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d'argent doré pendue à son habit, une croix au cou et vingt mille francs de pension ».

De bonnes âmes lui avaient d'ailleurs rapporté dès longtemps un mot de Frédéric à son sujet.

Laissez faire, avait dit le roi : on presse l'orange, et on la jette quand on a avalé le jus.

Dès ce jour, Voltaire résolut de « mettre en sûreté les pelures de l'orange ». Il prit d'abord quelques dispositions financières avantageuses, et quand la position lui parut décidément intenable, que Frédéric même eut fait brûler par la main du bourreau ses pamphlets contre Maupertuis, il lui renvoya son ordre, sa clef de chambellan et sa pension.

« Frédéric, dit-il', fit tout ce qu'il put pour me garder, et moi tout ce que je pus pour le quitter. Il me rendit sa croix et sa clef, il voulut que je soupasse avec lui; je fis donc encore un souper de Damoclès; après quoi, je partis avec promesse de revenir, et avec le ferme dessein de ne le revoir de ma vie. »

Frédéric ne l'entendait pas tout à fait ainsi; il essaya de faire couper la retraite au fugitif par ses agents. Sous prétexte de lui reprendre « un volume de poëshie du roi son gracieux maître », le résident de Brandebourg à Francfort, un sieur Freytag, garda Voltaire douze jours prisonnier.

A force d'argent et de démarches, tout finit cependant par s'arranger, et voilà cette fois notre Philoxène décidément hors des Carrières. Mais où se fixer maintenant, puisque évidemment, à Paris il ne fallait pas songer? Ce furent deux ans de recherches et de soucis nouveaux, pendant lesquels d'ailleurs

la prodigieuse activité de Voltaire n'est nullement atténuée. Ces deux années sont, pour ses travaux, aussi fécondes qu'aucune autre période de sa vie. Enfin, en 1755, Voltaire achète la terre des Délices, sur le lac de Genève, et, à partir de 1760, il s'établit définitivement au château de Ferney, en terre française, sur la frontière même de la France et de la Suisse.

La situation, depuis qu'il avait quitté la France, avait sensiblement changé. Le mouvement philosophique, relativement modéré dans la première moitié du siècle, s'était maintenant accéléré d'une manière effrayante. Des hommes nouveaux avaient paru, moins faits que Montesquieu et Voltaire lui

1. Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire.

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même au langage et aux habitudes des salons aristocratiques. Jean-Jacques Rousseau, Diderot, viennent de naître à la célébrité, et ils apportent à la lutte philosophique, avec des tempéraments bien différents, un égal dédain des conventions factices de la société.

Ajoutez à cela que le temps était passé des illusions que les Français pouvaient encore se faire sur le roi qu'ils avaient salué naguère du nom de Bien-Aimé. Cette popularité de Louis XV, nous l'avons vue s'affaiblir, à mesure que son indolence, son égoïsme et ses dépravations écla

taient plus manifestes à tous les yeux. Maintenant la guerre

avait recommencé, nous apportant moins de

gloire que de sujets de tristesse, et l'audace
des novateurs devait croître à mesure que
le gouvernement et les anciennes forces
sociales se rendaient moins respectables
et moins chères au coeur du peuple. Les
philosophes n'étaient plus dès
lors des individus isolés on
peut parler avec raison d'un
parti philosophique. Ce parti,
comme il arrive, eut un organe,
qui ne fut pas cette fois un
journal, mais un dictionnaire.

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VOLTAIRE AU TRAVAIL.

(D'après une maquette en bois conservée au musée Carnavalet.)

L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers, dont Diderot et d'Alembert assumèrent d'abord ensemble l'entreprise, mais dont Diderot tout seul resta l'âme après que les premières persécutions eurent rebuté son associé, groupait, au service des théories nouvelles, toutes les forces et tous les talents de la science et de la littérature. Mais Voltaire surtout, en acceptant d'y collaborer, n'apportait pas seulement à l'entreprise le concours de son génie il lui assurait, par la gloire qui s'attachait à son nom, un incomparable éclat, et, quoiqu'il n'eût eu aucune part à l'administration et à la direction de l'entreprise, c'est lui qui dut apparaître à tous les yeux comme le véritable chef du parti des encyclopédistes.

Le chef, c'est trop peu dire. Aussi bien l'âge commençait-il à donner à Voltaire la seule chose qui lui eût manqué peut-être jusque-là : une sorte de gravité capable d'attirer le respect. On l'a appelé le roi Voltaire, et, si elle s'applique aux dix-huit dernières années de sa vie, au séjour à Ferney, l'expression n'a rien d'excessif. Il est à ce moment véritablement roi, roi de la pensée en

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Europe: les savants, les hommes de lettres, les grands seigneurs, les souverains de tous les pays correspondent avec lui. Point de question à laquelle son génie veuille rester indifférent tissage, horlogerie, commercè, agronomie, travaux publics, administration, finances, jurisprudence, il s'intéresse à tout; sa saga

BUSTE DU DUC DE NIVERNAIS.

(Par Houdon. Bibliothèque de Besançon.)

cité n'est jamais en défaut, quand il s'agit d'aider ou d'applaudir aux efforts de ceux qui, de quelque manière que ce soit, travaillent pour le bien et pour le bienêtre de l'humanité.

Nous l'avons vu plus haut d'ailleurs', transformant ce pays au milieu duquel il est venu se fixer, l'enrichissant par l'agriculture et par l'industrie. Ce qui ne serait pas moins curieux, ce serait de pénétrer dans cette intimité de Ferney, dans laquelle il n'est guère un voyageur de marque qui n'ait demandé d'être admis.

Il faut entendre Mme de Genlis dépeindre l'espèce de terreur qu'elle éprouva au moment d'être présentée

au maître de cette demeure célèbre. Elle avoue d'ailleurs que l'illustre vieillard

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Voltaire avait alors quatre-vingts ans se montra plein de bonne grâce et de bonhomie. Mais elle resta scandalisée de l'adulation dont il était l'objet de la part de tous ceux qui l'entouraient ou qui lui rendaient visite : « Nul monarque, dit-elle, ne s'est jamais entendu prodiguer de flatteries si outrées ».

Toutefois, il faut le dire, le peu de sympathie qu'en somme lui inspiraient les opinions du philosophe peut bien avoir contribué à exagérer plutôt qu'à atténuer sur ce point ses impressions. Écoutons, pour en corriger la sévérité, le prince de Ligne', qui va nous raconter à son tour son « séjour chez M. de Voltaire ».

1. Voir pages 269-271.

2. Lettres et Pensées.

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