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frages de vos amis; vous m'opposez l'autorité de M. de Voltaire, qui, lui-même, récite ses vers avec emphase, et qui prétend que les vers tragiques veulent, dans la déclamation, la même pompe que dans le style: et moi, je n'ai à vous opposer qu'un sentiment irrésistible, qui me dit que la déclamation, comme le style, peut être noble, majestueuse, tragique, avec simplicité; que l'expression, pour être vive et profondément pénétrante, veut des gradations, des nuances, des traits imprévus et soudains, qu'elle ne peut avoir lorsqu'elle est tendue et forcée. «Elle me disait quelquefois, avec impatience, que je ne la laisserais pas tranquille qu'elle n'eût pris le ton familier et comique dans la tragédie.

Eh! non, mademoiselle, lui disais-je, vous ne l'aurez jamais; la nature vous l'a défendu; vous ne l'avez pas même au moment où vous me parlez : le son de votre voix, l'air de votre visage, votre prononciation, votre geste, vos attitudes sont naturellement nobles. Osez seulement vous fier à ce beau naturel; j'ose vous garantir que vous en serez plus tragique.

« D'autres conseils que les miens prévalurent, et, las de me rendre inutilement importun, j'avais cédé, lorsque je vis l'actrice revenir tout à coup d'ellemême à mon sentiment. Elle venait jouer Roxane au petit théâtre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette, et, pour la première fois, je la trouvai habillée en sultane, sans panier, les bras demi-nus, et dans la vérité du costume oriental. Je lui en fis mon compliment.

Vous allez, me dit-elle, être content de moi. Je viens de faire un voyage à Bordeaux; je n'y ai trouvé qu'une très petite

salle: il a bien fallu m'en accommoder. Il

m'est alors venu dans la pensée d'y ré-
duire mon jeu, et d'y faire l'essai de
cette déclamation simple que vous
m'avez tant demandée. Elle y a eu
le plus grand succès. Je vais en
essayer une fois de plus ici sur
ce petit théâtre. Allez m'entendre.
Si elle y réussit de mème, adieu
l'ancienne déclamation.

« L'événement passa son attente et la mienne.

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MADAME PRÉVILLE, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE. (Par Saint-Aubin. Musée Carnavalet.)

« Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Roxane elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement, l'illusion, le ravissement fut extrême. On se demandait : Où sommes-nous? On n'avait jamais rien entendu de pareil. Je la revis après le spectacle; je voulus lui parler du succès qu'elle venait d'avoir. Eh! ne voyez-vous pas, me dit-elle, qu'il me ruine? Il faut, dans tous mes rôles, que le costume soit observé: la vérité de la déclamation tient à celle du vêtement. Toute ma riche garde-robe de théâtre est dès ce moment réformée: j'y perds pour dix mille écus d'habits; mais le sacrifice en est fait. Vous me verrez ici dans huit jours jouer Électre au naturel, comme je viens de jouer

Roxane.

C'était l'Électre de Crébillon. Au lieu du panier ridicule et de l'ampie robe de deuil qu'on lui avait vus dans ce rôle, elle y parut en simple habit d'esclave, échevelée, et les bras chargés de longues chaines. Elle y fut admirable;

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DESSIN POUR UN COSTUME DE THEATRE. (Par Boucher. Bibliothèque de l'Opéra.)

et, quelque temps après, elle fut plus sublime encore dans l'Électre de Voltaire.

« Ce rôle, que Voltaire lui avait fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté

inconnue à lui-même; puisqu'en le lui

entendant jouer sur son théâtre de Ferney, où elle l'alla voir, il s'écria baigné de larmes et transporté d'admiration: - Ce n'est pas moi qui ai fait cela, c'est elle: elle a créé son rôle.

«Et, en effet, par les nuances infinies qu'elle y avait mises, par l'expression qu'elle donnait aux passions dont ce rôle est rempli, c'était peut-être celui de tous où elle était le plus étonnante. << Paris, comme Versailles, reconnut dans ces changements le véritable accent tragique et le nouveau degré de vraisemblance que donnait à

l'action théâtrale le costume bien observé. Ainsi, dès lors, tous les acteurs furent forcés d'abandonner

ces tonnelets, ces gants à franges, ces perruques volumineuses, ces chapeaux à plumets, et tout cet attirail fantasque qui depuis si

longtemps choquait la vue des gens de goùt. Le Kain luimême suivit l'exemple de Mlle Clairon, et dès ce momentlà leurs talents perfectionnés furent en émulation et dignes. rivaux l'un de l'autre. >>

