prédications indiscrètes et ignorantes, le quatrième Concile général de Latran et nombre de conciles provinciaux ont, en effet, sur les quêteurs édicté les plus formelles et les plus sages mesures. Aucun d'eux ne sera reçu, s'il ne présente, pour s'accréditer, des lettres authentiques du pape ou de son évêque; dans les églises, il prêchera seulement en faveur de l'œuvre dont il est le mandataire; et, s'il remet des cartels d'indulgences, les curés s'assureront de leur rigoureuse conformité avec la lettre pontificale qui accorde ces largesses (1). Nos quêteurs à nous, ils sont en règle; bien plus ils apportent les recommandations les plus explicites, les plus chaudes. Dans leurs sermons, il leur sera donc loisible de déployer leur zèle en faveur de leur chère basilique. Au reste, nous aimons à le croire, ils se conformeront à d'autres lois du concile de Latran qui leur interdisent de s'héberger dans les tavernes et de se laisser aller aux dépenses superflues.

Au retour de leurs courses lointaines, il y a tout lieu de le supposer, les quêteurs versent dans le trésor cathédral de larges aumônes. Et puis, dans le diocèse de Clermont, les fidèles ne cessent de songer au sanctuaire qui doit faire leur orgueil; il est rare qu'un testament ne lui abandonne des valeurs importantes pour l'époque; dans cette lutte de pieuse générosité, les comtes d'Auvergne et les seigneurs de la Tour tiennent à faire honneur à la gloire de leur nom. Surtout les chanoines, alors presque tous recrutés dans la noblesse et la plus riche bourgeoisie, ne se lassent point de

(1) Quatrième concile œcuménique de Latran (1215), conciles provinciaux de Paris en 1212 et 1248 et, pour les provinces mêmes où, d'après la bulle de Clément IV, les quêteurs de Clermont pourront circuler, ceux de Bordeaux (1255), de Narbonne (1227), de Béziers (1246), de Montpellier (1258).

multiplier l'abondance de leurs libéralités. La cathédrale d'ailleurs n'est-elle point leur église ? Dans son sein, l'autorité de l'évêque est presque nulle; la leur s'y exerce absolue; à vrai dire, elle leur appartient. Aussi tous les soins matériels de la construction incombent-ils au Chapitre. En son nom, les marchés conclus avec les ouvriers à la tâche, charpentiers, orfèvres..., et jurés par eux sur les saints Evangiles, sont reçus par ses deux bailes, les chanoines syndics du vénérable corps. Pour surveiller les travaux, il nomme deux de ses membres, appelés « gardiens de l'oeuvre », nous dirions aujourd'hui des « commissaires » (1); et, aux ordres de ces derniers, le procureur des bâtiments» administre le complexe budget d'une pareille entreprise.

Avec toutes les ressources amassées sur place ou recueillies au loin, sans relâche les travaux se poursuivent. Les bascôtés du chœur terminés, sur les reins de leurs voûtes de larges dalles viennent s'ajuster en terrasses spacieuses où, faute d'espace au dehors, les tailleurs de pierre transportent leurs chantiers et font retentir la cadence assourdie de leurs marteaux.

En 1285, il semble que le chœur soit achevé; si réellement il l'était, il fut témoin de la solennelle réception faite, pendant la Semaine-Sainte, à l'Archevêque de Bourges, Simon de Beaulieu (2). En sa qualité de Primat, accompagné d'un notaire et d'un personnel de religieux et d'autres ecclésiasti

(1) Au xive siècle, il n'y a plus qu'un « gardien de l'œuvre ». Plus tard, jusqu'à la fin du XVIe siècle, ce chanoine prend le nom de « maître des bâtiments », titre qu'il ne faut pas confondre avec celui de l'architecte, le maître de l'œuvre », suivant l'expression consacrée.

