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ARRESTATION DE RELIGIEUSES A L'ÉPOQUE DES TROUBLES DU CIMETIÈRE SAINT-MÉDARD. D'après une gravure du temps.)

VOLTAIRE.

(Par Houdon. Musée d'Angers.)

LES PHILOSOPHES

ET

LE MOUVEMENT DES ESPRITS

D

ANS quelques-uns de ses épisodes, nous venons de le voir, l'histoire du théâtre au XVIIe siècle pourrait presque se confondre avec l'histoire politique de ce temps. C'est qu'en effet plus d'une fois le théâtre devint à cette époque, suivant l'expression consacrée, une sorte de tribune. Quand Voltaire, dès 1718, lançait au parterre les vers retentissants d'Edipe sur l'origine du pouvoir royal, ou sur la crédulité du peuple et la vaine science des prêtres; lorsque, dans Alzire, il opposait un christianisme doux et tolérant à l'intolérance religieuse; lorsqu'il flétrissait, dans Mahomet, les égarements du fanatisme, Voltaire transformait la tragédie, qui n'avait été sous Louis XIV qu'un divertissement, en un puissant instrument de propagande.

Ce qui est vrai du théâtre au XVIIIe siècle l'est encore de toute la littérature

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de cette époque. Les écrivains ne cherchent plus seulement à amuser et à plaire par un art ingénieux ou profond : leurs livres sont devenus, en quelque sorte, les organes d'une puissance nouvelle, l'opinion publique. Cette opinion, on s'est plus d'une fois demandé s'ils la dirigeaient ou s'ils y obéissaient eux-mêmes : ce qui est sûr du moins, c'est qu'ils l'exprimaient. Aussi bien ne leur donne-t-on plus même ce nom d'écrivains. Si différents qu'ils soient entre eux, les Montesquieu, les Voltaire, les d'Alembert, les Diderot, les Jean-Jacques Rousseau, les Buffon, sont tous communément désignés par ce terme de philosophes, qui les rapproche les uns des autres et les distingue de tous les groupes de poètes et de prosateurs qui les ont précédés ou suivis.

Comment, de la société du temps de Louis XIV, si ferme sur ses assises, si bien ordonnée, si naturellement soumise à la hiérarchie et au principe d'autorité, se trouve-t-on passer à cette époque de critique et de libre examen qui, à l'autorité et à la tradition, prétend substituer partout la souveraineté de la raison individuelle, on l'a dit bien des fois. Bien des fois on a montré comment la transition s'était opérée de l'esprit du xviio à celui du xvi° siècle.

Les libertins, compagnons du grand prieur Philippe de Vendôme', les cartésiens, épris d'exactitude scientifique, les jansénistes mèmes ont leur part dans ce mouvement.

Ceux-ci, à la vérité, s'étaient, auprès de beaucoup de bons esprits, comprcmis définitivement par les incroyables scènes de thaumaturgie dont ils avaient, à un moment, espéré se faire un appui.

Un religieux appelant, comme on disait, le diacre François de Pâris étant mort, en 1727, après une vie tout entière consacrée aux bonnes œuvres, les jansénistes répandirent le bruit que des miracles s'opéraient sur sa tombe, située au cimetière Saint-Médard. Alors on vit les malades et les infirmes y affluer et les scènes d'extase s'y multiplier.

En vain, l'autorité ecclésiastique met les fidèles en garde contre ce qu'elle considère comme une supercherie sacrilège : la foule, toute au spectacle des malheureux qui sont pris de convulsions sur le tombeau du diacre et qui s'en retournent allégés de leurs souffrances ou confiants dans leur guérison prochaine, la foule ne veut rien entendre et menace d'un mauvais parti quiconque a l'air de ne pas partager son enthousiasme.

Enfin, en janvier 1732, paraît une ordonnance du roi en vertu de laquelle le lieutenant de police fait fermer le cimetière. Mais il fallut afficher cette ordonnance

1. Voir la note de la page 341.

très haut sur les murs, de peur qu'elle ne fût arrachée par un public fanatique. Au reste, les scènes dont le cimetière avait été le théâtre se continuèrent dans les assemblées secrètes que les jansénistes ne cessèrent pas de tenir en différents lieux, et parfois plus effroyables encore que par le passé. On vit des personnes, d'ail

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leurs honorablement

connues, passer en justice pour avoir administré ce qu'on appelait les secours à de malheureuses convulsionnaires. Ces secours, qui avaient pour but de produire l'extase, consistaient en grands coups de bûche donnés sur l'estomac de la patiente, qu'ensuite on perçait souvent d'une épée, ou qu'on attachait sur la croix, les mains et les pieds traversés de clous.

Certes, il était facile aux adversaires du jansénisme de ridiculiser une doctrine qui avait recours à des moyens

PHILIPPPE DE VENDÔME, CHEVALIER DE L'ORDRE DE SAINT-JEAN

DE JERUSALEM.
(D'après une gravure du temps.)

de propagande si grossiers et si révoltants, et si le parti des appelants avait constitué à lui seul toute la force de l'opposition contre l'esprit d'autorité, les pouvoirs eussent eu peut-être bon marché d'un tel adversaire. Mais déjà, à l'époque des miracles du cimetière Saint-Médard, une autre puissance était née, celle de la philosophic, à laquelle le jansénisme, en dépit sans doute de ses intentions, n'avait pas peu contribué à frayer la voie.

Le premier livre qui révéla à la génération nouvelle les sentiments pro

fonds et les aspirations latentes dont à peine avait-elle encore conscience ellemême, ce fut le recueil des Lettres persanes.

Ce n'était qu'un roman en apparence, un roman à l'orientale, ce qui n'avait rien de rare alors; seulement ce roman était l'œuvre d'un magistrat de province, inconnu encore du monde parisien, mais qui, dès cette époque, avait déjà beaucoup réfléchi sur la politique, l'histoire et la jurisprudence. En feignant de

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GRAVURE POPULAIRE EXÉCUTÉE A PROPOS DE LA FERMETURE DU CIMETIÈRE SAINT-MÉDARD,
LE 29 JANVIER 1732.

(Cabinet des Estampes. Bibliothèque nationale.)

reproduire les lettres de deux jeunes Persans qui parcourent l'Europe et qui séjournent particulièrement à Paris, Montesquieu se livrait donc à une critique, non pas acerbe, mais sagace et bien informée, des préjugés sociaux, religieux et politiques de son temps.

C'est quand le succès des Lettres persanes se fut dessiné que Montesquieu vint à Paris, et il y fit partie d'une société fondée par un homme qui n'est plus guère connu, mais qui, ayant été employé à l'instruction du dauphin et nommé membre de l'Académie française, était alors une manière de personnage, l'abbé Alary. Le marquis d'Argenson nous décrit ainsi les réunions d'hommes du monde qu'il avait eu l'idée d'instituer.

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