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larmoyante et qui fut l'objet alors de bien des épigrammes, mais auquel le plus bel avenir était réservé. C'est en effet la théorie de La Chaussée ou une théorie

LE THEATRE DE LA FOIRE (1730).
(D'après une gravure de Picard.)

assez analogue que Di

derot reprit quelques

années plus tard avec plus de verve et plus d'éclat. Ce qu'il voulait, c'était une pièce où le rire se mêlàt aux larmes, où les scènes les plus familières fussent représentées en même temps que les plus émouvantes, où la vie en un mot fùt reproduite telle qu'elle

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est.

S'il réussit à donner lui-même le modèle de

ce genre nouveau, de ce drame, pour l'appeler du nom qui fut employé dès lors, c'est une autre question. Mais ses disciples du moins provoquèrent plusieurs fois à un haut degré l'émotion du public: Sedaine, d'abord, par un vrai chefd'œuvre de simplicité délicate, le Philosophe sans le savoir; puis un

auteur bien inférieur à Sedaine et à Diderot,

Sébastien Mercier. Il est bien oublié aujourd'hui, et, disons-le, justement oublié; il n'en obtint pas moins, de son temps, avec ses pièces morales, émouvantes et vulgaires, un très grand succès: la reine Marie-Antoinette elle-mème ne put se défendre de fondre en larmes au dénouement de son drame le Déserteur, et, sur

sa demande, cette conclusion tragique fut modifiée par l'auteur : la pièce se termina dès lors par un dénouement heureux.

Il n'est pas jusqu'à Beaumarchais qui n'ait d'abord payé son tribut au genre à la mode, et c'est par deux drames, Eugénie et les Deux Amis, qu'il a débuté au théâtre. On sait d'ailleurs que c'est dans une autre direction que son étincelant génie devait trouver sa voie : son Barbier de Séville et son Mariage de Figaro sont des dates dans l'histoire de la comédie en France. Cette dernière pièce est même plus encore, et les incidents qui en précédèrent la pre

mière représentation sont si

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intimement liés à l'histoire des moeurs et de la politique des dernières années du règne de Louis XVI, que nous ne pouvons pas ne pas citer ici à ce propos le récit d'un témoin bien informé, Mme Campan.

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Depuis longtemps, dit-elle', Beaumarchais était en possession d'occuper quelques cercles de Paris par son esprit et ses talents en musique, et les théâtres par des drames plus ou moins médiocres, lorsque sa comédie du Barbier de Séville lui acquit des suffrages plus marqués sur la scène française. Ses mémoires contre M. Goësman avaient amusé Paris par le ridicule qu'ils versaient sur un Parlement mésestimé, et son admission dans l'intimité de M. de Maurepas lui procura de l'influence sur des affaires importantes.

<< Dans cette position assez brillante, il ambitionna la funeste gloire de donner une impulsion générale aux esprits de la capitale par une espèce de

1. Mémoires, chap. xi.

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CANDELABRE A TROIS BRANCHES EN CUIVRE CISELÉ ET DORÉ

(STYLE LOUIS xv).

(Musée de South Kensington;

drame, où les mœurs et les usages les plus respectés étaient livrés à la dérision populaire et philosophique.

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Critiquer et rire étaient devenus alors la disposition la plus générale de l'esprit français; et lorsque Beaumarchais eut terminé son monstrueux et plaisant Mariage de Figaro, tous les gens connus ambitionnèrent le bonheur d'en entendre une lecture, les censeurs de la police ayant prononcé que cette pièce ne pouvait être représentée. Ces lectures de Figaro se multiplièrent à tel point, par la complaisance calculée de l'auteur, que chaque jour on entendait dire : « J'ai assisté ou j'assisterai à la lecture de la pièce de Beaumarchais »>.

« Le désir de la voir représenter devint universel; une phrase qu'il avait eu l'adresse d'insérer dans son ouvrage avait comme forcé le suffrage des grands seigneurs ou des gens puissants qui visaient à l'honneur d'être rangés parmi les esprits supérieurs : il faisait dire à son Figaro qu'il n'y avait que les petits esprits qui craignissent les petits écrits.

