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« Il alla me chercher des petits livres en long, et me dit :

Voyez comme cela est propre!

<< Et il se mit à parler de la difficulté de ce travail, et de son talent en ce genre, comme Sganarelle de celui de faire des fagots.

« Le respect que m'inspirait un homme comme celui-là m'avait fait sentir une sorte de tremblement en ouvrant sa porte, et m'empêcha de me livrer

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davantage à une conversation qui aurait eu l'air d'une mystification si elle avait duré plus longtemps. Je n'en voulais que ce qu'il me fallait pour une espèce de passeport ou billet d'entrée, et je lui dis que je croyais pourtant qu'il n'avait pris ces deux genres d'occupations serviles que pour éteindre le feu de sa brùlante imagination.

Hélas! me dit-il, les autres occupations que je me donnais pour m'instruire et instruire les autres ne m'ont fait que trop de mal.

« Je lui dis après la seule chose sur laquelle j'étais de son avis dans tous. ses ouvrages: c'est que je croyais comme lui au danger de certaines connaissance historiques et littéraires, si l'on n'a pas un esprit sain pour les juger. Il quitta dans l'instant sa musique, ses herbes et ses lunettes, entra dans des

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détails supérieurs peut-être à tout ce qu'il avait écrit, et parcourut toutes les. nuances de ses idées avec une justesse qu'il perdait quelquefois dans la solitude, à force de méditer et d'écrire; ensuite, il s'écria plusieurs fois :

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« J'avais assez bien réussi pour oser déjà le contredire. Je lui dis :

Ceux qui s'en plaignent sont des hommes aussi et peuvent se tromper sur le compte des autres hommes.

« Cela lui fit faire un moment de réflexion.

« Je lui dis que j'étais bien de son avis encore sur la manière d'accorder ct de recevoir les bienfaits, et sur le poids de la reconnaissance quand on a pour bienfaiteurs des gens qu'on ne peut aimer ni estimer. Cela parut lui faire plaisir. « Je me rabattis ensuite sur l'autre extrémité à craindre, l'ingratitude. Il partit comme un trait, me fit les plus beaux manifestes du monde, qu'il entremèla de quelques maximes sophistiques, que je m'étais attirées en lui disant : Si cependant M. Hume a été de bonne foi?...

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« Il me demanda si je le connaissais. Je lui dis que j'avais eu une conversation très vive avec lui à son sujet, et que la crainte d'ètre injuste m'arrêtait presque toujours dans mes jugements.

« Sa femme nous interrompait quelquefois par quelques questions saugrenues qu'elle faisait sur son linge ou sur la soupe. Il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage, s'il en avait parlé.

« Je ne m'aperçus pas qu'il se méfiât de moi le moins du monde. A la vérité, je l'avais tenu bien en haleine depuis que j'entrai chez lui, pour ne pas lui donner le temps de réfléchir sur ma visite. J'y mis fin malgré moi, et après un silence de vénération, en regardant encore entre les deux yeux l'auteur de la Nouvelle Héloïse, je quittai le galetas, séjour des rats, mais sanctuaire du génie. Il se leva, me reconduisit avec une sorte d'intérêt et ne me demanda pas

mon nom. >>

Nous n'irons pas plus avant dans le récit de la carrière de Rousseau. Autant les derniers mois de la vie de Voltaire furent éclatants, autant la vie de Rousseau s'éteignit doucement: le dernier moment seul en parut mystérieux. Depuis un an, sa santé s'était affaiblie, quand, sur le conseil des médecins, il accepta l'offre d'un de ses admirateurs, le marquis de Girardin, qui mit à sa disposition le logis de l'Ermitage, dans sa terre d'Ermenonville, près de Senlis. Six semaines après, le 2 juillet 1778, il mourait subitement. On parla de suicide; mais ce n'était là qu'une hypothèse, qu'on ne put appuyer d'aucune raison décisive, et qui, au contraire, a été réfutée depuis par des argu

LOUIS XV ET HENRI IV

(D'après une gravure d'Eisen.

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Quant à l'influence de Rousseau, ce n'est pas ici qu'il convient de l'étudier; mais nous pouvons dire du moins qu'elle s'est étendue à tout. En politique, en philosophie religieuse, en pédagogie, Rousseau a été un novateur hardi et puissant, dont on peut discuter les

conceptions, mais qui a marqué de sa forte empreinte plusieurs générations de disciples.

