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bon beurre du MontDor, étaient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur

que nos raves et nos châtaignes; et en hiver, lorsque ces belles raves grillaient le soir à l'entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l'eau du vase où cuisaient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitait de joie. Je me souviens aussi du parfum qu'exhalait un beau coing rôti sous la

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cendre, et du plaisir

qu'avait notre grand

mère à le partager entre

nous. La plus sobre des femmes nous rendait tous gourmands.

« Ainsi, dans un ménage où rien n'était perdu, de petits objets réunis entretenaient une sorte d'aisance, et laissaient peu de dépense à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort dans les forêts voisines était en abondance et presque en non-valeur; il était permis à mon père d'en tirer sa provision. L'excellent beurre de la montagne et les fromages les plus délicats étaient communs et coûtaient peu; le vin n'était pas cher, et mon père lui-même en usait

sobrement. >>

Quel plaisir pour l'enfant, lorsque, du collège de Mauriac, où ses parents s'étaient décidés à le placer, il revenait passer ses vacances dans le milieu familial!

« Pendant celles de Noël, dit-il, ma bonne aïeule, en grand mystère, me confiait les secrets du ménage. Elle me faisait voir, comme autant de trésors, les provisions qu'elle avait faites pour l'hiver, son lard, ses jambons, ses saucisses, ses pots de miel, ses urnes d'huile, ses amas de blé noir, de seigle, de pois et de

fèves, ses tas de raves et de châtaignes, ses lits de paille couverts de fruits. Tiens, mon enfant, me disait-elle, voilà les dons que nous a faits la Providence: combien d'honnêtes gens n'en ont pas reçu autant que nous! et quelles gràces n'avons-nous pas à lui rendre de ses faveurs ! >>

« Pour elle-même, rien de plus sobre que cette sage ménagère; mais son bonheur était de voir régner l'abondance dans la maison.

« Un régal qu'elle nous donnait avec la plus sensible joie était le réveillon de la nuit de Noël. Comme il était tous les ans le même, on s'y attendait, mais on se gardait bien de paraître s'y être attendu, car tous les ans elle se flattait que la surprise en serait nouvelle, et c'était un plaisir qu'on avait soin de lui laisser.

<< Pendant qu'on était à la messe, la soupe aux choux verts, le boudin, la saucisse, l'andouille, le morceau de petit salé le plus vermeil, les gâteaux, les beignets de pommes au saindoux, tout était préparé mystérieusement par elle et une de ses sœurs; et moi, seul confident de tout cet appareil, je n'en disais mot à personne. Après la messe, on arrivait; on trouvait ce beau déjeuner sur la table; on se récriait sur la magnifi

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GROUPE DE PAYSANS.

(Porcelaine tendre de Mennecy. Collection de M. Aymé Darblay.)

cence de la bonne grand'mère, et cette acclamation de surprise et de joie était pour elle un plein succès.

« Le jour des Rois, la fève était chez nous encore un sujet de réjouissance; et, quand venait la nouvelle année, c'était dans toute la famille un enchaînement d'embrassades et un concert de vœux si tendres, qu'il eût été, je crois, impossible d'en être le témoin sans être ému. Figurez-vous un père de famille au milieu d'une foule de femmes et d'enfants, qui, tous, levant les yeux et les mains vers le ciel, en appelaient sur lui les bénédictions; et lui, répondant à leurs vœux par des larmes d'amour : telles étaient les scènes que me présentaient ces vacances. >> Les vacances de Pâques et celles de la fin de l'année permettaient d'autres

divertissements, et Marmontel nous raconte les aimables promenades, où filles et garçons se mêlaient, librement, innocemment, avec l'aveu des pères et des mères de famille. Tout le monde se connaissait; les fortunes étaient égales, et les sympathies qui se déclaraient au cours de ces divertissements pris en commun conduisaient

tout naturellement les jeunes gens aux plus heureux, aux plus enviables des mariages. En attendant, le grand plaisir de cette jeunesse, nous dit Marmontel, était le chant,

<<< et il me semble, ajoute-t-il, que

ces jeunes voix réunies formaient de doux accords et de jolis con

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certs ».

GROUPE EN MARBRE.

(Jardin de la Folie-Saint-James.)

Qu'on se rappelle maintenant l'agréable peinture que Jean-Jacques Rousseau trace, dans sa

célèbre Lettre à d'Alembert, des paysans des environs de Neuchâtel, les Montagnons. Son intention bien marquée est, en décrivant le bonheur de ces Suisses, tous libres, tous francs d'impôts, tous petits propriétaires, et qui, leurs travaux achevés, ont encore du loisir pour se livrer à des divertissements ingénieux ou artistiques, de les opposer à nos paysans français, que nous nous représentons volontiers sous une apparence plus misérable. Il faut pourtant avouer franchement que ceux que Marmontel nous a fait connaître n'ont rien à envier aux heureux Montagnons.