Toutefois, en pareille matière, il est difficile de garder la juste mesure. Le goût de l'exactitude dans la mise en scène peut aller jusqu'à la puérilité. C'est contre ce travers que Voltaire, avec beaucoup de bon sens et un juste sentiment de l'art, mit en garde tour à tour Le Kain et Mlle Clairon. Il leur apprenait à mépriser tout effet de décoration qui ne concourt pas à l'action même de la pièce, et à ne

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DESSIN POUR UN COSTUME
DE THEATRE.
(Par Boucher.)

jamais penser que l'art du charpentier dùt contribuer au
succès d'une pièce plus que celui du tragédien et des acteurs.

De tels avis n'étaient pas inutiles. Croirait-on qu'en
1769 les comédiens s'avisèrent de changer tout le cin-
quième acte de l'Iphigénie de Racine, et, au
moyen de vingt vers de raccord du poète
Saint-Foix, de remplacer le récit d'Ulysse par la repré-
sentation matérielle des faits? On se promettait de
cette innovation un spectacle émouvant et la curio-
sité publique était vivement excitée. Malheureuse-
ment, l'événement ne répondit pas à l'attente.

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« Les comédiens français, dit Bachaumont, qui,
sur l'affiche, avaient annoncé l'Iphigénie en Aulide sans
aucune addition qui prévint le public de
l'innovation dont on a parlé, ont cru devoir
ouvrir le spectacle par un petit bout de
compliment aussi mal
fait que mal débité, où
ils ont déclaré que, tou-

DESSIN POUR UN COSTUME DE THEATRE

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M. LEKAIN DANS ABNER.

(D'après un dessin. Bibliothèque de l'Opéra.)

jours attentifs à procurer aux spectateurs de plus grands amusements, ils avaient, dans cette vue, tenté l'essai en question. « Cet essai n'a point eu le succès qu'ils s'en prcmettaient on a trouvé le spectacle du cinquième acte mesquin, mal amené, invraisemblable et trop brusqué. On a regretté les beaux vers du récit ordinaire, et les vers de suture de M. de Saint-Foix ont paru tout à fait disparates.

(Par Boucher. Bibliothèque de l'Opéra.)

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Inutile de dire que la malencontreuse expérience ne fut pas renouvelée. Cela n'empêche pas, nous le voyons, Bachaumont, en bon gazetier, de l'avoir notée. comme un événement très capable d'arrèter un moment l'attention des Parisiens. Rien là qui doive nous étonner. L'intérêt puéril, mais extrêmement vif, on ne saurait le nier, que le public de notre temps prend à

toutes les choses qui concernent le théâtre n'approche pas de celui qu'elles exci taient dans la société du XVIIIe siècle.

On était à l'affùt des bons mots des comédiens ou de ceux qu'on leur prè tait, des anecdotes relatives à leurs querelles, à leurs jalousies. Comme le nom de comédiens du roi était d'ailleurs un titre des plus sérieux, que l'administration des Menus se mêlait de toutes les histoires de coulisses, et que la prison était toujours prête à s'ouvrir pour les acteurs récalcitrants, la moindre aventure du Roman comique devenait une affaire d'État. En voici un exemple entre plu

sieurs autres.

Un comédien nommé Dubois avait été expulsé par ses camarades à la

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qui se produit. C'est Bachaumont qui va nous le raconter:

« 15 avril 1765. Il s'est passé aujourd'hui, à la Comédie-Française, une scène dont il n'y a pas encore eu d'exemple depuis l'institution du théâtre. Les comédiens, instruits de la certitude de l'ordre du roi pour faire jouer Dubois, n'ont pas voulu en avoir le démenti; et le complot s'étant formé chez Mlle Clairon de ne pas jouer, il s'est exécuté de la façon suivante. Tout étant disposé, sur les quatre heures et demie est arrivé Le Kain; il a demandé aux semainiers qui jouerait le rôle de Mauni?

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C'est Dubois, lui a-t-on répondu, suivant l'ordre du roi.

Cela étant, a-t-il répliqué, voilà mon rôle.

« Et il s'en est allé.

<< Molé est venu ensuite, qui a fait la même chose.

<< Brizard et Dauberval ont suivi les traces de ces mutins.

« Enfin est entrée l'auguste Clairon, sortant de son lit, assurant qu'elle

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