Toutefois, c'est dans l'histoire de la littérature peut-être qu'il est nécessaire de lui faire la plus grande place par son amour passionné de la nature, par son éloquence et son lyrisme, par sa rêveuse mélancolie, il est le maître d'où procèdent et Bernardin de Saint-Pierre, et Mme de Staël, et Chateaubriand, et Lamartine, et George Sand, et, on peut le dire, tous les romantiques : peut être ne trouverait-on pas, dans toute la suite de la littérature française, l'exemple d'une filiation plus évidente.

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BUSTE DE DIDEROT.

Pourquoi Diderot n'a-t-il pas exercé la même influence que Voltaire et Rousseau? C'est que son œuvre d'écrivain est sans doute trop mêlée, et que, si abondante qu'ait été sa production, il n'a laissé en somme aucun ouvrage de longue haleine qui soit vraiment achevé ou qui marque une date dans l'histoire de la pensée française. Mais, comme le dit Marmontel', dans un joli portrait, « qui n'a connu Diderot que dans ses écrits, ne l'a point connu ». C'est dans la conversation qu'il fallait le voir et l'entendre. Lorsqu'en parlant il s'animait, et que, laissant couler de source l'abondance de ses pensées, il oubliait ses théories et se laissait aller à l'impulsion du moment, c'était alors qu'il était ravissant.

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(Par Houdon. Musée du Louvre.)

<«< L'un des beaux moments de Diderot, c'était lorsqu'un auteur le consultait sur son ouvrage. Si le sujet en valait la peine, il fallait le voir s'en saisir, le pénétrer, et, d'un coup d'œil, découvrir de quelles richesses et de quelles beautés il était susceptible. En général, et dans toutes les branches des connaissances humaines, tout lui était si familier et si présent, qu'il semblait toujours préparé à ce qu'on avait à lui dire; et ses aperçus les plus soudains étaient comme les résultats d'une étude récente ou d'une longue méditation.

« Cet homme, l'un des plus éclairés du siècle, était encore l'un des plus

1. Mémoires, livre VII.

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MÉDAILLON DE M. DE BUFFON. (D'après une gravure du temps.)

aimables; et sur ce qui touchait à la bonté morale, lorsqu'il en parlait d'abondance, je ne puis exprimer quel charme avait en lui l'éloquence du sentiment. Toute son àme était dans ses yeux, sur ses lèvres. Jamais physionomie n'a mieux peint la bonté du cœur. »

A tous ces éloges ajouterons-nous en core que Diderot peut être un exemple excellent de l'influence qu'au dehors même de nos frontières exerça, au XVIIIe siècle, la pensée française. La gloire exceptionnelle d'un Voltaire en effet explique assez que les souverains de l'Europe n'aient pas dédaigné

de l'avoir pour correspondant ou pour commensal. Mais Diderot est un per. sonnage de moindre envergure. Et pourtant l'impératrice de Russie, Catherine II, devait saisir avec empressement une occasion de se l'attacher par la reconnaissance, de l'attirer mème à sa cour.

On connaît les circonstances.

L'impératrice, ayant appris que Diderot se trouvait un peu gêné et songeait à vendre sa bibliothèque, lui en fit offrir quinze mille francs, mais à la condition que le philosophe continuerait à garder ses livres en dépôt, et qu'à titre de bibliothécaire il recevrait d'elle une pension de mille francs par an.

Dès lors Diderot voua à sa bienfaitrice un véritable culte et il attendit le moment où il pourrait aller lui rendre hommage chez elle. Il attendit près de dix ans.

Enfin il quitta Paris, au mois de mai 1773, pour y revenir au mois d'octobre de l'année suivante, après avoir passé sept mois à Saint-Pétersbourg. A la cour de Russie, il parut peut-être manquer un peu des gràces du courtisan. Mais, comme les Parisiens, l'impératrice dut être étonnée de la prodigieuse vivacité de son esprit et de son allure dans la conversation. Elle se plaignait mème plaisamment de ses mouvements trop peu mesurés : « Votre Diderot, écrivait-elle à Mme Geoffrin, est un homme bien extraordinaire : je ne me tire de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires; j'ai été obligée de mettre une table entre lui et moi, pour me mettre, moi et mes membres, à l'abri de sa gesticulation ».

pas

Ce n'est pas d'ailleurs qu'elle ne fût en garde contre les séductions de ses

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