(2) A vrai dire, le procès-verbal de la tournée pastorale de l'archevêque de Bourges ne dit absolument rien qui puisse, comme on l'a répété, faire admettre qu'il fut reçu dans la nouvelle église plutôt que, exclusivement, dans les parties conservées de l'ancienne. Toutefois pour l'achèvement du chœur, on peut garder cette date approximative de 1285; car, en 1289, le Pape Nicolas IV accorde des indulgences à ceux qui visiteront le nouveau sanctuaire; et la plupart des chapelles du choeur avaient leurs titulaires en 1291, date à laquelle le Chapitre fit commencer la rédaction de la Canone, précieux recueil, à la fois nécrologe et répertoire de coutumes.

ques, à travers les provinces de Bourges et de Bordeaux, il a entrepris une visite officielle qui durera plusieurs années. Le Jeudi-Saint, reçu au bas du grand escalier qui s'étend devant la cathédrale, il est, sous le dais, au milieu du clergé en chapes, conduit à l'autel de l'église. Aussitôt il tient le chapitre et en latin harangue les chanoines; puis au peuple il fait adresser la parole sainte en français; le samedi suivant, il bénit l'eau et le Saint-Chrême ; le jour de Pâques, de nouveau il célèbre la messe et distribue la communion aux chanoines et aux fidèles accourus nombreux.

Hélas! Jean Deschamps ne jouit point du spectacle de la spendide réalisation de sa géniale pensée; depuis cinq ans, il est mort! Du moins sa dépouille repose au seuil de l'édifice dont il conçut la grande image et ainsi elle semble tressaillir du légitime orgueil de l'ouvrier au terme de son viril labeur (1). Si Guy de la Tour, lui aussi, ne tarde pas à s'endormir du dernier sommeil (1286), plus heureux, sur les fûts déliés des colonnes il a vu poser les nervures ramifiées des hautes voûtes du choeur.

A tous les fidèles qui, aux jours de fêtes consacrés à la Vierge Marie, viendront la visiter dans son nouveau sanctuaire, le Souverain Pontife Nicolas IV (1288-1292) accorde la faveur d'une indulgence.

(1) Jean Deschamps fut enterré, à l'extérieur, sur le palier de l'escalier du portail septentrional. En 1400, sans doute pour la soustraire à une usure complète sous les pieds des passants, les chanoines firent enlever l'inscription du tombeau et la placèrent dans la chapelle des reliques (aujourd'hui la deuxième sacristie sous le Jacquemart). Au xviie siècle, cette inscription existait encore. Elle était ainsi formulée: « Memoria sit quod Magister Joannes de Campis incepit hanc Ecclesiam anno Domini millesimo ducentesimo quadragesimo octavo, qui jacet cum Maria uxore sua et liberis eorum in tumulo inciso ante valvas Beatæ Mariæ Gratia.» Les chanoines avaient ajouté à l'épitaphe la note suivante : « Hæc memoria fuit extracta de quodam lapide qui est intra dictum tumulum scriptus litteris in plumbo gaforatis, anno Domini quadringentesimo. » Le tombeau lui-même où reposaient les restes de Jean Deschamps, a été retrouvé avec diverses médailles, le 5 juillet 1883, par E. Mallay, architecte du diocèse, à l'endroit même indiqué par l'inscription. A Clermont, une modeste rue porte le nom de Jean Deschamps, aux environs de la Bibliothèque et du Musée.

Au reste, le chœur une fois achevé, le zèle ne s'est point ralenti; sous Adhemar de Cros (1286-1297), successeur de Guy de la Tour, sans arrêt se poursuivent les travaux. Afin de fournir de nouvelles ressources qui hâtent l'achèvement de l'édifice, à l'évêque et au Chapitre, Nicolas IV, pour une période de cinq ans, permet de verser dans le trésor de l'œuvre les revenus d'une année entière, produits par les bénéfices du diocèse qui viendront à vaquer (1). Et pour que, sans faute, prélat et chanoines touchent les sommes qui leur sont ainsi attribuées, le pape désigne lui-même trois commissaires. chargés de l'exécution de ses ordres (18 juillet et 12 novembre 1289).

