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voyage qui avait ramené toute la famille à Paris, au retour de Berlin, où le père, on le sait, professait la grammaire générale à l'École militaire.

<«< Lorsque nous descendîmes de voiture, dit Thiébault', ma mère était si mal qu'elle ne respirait plus, pour ainsi dire, que par convulsions, et que son visage offrait le mélange effrayant d'une pâleur mortelle et d'une teinte presque bleue. Mon père écrivit à la hâte à Deslon, qui accourut aussitôt et qui, en arrivant, se mit à magnétiser ma mère.

« L'étonnement que me causa cette première séance magnétique ne peut se rendre. Mon père n'était pas moins surpris que moi; quant à ma mère, qui a toujours eu horreur de toute espèce de charlatanerie et qui ne voyait que cela dans les gestes de M. Deslon, elle fut profondément indignée et scandalisée. Hors d'état de parler, par ses regards elle révélait ce qu'elle éprouvait, et s'il lui avait été possible de s'opposer à ce que M. Deslon continuât, elle l'eût fait; mais, incapable de faire un mouvement ou de proférer une parole, haletant à peine, il fallut bien qu'elle le laissàt poursuivre. Au reste, son attente ne fut pas longue, et en moins de dix minutes elle se trouva entièrement soulagée.

«La stupéfaction fut complète. Ma mère néanmoins ne dissimula pas l'impression qu'elle avait reçue, et, avec tout l'esprit et la grâce dont il était doué, M. Deslon lui répondit en souriant :

Je conçois d'autant mieux le jugement que vous avez porté, qu'il s'accorde parfaitement avec ce que j'ai éprouvé moi-même la première fois que j'ai vu magnétiser.

« M. Deslon était attendu; il nous quitta dès que ma mère fut bien, mais en nous faisant ses adieux il convint que, comme, d'une part, il se pourrait qu'il ne fût pas libre toutes les fois que ma mère aurait besoin de lui, comme, de l'autre, la manière de la magnétiser ne présentait aucune difficulté, il attacherait à notre maison un magnétiseur, qui serait toujours à nos ordres, et que, quant à ma sœur, il commencerait à la traiter de suite; pour cela, elle serait conduite chez lui tous les soirs à sept heures précises.

«Elle y alla en effet, dès le lendemain, avec ma mère, dont les oppressions, qui jusqu'alors la retenaient six semaines à deux mois dans son lit, ou du moins dans sa chambre, n'étaient plus, grâce au magnétisme, que des crises de peu d'instants.

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Frappé de ce que j'avais vu, exalté par le désir, le besoin de découvrir, de deviner ce secret du magnétisme, que Mesmer venait de vendre à chacun de

1. Mémoires, chap. 11.

ses initiés pour la somme de cent louis, je sollicitai de la manière la plus vive la permission d'accompagner ma mère et ma sœur; ce fut avec délices que j'allai passer, depuis sept heures jusqu'à dix ou onze, toutes mes soirées au baquet de M. Deslon, c'est-à-dire au milieu de trente ou quarante personnes plus ou moins malades ou souffrantes appartenant presque toutes à la haute société. >>

Nous ne décrirons pas, après Thiébault, les diverses expériences auxquelles

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il assista. En voici une cependant qui lui parut à lui-même particulièrement

curieuse.

« Deslon, dit-il, rencontra un jour chez mon père le vieux comte de Solms, qui avait abandonné sa petite souveraineté à son fils contre une pension, au moyen de laquelle il vivait en philosophe, à Paris, avec une de ses filles, qui était toujours habillée en homme et qu'on appelait M. de Marbitzky. Ce comte de Solms ne croyait pas au magnétisme et néanmoins désirait avoir une occasion d'entendre M. Deslon sur ce sujet, qui alors occupait tout le monde. Il obtint, par l'entremise de mon père, que M. Deslon viendrait dîner avec lui et essayerait de le convertir.

« On prit jour; on convint d'être en petit comité; en effet, nous ne fùmes

que sept le comte et sa fille, M. Bitaubé, un convive dont j'ai oublié le nom,

:

M. Deslon, mon père et moi. A peine arrivé, M. Deslon demanda à M. Bitaubé : Croyez-vous au magnétisme?

Monsieur, répondit M. Bitaubé en souriant, faites-moi croire!

« Ce mot fit fortune, et, à l'exception de mon père et de moi, qui étions tout à fait convaincus, chacun répéta :

Faites-moi croire!

En ce cas, dit M. Deslon à ces quatre messieurs, qui de vous désire que je le magnétise?

« Personne ne s'offrait, personne ne se récusait, et M. Deslon fut prié de choisir.

«Le choix fut bientôt fait et tomba sur M. de Marbitzky, qui, très fortement constitué, mème pour un jeune homme, et d'une taille extraordinaire pour une femme, était alors dans tout l'éclat et dans toute la force de la jeunesse.

« On observa à M. Deslon qu'il risquait de ne pas trouver trace de maladies graves:

Je le sais, répondit-il, mais je ne risque pas non plus d'ètre embarrassé pour révéler ce que je trouverai.

