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esprit d'obéissance, de respect, de confiance surtout à l'égard du souverain soit répandu dans toute la nation.

Mais comment en aurait-il pu être ainsi au XVIII siècle? Les ministres mèmes qui ont encore recours à ces moyens d'administration tout à fait surannés ne s'inquiètent guère de leur donner une apparence de légitimité, et ils souffrent aisément que, dans leur entourage, on s'en raille ouvertement ou qu'on s'en indigne.

On sait que les lettres étaient communément décachetées à la poste. « La méthode, à ce que j'ai entendu dire, écrit Mme du Hausset dans ses Mémoires, était fort simple. Six ou sept commis de l'hôtel des postes triaient les lettres qu'il leur était prescrit de décacheter, et prenaient l'empreinte du cachet avec une boule de mercure; ensuite on mettait la lettre, du côté du cachet, sur un gobelet d'eau chaude qui faisait fondre la cire sans rien gàter; on l'ouvrait, on en faisait un extrait, et ensuite on la recachetait au moyen de l'empreinte. Voilà comme j'ai entendu raconter la chose. L'intendant des postes apportait les extraits au roi, le dimanche. On le voyait entrer et passer comme les ministres pour ce redoutable travail. »

Or, grâce à la confiance qu'il inspirait à Mme de Pompadour, Choiseul avait obtenu qu'on lui communiquât les extraits des lettres décachetées, et il en

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abusait, dit-on, pour entretenir ses amis des histoires plaisantes et scandaleuses qui lui étaient ainsi révélées.

Au contraire le médecin du roi, le docteur Quesnay, dans les appartements mèmes de Mme de Pompadour, ne se gènait pas pour dire ce qu'il pensait de la direction du service des postes. Il l'appelait le ministère infàme et déclarait qu'il ne dinerait pas plus volontiers avec l'intendant des postes qu'avec le bourreau.

Même arbitraire et mêmes discordances dans la direction de la librairie. Il faudrait un livre pour en raconter les vicissitudes au XVIII° siècle, et ce serait une longue liste sans doute que celle des ouvrages qui eurent à redouter les persécutions de la police et de l'autorité judiciaire; mais le chapitre le moins piquant de l'histoire ne serait pas celui que l'on consacrerait aux magistrats chargés de diriger ces recherches.

En 1731, Voltaire a le chagrin de voir interdire, sous des prétextes diplomatiques, son Histoire de Charles XII. Il songe alors à en faire imprimer une édition clandestine à Rouen; et à qui s'adresse-t-il pour l'aider dans l'exécution de ses projets? A son ami Cide ville, conseiller au Parlement de Rouen.

Le 9 juin 1762, le Parlement de Paris condamnait au feu l'Émile de Rous

seau et décrétait l'auteur lui-même de prise de corps. On peut le trouver regrettable et penser que le Parlement obéissait, dans cette affaire, à d'autres sentiments que ceux de la stricte justice. Mais il n'en est pas moins amusant de

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RASSEMBLEMENT SUR LE PONT-NEUF ET MOUVEMENT POPULAIRE DEVANT LA STATUE D'HENRI IV.

(Reproduction d'une gravare du temps.)

penser que le grand protecteur de l'Émile, c'était Malesherbes, directeur de la librairie, et que, la veille mème du jour où l'arrêt devait être prononcé, Rousseau était amicalement averti du sort qui l'attendait. Le lendemain, les huissiers devaient venir l'arrêter à dix heures du matin; à quatre heures de l'après-midi, ils n'étaient pas encore là. Rousseau put donc profiter du temps. qu'on lui ménageait ainsi, évidemment à dessein; il partit tout à loisir de Montmorency, et, à quelque distance, il rencontra, dans un carrosse de louage, quatre hommes en noir qui le saluèrent en souriant : c'étaient les huissiers, qui, arrivés chez lui, n'eurent naturellement qu'à constater son absence.

