On y compte alors, outre Mme Favart, des artistes qui ont laissé une grande réputation, et tout d'abord le célèbre arlequin Charles Bertinazzi, qu'on appelait Carlin, le plus populaire, le plus aimé, le plus renommé, pour son talent et l'honnêteté de ses mœurs, de tous les acteurs de la troupe; puis le chanteur Cailleau, dont la voix, disait-on, par sa force, sa variété et son étendue, valait un orchestre entier, et qui d'ailleurs avait tous les mérites du comédien « à la noblesse près »; Laruette, « musicien consommé », et qui, comme son camarade Trial, a donné son nom à tout un groupe d'emplois dans l'opéra-comique; Clairval enfin, qui n'avait qu'un filet de voix, mais qui conquit le public à force d'esprit, d'intelligence et de goût. Au reste, peu à peu le vieux genre de la comédie italienne finit par tomber tout à fait en désuétude, et quand, en 1783, les deux troupes réunies allèrent s'établir sur le boulevard, qui devint dès FONTAINE EN FAIENCE DE SCEAUX. (Collection de M. le vicomte de Lestrange.; lors le boulevard des Italiens, elles ne jouaient plus que l'opéra-comique. Déjà à cette époque, d'ailleurs, ce genre, encore si jeune, avait produit des chefs-d'œuvre de malice et de gràce, le Maréchal ferrant et le Sorcier de Philidor, Rosé et Colas et le Déserteur de Monsigny, le Tableau parlant et la Fausse Magie de Grétry, qui allait encore, en 1785, donner au mème théâtre son Richard Coeur de Lion. Mais nous voilà bien éloignés de la querelle de 1752, la première que nous eussions à raconter. La seconde est postérieure de près d'un quart de siècle : c'est celle des gluckistes et des piccinnistes. Elle eut pour cause la faveur déclarée dont le musicien allemand Gluck fut l'objet de la part de Marie-Antoinette et de la partie du public français la plus experte dans les choses de la musique. Ce grand artiste, né dans un pays où l'art musical, bien plus développé qu'en France, avait produit déjà, dans le genre religieux et symphonique, des chefsd'œuvre admirables, n'en avait pas moins été frappé de ce qui, en dépit d'une certaine pauvreté et d'une certaine gaucherie dans la science et dans l'inspiration, faisait, nous l'avons dit, le principal mérite des opéras français la justesse de l'expression, l'adaptation exacte de la musique au sens des paroles et à l'accentuation de la phrase. C'est en cherchant à plier son génie, naturellement si riche, au goût français, dans ce qu'il avait, à son avis, de raisonnable et d'excellent, que Gluck réussit à composer ses immortels chefs-d'œuvre. Le succès de son Iphigénie en Aulide et de son Orphée, donnés en 1774 l'Opéra de Paris, fut considérable. Il n'alla pas, on le conçoit, sans susciter bien à des jalousies et des oppositions. Ceux qui, depuis la campagne de Jean-Jacques Rousseau, avaient appris à goûter le charme de la musique italienne reprirent contre l'illustre Allemand les reproches que Rousseau lui-même adressait jadis à la musique française. Mais Rousseau se garda cette fois de se faire le complice de leur injustice. Au reste, les théories et les dissertations ne pouvaient suffire à détourner les spectateurs des opéras de Gluck. Le marquis de Carrac cioli, ambassadeur de Naples à Paris, fit venir l'un des musiciens les plus renommés de son pays, Piccinni, et ce fut en se servant du nom de cet artiste estimable et modeste que les adversaires du musicien allemand engagèrent la lutte contre lui. De cette lutte, le résultat ne pouvait être douteux le génie et le bon sens étaient du même côté. Mais elle donna lieu à des combats piquants, dont les Mémoires du temps nous ont rapporté quelques épisodes. GIRANDOLE EN CUIVRE CISELÉ ET DORÉ. A l'une des dernières représentations de l'Alceste