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le champion des droits de l'individu et du retour à la nature son idéal politique, ce sera quelque très petit État, dans lequel l'égalité ou la très faible inégalité des fortunes sera la garantie de la liberté individuelle. Telle est à peu près la conclusion à laquelle nous conduisent et son Discours sur l'Inégalité et son Contrat social.

Et ce sont encore des thèses analogues. qu'on peut tirer de deux autres ouvrages de Rousseau dont le succès fut considérable, le roman de la Nourelle Héloïse et le livre d'Émile ou de l'Éducation. Rousseau lui-même nous est garant de la passion avec laquelle le premier fut lu, et, on peut le dire, dévoré.

« Un colporteur, raconte-t-il', le porta à Mme la comtesse de Talmont, un jour de bal à l'Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant l'heure, elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mit ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis elle ne répondit rien.

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MADAME VESTRIS.

(Buste conservé à la Comédie-Française.)

Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vinrent avertir qu'il était deux heures.

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Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours.

Quelque temps après, sa montre étant arrètée, elle sonna pour savoir quelle heure il était. On lui dit qu'il était quatre heures.

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chevaux.

Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal: qu'on ôte mes

<< Elle se fit déshabiller et passa le reste de la nuit à lire. »

Quant à l'Émile, ce que les femmes y virent surtout, c'est le devoir que Rousseau, dans sa première partie, traçait aux mères de nourrir elles-mêmes leurs enfants. Un jour que Marmonte!, qui, avec tous les encyclopédistes, reprochait

1. Confessions, livre XI.

à Rousseau son humeur difficile et les excès auxquels elle l'avait porté, se promenait avec sa femme dans cette châtaigneraie de Montmorency, que le séjour et la promenade du philosophe avaient rendue célèbre :

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Mon ami, dit Mme Marmontel, je suis fàchée de vous entendre parler souvent mal de Rousseau : il faut pardonner quelque chose à celui qui nous a appris à être mères.

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GRAVURE POUR L'ILLUSTRATION DE L'« ÉMILE ».

(D'après Moreau le Jeune.)

Avouons-le pourtant,

les préventions de Marmontel n'étaient pas sans fondement. Misanthrope et bizarre, d'autant plus passionné pour les beautés de la nature qu'il pensait devoir plus se défier de la société des hommes, il se crut toute sa vie en butte à des animosités perfides; il en vint même à cet état maladif de l'esprit qu'on appelle le délire de la pers<cution, et, s'il trouva en effet sur sa route des adversaires qui, comme Voltaire,

ne regardèrent pas trop, pour le combattre, au choix des moyens, il est certain aussi qu'il accusa sans raison beaucoup de braves gens, auxquels il n'eût, en bonne justice, dù témoigner que de la reconnaissance: tel, l'illustre, le sage David Hume, auquel il reprocha publiquement et gratuitement d'imaginaires noirceurs.

Aussi bien, quoiqu'il pùt faire appel aux plus hautes protections, compter sur l'hospitalité affectueuse des plus grands personnages, ne voulut-il jamais rien devoir qu'à lui-même. Il était, de son métier, copiste de musique : il faisait ce métier en conscience, et la bibliothèque du Conservatoire possède encore un

petit recueil de romances copiées par Rousseau et qui sont transcrites avec une admirable netteté. Mais il n'entendait pas qu'on lui payât son travail plus qu'il ne valait et qu'on lui donnât ainsi une aumône déguisée.

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Quand, après huit ans d'exil, il était alors dans sa cinquante-neuvième année, - il lui fut permis de rentrer à Paris, il se contenta d'un modeste logis, dans une maison de la rue Plàtrière, aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau. Pour se divertir, il allait se promener et herboriser dans la banlieue. Peu de gens réussissaient à l'attirer chez eux. Encore leur fallait-il essuyer ses bizarreries. C'est ce qui arriva par exemple à Mme de Genlis, alors toute jeune femme, ct qui avait trouvé grâce aux yeux du philosophe à cause de son talent de musicienne.

« Rousseau, dit-elle dans ses Mémoires, venait presque tous les jours diner chez nous, et je n'avais remarqué en lui, durant cinq mois, ni susceptibilité, ni caprice, lorsque nous pensâmes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il aimait beaucoup une sorte

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de vin de Sillery, couleur de pelure d'ognon; M. de Genlis lui demanda la permission de lui en envoyer, en ajoutant qu'il le recevait luimême en présent de son oncle. Rousseau répondit qu'il lui ferait grand plaisir de lui en envoyer deux bouteilles.

« Le lendemain matin, M. de Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau à tel point qu'il renvoya sur-le-champ le panier tout entier, avec un étrange petit billet de trois lignes qui me parut fou, car il exprimait avec énergie le dédain, la colère et un ressentiment implacable. M. de

GRAVURE POUR L'ILLUSTRATION DE L'« ÉMILE ».

(D'après Moreau le Jeune.)

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Sauvigny vint mettre le comble à notre étonnement et à notre consternation en nous disant que Rousseau était véritablement furieux et qu'il protestait qu'il ne nous reverrait jamais.

« M. de Genlis, confondu qu'une attention si simple put ètre si criminelle, demanda à M. de Sauvigny quelle raison Rousseau donnait de ce caprice; M. de Sauvigny répondit qu'il disait qu'apparemment on croyait qu'il n'avait modestement demandé deux bouteilles que pour avoir un présent, que cette idée était injurieuse, etc. M. de Genlis me dit que, puisque je n'étais

point complice de son impertinence, Rousseau peut-ètre, en faveur de mon innocence, pourrait consentir à revenir. Nous l'aimions, et nos regrets étaient sincères.

« J'écrivis donc une assez longue lettre, que j'envoyai avec deux bouteilles présentées de ma part. Rousseau se laissa toucher; il revint; il eut beaucoup de grâce avec moi; mais il fut sec et glacial avec M. de Genlis, dont jusqu'alors il avait goûté l'esprit et la conversation, et jamais M. de Genlis n'a pu regagner entièrement ses bonnes gràces.

La susceptibilité de Rousseau n'était pas moins redoutable à ceux qui l'allaient voir chez lui. La chose d'abord n'était pas elle-même si aisée. Bernardin de Saint-Pierre est à peu près le seul qui, à cette époque, ait réussi à le voir familièrement. Contre la plupart des visiteurs inconnus, il était d'avance en garde.

Le prince de Ligne réussit cependant un jour à forcer sa porte, et, comme de son séjour chez Voltaire, il nous a laissé une relation charmante de la conversation qu'il eut alors avec Rousseau.

« Lorsque Jean-Jacques Rousseau, dit-il', revint de son exil, j'allai le relancer dans son grenier, rue Plâtrière. Je ne savais pas encore en montant l'escalier comment je m'y prendrais pour l'aborder; mais, accoutumé à me laisser aller à mon instinct qui m'a toujours mieux servi que la réflexion, j'entrai et parus me

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J.-J. ROUSSEAU (1776). (D'après A. Ramsay.)

tout ce qu'il y avait

entre chaque feuillet de ses in-folio. Je fis semblant d'admirer ce recueil, très peu intéressant et le plus commun du monde; il se remit à son travail, sur lequel il avait le nez et les lunettes, et le continua sans me regarder.

« Je lui demandai pardon de mon étourderie, et je le priai de me dire la demeure de M. Rousseau de Toulouse; mais, de peur qu'il ne me l'apprît et que tout ne fût dit, j'ajoutai:

Est-il vrai que vous soyez si habile pour copier la musique?

1. Lettres et Pensées.

2. Pierre Rousseau, directeur du Journal encyclopédique, qui paraissait à Liège.

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