Mème inconséquence aussi en tout ce qui touche les emprisonnements à la Bastille. La durée de l'incarcération, le régime, la disgrace ou la faveur après la prison, tout semble réglé par une volonté arbitraire, parfois incohérente. De

là tous ces récits relatifs à la Bastille au xvin siècle, et dans lesquels la vieille forteresse prend les apparences d'une prison d'opéra-comique.

Le 17 mai 1717, le jeune Arouet est mis à la Bastille pour des vers qu'il n'a pas écrits. Il en sort onze mois après, et le régent, qui l'a fait emprisonner, lui accorde une pension.

En 1759, Marmontel est arrèté pour une satire contre le duc d'Aumont. Cette satire, il n'en est pas l'auteur; il s'est borné à la lire chez Mme Geoffrin; peu importe le duc d'Aumont demande son incarcération, et le roi ne saurait refuser à ce personnage « une satisfaction qu'il de

mande pour récompense de ses services et des services

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de ses ancêtres »>!

MÉDAILLE DE COLPORTEUR DE LA COMMUNAUTÉ
DES LIBRAIRES-IMPRIMEURS (1740).
(Musée Carnavalet.)

Il est vrai qu'en revanche, l'écrivain ne peut

se plaindre du régime qu'on lui impose. Le récit vaut la peine d'ètre cité.

« Je fus recu à la Bastille, dit Marmontel', dans la salle du conseil par le gouverneur et son état-major; et là, je commençai à m'apercevoir que j'étais bien recommandé.

« Ce gouverneur, M. Abadie, après avoir lu les lettres que l'exempt lui avait remises, me demanda si je voulais qu'on me laissât mon domestique, à condition cependant que nous serions dans une mème chambre, et qu'il ne sortirait de prison qu'avec moi. Ce domestique était Bury. Je le consultai làdessus; il me répondit qu'il ne voulait pas me quitter. On visita légèrement mes paquets et mes livres ; et l'on me fit monter dans une vaste chambre, où il y avait pour meubles deux lits, deux tables, un bas d'armoire, et trois chaises de paille. Il faisait froid; mais un geòlier nous fit bon feu et m'apporta du bois en abondance. En même temps, on me donna des plumes, de l'encre et du papier, à condition de rendre compte de l'emploi et du nombre de feuilles que l'on m'aurait remises.

<< Tandis que j'arrangeais ma table pour me mettre à écrire, le geôlier revint me demander si je trouvais mon lit assez bon. Après l'avoir examiné, je répondis que les matelas en étaient mauvais et les couvertures malpropres. Dans la

1. Mémoires, livre VI.

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minute tout cela fut changé. On me fit demander aussi quelle était l'heure de mon dîner. Je répondis:

L'heure de tout le monde.

«La Bastille avait une bibliothèque; le gouverneur m'en envoya le catalogue, en me donnant le choix des livres qui la composaient. Je le remerciai pour mon compte; mais mon domestique demanda pour lui les romans de Prévost, et on les lui apporta.

«De mon côté, j'avais assez de quoi me sauver de l'ennui. Impatienté depuis longtemps du mépris que les gens de lettres témoignaient pour le poème de Lucain, qu'ils n'avaient pas lu et qu'ils ne connaissaient que par la version barbare et ampoulée de Brébeuf, j'avais résolu de le traduire plus décemment et plus fidèlement en prose; et ce travail, qui m'appliquerait sans fatiguer ma tète, se trouvait le plus convenable au loisir solitaire de ma prison. J'avais donc apporté avec moi la Pharsale; et, pour l'entendre mieux, j'avais eu soin d'y joindre les Commentaires de César.

« Me voilà donc, auprès d'un bon feu, méditant la querelle de César et de Pompée, et oubliant la mienne avec le duc d'Aumont. Voilà, de son côté, Bury, aussi philosophe que moi, s'amusant à faire nos lits, placés dans les deux angles opposés de ma chambre, éclairée dans ce moment par un beau jour d'hiver, nonobstant les barreaux de deux fortes grilles de fer qui me laissaient la vue du faubourg Saint-Antoine.

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