de Gluck, raconte Bachaumont au mois de janvier 1778, Mlle Levasseur jouait le rôle d'Alceste. Lorsque cette actrice, à la fin du deuxième acte, chanta ce vers, sublime par son accent, quelqu'un s'écria : Il me déchire et m'arrache le cœur, Ah! mademoiselle, vous m'arrachez les oreilles. Son voisin, transporté par la beauté de ce passage et la manière dont il était rendu, lui répliqua : Ah! monsieur, quelle fortune, si cela peut être pour vous en donner d'autres ! Un autre jour, les gluckistes ayant poussé la mauvaise plaisanterie jusqu'à inscrire au bas d'une affiche de l'opéra de Roland : « L'auteur du poème loge rue des Mauvaises-Paroles, et l'auteur de la musique rue des Petits-Champs », les piccinnistes prennent leur revanche; ils font placarder: « M. le chevalier Gluck, auteur d'Iphigénie, d'Orphée, d'Alceste et d'Armide, loge rue du Grand-Hurleur ». Le plus plaisant de l'aventure, c'est que, parmi ceux COLONNE EN JASPE MONTÉE SUR MARBRE AVEC ORNEMENTS EN CUIVRE DORÉ ET CISELÉ. (Legs Jones. Musée de South Kensington.) qui se disputaient ainsi, la moitié au moins. « Je ne m'accoutume point, disait Mme de VASES EN GRANIT AVEC ORNEMENTS EN CUIVRE (Collection Jones. Musée de DORÉ ET CISELE. South Kensington.) lude, un accord faux d'une dissonance, juger «Le chevalier eut la prudence de se défier assez de son oreille pour ne pas accepter cette embarrassante proposition. Et c'est cette oreille si délicate qui ne peut supporter la musique baroque » d'Iphigénie! » Quant au héros lui-même, en l'honneur duquel se faisait toute cette levée de boucliers, il ne se départait guère de son flegme allemand et d'une sorte de confiance aussi naïve que justifiée dans son propre génie. A la veille de la représentation du Roland de Piccinni: S'il réussit, je le referai, dit-il. Marie-Antoinette lui demandait un jour s'il était près de terminer son opéra d'Armide et s'il en était satisfait : Madame, répondit Gluck du ton le plus calme, il est bientôt fini, et vraiment ce sera superbe. Le mot choqua plus d'un assistant: il fit seulement sourire la reine, qui ne manquait jamais l'occasion de défendre son musicien. Elle aimait en effet sa musique par-dessus toutes les autres, et l'on cite encore d'elle ce trait plaisant et bien significatif. Lorsqu'on lui présenta pour la première fois Piccinni, elle voulut chanter devant lui, lui proposa de l'accompagner au piano, et, sans songer seulement à la fameuse rivalité dont on commençait à parler partout, choisit un morceau de l'Alceste de Gluck. C'est elle-même qui raconta plus tard son manque d'à-propos au prince de Ligne, et clle ne pouvait s'empêcher d'en rire et d'en rougir encore. Tandis que la musique française se perfectionnait ainsi à l'Opéra et à l'Opéra-Comique, il ne faut pas croire que le ThéâtreFrançais restât lui-même inactif. On fait trop bon marché en général de notre littérature dramatique au XVIIIe siècle. La vérité est que si elle n'a rien produit qu'on puisse justement comparer aux chefs-d'oeuvre du siècle précédent, elle s'est enrichie de pièces d'un genre nouveau, et que ces tentatives intéressantes forment une transition ininterrompue, nécessaire, entre notre théâtre classique et celui du XIXe siècle. (Collection Jubinal de Saint-Albin.) La comédie d'abord s'est transformée durant cette période. Marivaux, Destouches, Nivelle de La Chaussée, le premier avec un talent de psychologue tout à fait supérieur, le second avec plus de solennité classique, le dernier avec moins de pureté, mais plus de décision, habituent le public à un genre de comédie plus romanesque et plus pathétique que l'ancien. La Chaussée notamment fut le vrai créateur de ce genre mixte qu'on appela par dérision la comédie |