«La séance ne fut pas longue :

Monsieur, dit M. Deslon à ce soi-disant jeune homme, je vous félicite de votre santé; mais qu'avez-vous, ou qu'avez-vous eu à l'épaule droite?

Je n'ai rien, répondit-il.

Il n'a rien eu, ajouta le comte.

Cela est impossible, reprit M. Deslon: je n'éprouve partout ailleurs que des sensations qui dénotent la santé la plus parfaite; mais, arrivé à cette épaule, je trouve l'indication d'une lésion forte, plus ou moins ancienne, et dont cependant vous devez encore souffrir de temps en temps.

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Ah! c'est vrai, s'écria alors M. de Marbitzky; à l'âge de dix ans, j'ai été mordu à cette épaule par un cheval; on en a fait un mystère, par la crainte des reproches; mais la cicatrice existe, et quelquefois j'en souffre encore.

« Ce fait, si simple en lui-même, mais qui était sans réplique, parut à ces messieurs très extraordinaire. On se mit à table, et le dîner, qui, chez le comte de Solms, durait deux à trois heures, où l'on servait l'un sur l'autre vingt plats, sous le prétexte de manger plus chaud, et où, suivant l'usage allemand, au risque de vous rendre malade, on vous forçait, pour ainsi dire, de manger de tout, ce diner fut consacré tout entier à parler du magnétisme et à réfuter ou

à éclaircir la totalité des objections ou des doutes que ces messieurs purent

émettre. >>

Quant à la sœur de Thiébault, sa présence au baquet détermina chez elle de terribles crises de catalepsie. Mais, s'il faut en croire le narrateur, elle était presque guérie quand Deslon mourut, en 1787.

Au reste, ce qui nous importe, à nous, ce n'est pas le succès ou l'insuccès des expériences de Mesmer et de ses disciples: c'est la persistance dans les àmes de cet amour du merveilleux, qui contraste si fort avec les prétentions rationalistes du xvme siècle, et qui semble s'accroître, bien loin de s'éteindre, à mesure que diminue l'attachement aux enseignements traditionnels de la religion. Ce contraste, les contemporains eux-mêmes en avaient d'autant plus conscience qu'il leur apparaissait, qu'il apparaissait du moins aux plus sagaces d'entre eux comme un symbole de l'état général des esprits.

« On applaudissait au sein des académies, dit le comte de Ségur', les maximes de la philanthropie, les diatribes contre la vaine gloire, les vœux pour la paix perpétuelle; mais, en sortant, on s'agitait, on intriguait, on déclamait pour entraîner le gouvernement à la guerre. Chacun s'efforçait d'éclipser les autres par son luxe, à l'instant même où l'on parlait en républicain et où l'on prêchait l'égalité. Jamais il n'y eut à la cour plus de magnificence, de vanité, et moins de pouvoir. On frondait les puissances de Versailles, et on faisait sa cour à celles de l'Encyclopédie. Nous préférions un mot d'éloge de d'Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée d'un prince. On applaudissait à la cour les maximes républicaines de Brutus; les monarques se disposaient à embrasser la cause d'un peuple révolté contre son roi; enfin on parlait d'indépendance dans les camps, de démocratie chez les nobles, de philosophie dans les bals, de morale dans les boudoirs.

« Au reste, ce qu'on peut avec raison regretter de cette époque, qui ne renaîtra plus, c'était, au milieu de ce conflit entre des opinions, des systèmes, des goûts et des vœux si opposés, une douceur, une tolérance dans la société qui en faisaient le charme.

«Toutes ces luttes entre les anciennes et les nouvelles doctrines ne s'exerçaient encore qu'en conversations et ne se traitaient que comme des théories.

1. Mémoires.

Le temps n'était pas arrivé où leur pratique et leur action devaient répandre parmi nous la discorde et la haine.

<< Jours heureux où les opinions n'influaient pas sur les sentiments, et où l'on savait aimer toujours ceux qui ne pensaient pas comme nous! >>>

Ces regrets mélancoliques et touchants sur un monde à jamais disparu sont inspirés au comte de Ségur par le souvenir de la Révolution, dont les mœurs contrastèrent si violemment avec celles de la période qui avait précédé, et il nous aurait coûté de ne pas les rapporter. Mais ils n'atténuent en rien la force de ses observations sur la société du temps de Louis XV et de Louis XVI. Ce qui en domine l'histoire, c'est ce contraste universel, non pas seulement entre les opinions et les personnages qui les professent ou les lieux mêmes où elles sont exprimées, mais, pour aller plus au fond des choses, entre les mœurs de la société et les lois qui la régissent. Les unes tendent vers l'avenir les autres paraissent vieillies et surannées; entre les unes et les autres il y a divorce, et il arrive que les mœurs nouvelles entraînent ceux-là mêmes qui sont chargés d'appliquer les lois du passé ou qui en sont encore les bénéficiaires. C'est le résumé de toute l'histoire morale du XVIIIe siècle, et c'est la raison par laquelle s'explique d'abord, pendant toute cette époque, l'impuissance ou l'insuffisance du gouvernement.

Mais ce gouvernement, il est temps de passer en revue ceux qui successivement en furent chargés.

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