« Le baron de Breteuil et tous les hommes de la société de Mme de Polignac étaient rangés parmi les plus ardents protecteurs de cette comédie. Les sollicitations auprès du roi devenaient si pressantes, que Sa Majesté voulut juger elle-même un ouvrage qui occupait autant la société, et fit demander à M. Le Noir, lieutenant de police, le manuscrit du Mariage de Figaro.

collection Jones.)

« Je reçus un matin un billet de la reine qui m'ordonnait d'être chez elle à trois heures, et de ne point venir sans avoir dîné, parce qu'elle me garderait fort longtemps.

Lorsque j'arrivai dans le cabinet intérieur de Sa Majesté, je la trouvai seule avec le roi; un siège et une petite table étaient déjà placés en face d'eux, et sur la table était posé un énorme manuscrit en plusieurs cahiers; le roi me dit :

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C'est la comédie de Beaumarchais, il faut que vous nous la lisiez : il y aura des endroits bien difficiles, à cause des ratures et des renvois; je l'ai déjà

parcourue, mais je veux que la reine connaisse cet ouvrage. Vous ne parlerez à personne de la lecture que vous allez faire.

« Je commençai. Le roi m'interrompait souvent par des exclamations toujours justes, soit pour louer, soit pour blamer. Au monologue de Figaro, dans lequel il attaque diverses parties d'admi

nistration, mais essentiellement à la tirade sur les prisons d'État, le roi se leva avec vivacité, et dit :

C'est détestable; cela ne sera jamais joué il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu'il faut respecter dans le gouvernement.

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GUERIDON LOUIS XVI. (Musée de South Kensington.)

sur ce point beaucoup plus instruite que toute autre personne; je me serais bien trompée.

« Les protecteurs de Beaumarchais, ou plutôt de son ouvrage, comptant réussir dans le projet de le rendre public, avaient, malgré la défense du roi, fait distribuer les rôles du Mariage de Figaro aux acteurs du Théâtre-Français. Beaumarchais les avait pénétrés de l'esprit de ses personnages, et l'on voulut au moins jouir d'une représentation de ce prétendu chef-d'œuvre dramatique. Le premier gentilhomme de la chambre consentit à ce que M. de la Ferté prêtât la salle de spectacle de l'hôtel des Menus-Plaisirs à Paris, qui servait aux répétitions de l'Opéra; on donna des billets à une foule de gens de la pre

mière classe de la société; et le jour de cette représentation fut indiqué. Le roi n'en fut instruit que le matin même, et signa une lettre de cachet qui défendait cette représentation.

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VASE EN ALBATRE, MONTÉ EN BRONZE DORÉ. (Collection de Mme la comtesse de Béarn.)

<< Lorsque le courrier qui portait cet ordre

arriva, une partie de la salle était déjà garnie de spectateurs, et les rues qui aboutissaient à l'hôtel des Menus-Plaisirs étaient remplies de voitures : la pièce ne fut point jouée.

« Cette défense du roi parut une atteinte à la liberté publique. Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point que les mots d'oppression, de tyrannie, ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrent la chute du trône, avec plus de passion et de véhémence. On pourrait trouver un sens prophétique à ces paroles. « Peu de temps après, on insinua dans le monde la résolution que Beaumarchais avait enfin prise de supprimer tous les passages de son ouvrage qui pouvaient blesser le gouvernement; et, sous prétexte de juger les sacrifices faits par l'auteur, M. de Vaudreuil obtint la permission de faire jouer ce fameux Mariage de Figaro à sa maison de campagne. M. Campan y fut invité; il avait entendu plusieurs lectures de l'ouvrage, et n'y trouva point les changements annoncés; mais comme la reine ne lui en demanda point son avis, il n'eut pas à se prononcer. >>

Quelques jours plus tard, la représentation publique du Mariage de Figaro était autorisée. Elle eut lieu le 27 avril 1784.

« Jamais pièce, dit un témoin', n'a attiré une affluence pareille au ThéâtreFrançais; tout Paris voulait voir ces fameuses Noces, et la salle s'est trouvée remplie presque au moment où les portes ont été ouvertes au public; à peine la moitié de ceux qui les assiégeaient depuis huit heures du matin a-t-elle pu parvenir à se placer; la plupart entraient par force en jetant leur argent aux portiers. On n'est pas tour à tour plus humble, plus hardi, plus empressé pour

1. GRIMM, Correspondance littéraire.

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