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<«< Deux heures après, les verroux des deux portes qui m'enfermaient me tirent, par leur bruit, de ma profonde rêverie; et deux geôliers, chargés d'un dîner que je crois le mien, viennent le servir en silence. L'un dépose devant le feu trois petits plats couverts d'assiettes de faïence commune; l'autre déploie, sur celle des deux tables qui était vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur cette table un couvert assez propre, cuiller et

MÉDAILLE FRAPPÉE A L'OCCASION DE LA FONDATION fourchette d'étain, de bon pain de ménage,

DE L'ÉCOLE MILITAIRE.

(Face.)

et une bouteille de vin. Leur service fait. les geòliers se retirent, et les deux portes se

referment avec le même bruit des serrures et des verrous.

Alors Bury m'invite à me mettre à table, et il me sert la soupe. C'était un vendredi. Cette soupe en maigre était une purée de fèves blanches au beurre le plus frais; et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu'il m'apporta pour le second service était meilleur encore. La petite pointe d'ail l'assaisonnait avec une finesse de saveur et d'odeur qui aurait flatté le goût du plus friand Gascon. Le vin n'était pas excellent, mais il était passable; point de dessert: il fallait bien être privé de quelque chose. Au surplus, je trouvai qu'on dinait fort bien en prison. « Comme je me levais de table, et que Bury allait s'y mettre (car il y avait encore à dîner pour lui dans ce qui restait),

voilà mes deux geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les mains. A l'appareil de ce service en beau linge, en belle faïence, cuiller et fourchette d'argent, nous reconnûmes notre méprise; mais nous ne fimes semblant de rien; et lorsque nos geòliers, ayant déposé tout cela, se furent retirés:

Monsieur, me dit Bury, vous venez de manger mon diner; vous trouverez bon qu'à mon tour je mange le vôtre.

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MÉDAILLE FRAPPÉE A L'OCCASION DE LA FONDATION DE L'ÉCOLE MILITAIRE.

(Revers.)

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« Ce diner était gras: en voici le détail : un excellent potage, une tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli, ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d'artichauts frits en marinade, un d'épinards, une très belle poire de cresane, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka. Ce fut le dîner de Bury, à l'exception du café et du fruit, qu'il voulut bien

me réserver.

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LETTRE DE LATUDE ÉCRITE AVEC SON SANG SUR DU LINGE. (Conservée à la bibliotheque de l'Arsenal. - Anciennes archives de la Bastille.

L'après-diner, le gouverneur vint me voir, et me demanda si je me trouvais bien nourri, m'assurant que je le serais de sa table; qu'il aurait soin luimème de couper mes morceaux, et que personne que lui n'y toucherait. Il me proposa un poulet pour mon souper ; je lui rendis grâce, et lui dis qu'un reste de fruit de mon diner me suffisait. »

Tel est le régime que Marmontel eut à subir pendant les onze jours que dura sa détention. Mais, outre qu'il ne faudrait pas juger par la vie qu'il mena de celle de tous les prisonniers, c'est à peine si les délices mêmes d'une telle captivité compensent ce que cette captivité en elle-même, obtenue sans jugement, sans garantie légale, par la prière d'un courtisan, avait d'insupportable et d'odieux.

A mesure que le siècle s'avançait, ces abus de l'arbitraire devaient révolter davantage l'opinion publique. On connaît l'histoire de Latude. Enfermé à Bi

SOLDAT DE LA C DES MOUSQUETAIRES. (D'après Gravelot.)

cètre et prisonnier depuis trente-cinq ans, après trois tentatives d'évasion, Latude a confié un mémoire justificatif à un de ses geòliers. Cet homme le perd dans la rue; une femme du peuple, Mme Legros, le trouve, le lit, en est émue, et, possédée avec son mari du désir obstiné de travailler à la délivrance de l'infortuné, elle va frapper à toutes les portes, tente auprès des plus grands personnages les démarches les plus hardies, intéresse l'Académie francaise elle-même à cette cause. Le roi résiste à la pression de l'opinion publique; mais la reine est gagnée, et, en 1784, Latude est remis en liberté.

Ce Latude était d'ailleurs un chevalier d'industrie, un composé de l'escroc et du maniaque, un personnage par luimème assez peu digne d'intérèt : quelques écrivains ont pris plaisir à le démontrer surabondamment. Mais il n'en était pas moins vrai qu'à aucun moment de cette détention, un jugement public n'était intervenu pour en légitimer ou le principe ou l'effroyable durée. Comme cela arrive souvent, le sentiment populaire ne s'est donc pas égaré, autant qu'on veut bien le dire, en s'apitoyant sur le sort de Latude et en voyant dans son histoire l'exemple le plus frappant qui put se concevoir des abus du pouvoir arbitraire.

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Mais de plus nobles leçons enflammaient encore à cette époque les coeurs français pour la liberté. Cédant au vou de la nation et au mouvement, plus généreux que politique, qui, dès le début de la lutte des Américains contre les Anglais, avait entraîné tant de jeunes gentilshommes à s'enrôler dans les rangs des insurgents, Louis XVI avait signé avec les ÉtatsUnis un traité d'alliance contre l'Angleterre. Le comte de Ségur a très bien rendu compte,

GENDARME DE LA GARDE DU ROI.

(D'après Gravelot.)

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