Ainsi donc, en cette fin du XIIe siècle, à chaque heure, manants et bourgeois viennent admirer les progrès des colonnes et des voûtes; Clermont tout entier est à la fièvre des grandes choses! Au bord de son cirque de volcans sourcilleux, étagée d'un double rang d'austères remparts, quelle pittoresque silhouette elle nous offre alors, cette ville dont, chaque jour, le faîte se hérisse de hauts contreforts, à gargouilles profilées dans l'azur. Sur le sommet, derrière une première enceinte percée de cinq portes, la ville épiscopale, la Cité, se dresse altière: palais de l'Evêché, cloître et bâtiments du Chapitre, Tour de la Monnaie, vieux palais des anciens comtes d'Auvergne, jeune hôtel de Boulogne et, tout en haut, masse boîteuse de la cathédrale, avec sa basse nef romane limitée par deux lourdes tours et son choeur hardiment projeté vers le ciel (2). Plus bas, dévalant le long des pentes,

(1) Ces bénéfices dont les revenus devaient être ainsi affectés à la Cathédrale étaient ceux dont la nomination du titulaire appartenait à l'Evêque ou au Chapitre. Mais si l'on songe que, même après la création du diocèse de St-Flour détaché de celui de Clermont (1316), le Chapitre nommait à environ 80 cures ou autres bénéfices et l'Evêque à 170 environ, les décès de titulaires, pendant cet intervalle de cinq ans, pouvaient s'élever à un certain chiffre et ainsi devenir, par la vacance, une source sérieuse de revenus affectés au trésor de l'œuvre.

(2) Quelque chose, mais en plus grand, comme l'église actuelle d'Ennezat (Puy-de-Dôme).

les maisons, en un désordre compact, viennent se heurter à une seconde enceinte de fortes murailles : c'est la Ville proprement dite. Au dehors, vers la plaine de la Limagne ou dans la courbe de la vallée de la Tiretaine, les faubourgs s'étendent et sur eux font monter leurs clochers, églises, couvents, puissantes abbayes de Chantoin, de Saint-André et de Saint-Allyre, celle-ci véritable forteresse à farouches murailles crénelées.

Sur toute la ville, jusqu'au milieu du xvIe siècle (1551), l'évêque exercera son autorité de Comte et Seigneur. Dans la grande salle de son palais, assis sous un dais de pourpre, mître en tête, au milieu du cercle des chanoines, il reçoit l'hommage de ses vassaux qui, sans épée et sans éperons, viennent s'agenouiller devant lui et, la main dans sa main, lui jurer fidélité et loyal hommage. Si, par hasard, l'un de ces feudataires refuse obéissance, les hommes d'armes de l'évêque arborent la bannière épiscopale et, répétant : « Clermont! Clermont! Clermont ! », le cri d'armes de leur maitre, ils s'avancent contre le manoir du seigneur en révolte contre les devoirs de la féodalité.

Malgré sa puissance, l'évêque doit compter avec les jalouses prérogatives des trente chanoines qui, présidés par leurs dignitaires, prévôt, abbé et doyen, viennent en robe rouge chanter l'office dans le choeur de la Cathédrale. Nommé par eux, à ces hauts prébendés qui d'ailleurs se glorifient de ne relever que du Pape, il doit jurer de respecter leurs droits. Comme l'évêque, ils ont des vassaux et un bailli pour rendre la justice; à leur service se rattachent connétable, sommelier, échanson, panetier, charges devenues purement honorifiques, mais toujours vivement convoitées par les plus riches bourgeois de la ville à qui, entre autres privilèges, elles accordent de venir siéger, près du Chapitre, dans les stalles du

chœur.

III. LE XIVe SIÈCLE.

Après l'immense effort de cette seconde moitié du xìo siècle, il semble que les ressources taries aient inspiré, sinon

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