Toutefois, il ne faut pas oublier que Marmontel écrit de mémoire, à un long intervalle, qu'il est homme de lettres, romancier, et qu'il a peut-être plus ou moins involontairement un peu idéalisé la réalité. En somme, les plaintes sur la misère des campagnes, sur les exactions dont les paysans sont victimes, sur les charges qui les oppressent, sont plus fréquentes jusqu'à la fin du siècle que les peintures idylliques du genre de celles de Marmontel.

Mais il faut dire en même temps, à l'honneur des hommes de ce temps, que, cette situation si pénible, de toutes parts des hommes généreux cherchent à l'améliorer. De toutes parts, les grands propriétaires qui se trouvent être en

même temps des citoyens d'intention droite et de pensée hardie cherchent à reprendre la vraie tradition du gouvernement féodal et à s'inspirer eux-mêmes de cette pensée qu'à tout privilège correspond un devoir spécial : ils veulent donc n'employer leur pouvoir, et les avantages qu'ils tiennent de la naissance, de la fortune, de la culture intellectuelle, qu'au soulagement et à la sauvegarde de

leurs vassaux.

Tel était Montesquieu, dans sa terre de la Brède; tel ce marquis de Mirabeau, l'Ami des hommes, qui fut pour son fils un tyran, mais qui fut véritablement un protecteur pour les paysans de ses domaines; tel, non loin de Paris, le vertueux duc de Penthièvre; et tel aussi, sur la frontière de la France et de la Suisse, Voltaire, qui consacre, dans les dix-huit dernières années de sa vie, la meilleure part de son activité à transformer, à enrichir, par l'agriculture et l'industrie, le pays au milieu duquel il est venu s'établir: « Je ne suis point, disait-il', du nombre des gens de lettres qui gouvernent la France du fond de leurs greniers et qui prouvent que la France n'a jamais été malheureuse; mais je suis du petit nombre de ceux qui défrichent en silence des terres abandonnées et qui améliorent leur terrain et

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celui de leurs vassaux ».

((

Quiconque, disait-il

encore, fait croître deux brins d'herbe où il n'en venait qu'un rend au moins un petit service à sa patrie. J'ai trouvé de la misère et des ronces sur de la terre à pots. J'ai dit aux possesseurs de ronces :

-Voulez-vous me permettre de vous défricher?

« Ils me l'ont permis en se moquant de moi. J'ai défriché, j'ai brùlé, j'ai fait porter de la terre légère : on a cessé de me siffler et on me remercie. >>

1. Correspondance, 17 février 1762 et 3 novembre 1767.

LES JOUEURS DE CORNEMUSE.

(Dessin aux trois crayons, d'après Watteau. Musée du Louvre.)

Il y avait de quoi ce n'était pas seulement son ingéniosité et son active bienfaisance que Voltaire mettait au service des pauvres habitants du pays de Gex: c'était ses relations multiples, le crédit dont il pouvait jouir lui-même auprès des grands. Pour écouler ces produits, montres, poteries, blonde, tulle de soie, auxquels la région tout entière devait maintenant sa prospérité, il faisait appel à tout son esprit. Lisez, entre plusieurs autres, la jolie lettre qu'il adresse à Mme de Choiseul, en lui envoyant une paire de bas de soie, pour l'intéresser aux industries de Ferney:

Ferney, 4 septembre [1769].

« Madame Gargantua, pardon de la liberté grande, mais comme j'ai appris que monseigneur votre époux forme une colonie dans les neiges de mon voisinage, j'ai cru devoir vous montrer à tous deux ce que notre climat, qui passe pour celui de la Sibérie sept mois de l'année, peut produire d'utile.

« Ce sont mes vers à soie qui m'ont donné de quoi faire ces bas; ce sont mes mains qui ont travaillé à les fabriquer chez moi, avec le fils de Calas; ce sont les premiers bas qu'on ait faits dans le pays.

((

Daignez les mettre, madame, une seule fois; montrez ensuite vos jambes à qui vous voudrez; et si on n'avoue pas que ma soie est plus forte et plus belle que celle de Provence et d'Italie, je renonce au métier; donnez-les ensuite à une de vos femmes, ils lui dureront un an.

<< Il faut donc que monseigneur votre époux soit bien persuadé qu'il n'y a point de pays si disgracié de la nature qu'on ne puisse en tirer parti.

Je me mets à vos pieds, j'ai sur eux des desseins :

Je les prie humblement de m'accorder la joie

De les savoir logés dans ces mailles de soie

Qu'au milieu des frimas je formai de mes mains.

Si La Fontaine a dit : Déchaussons ce que j'aime,

J'ose prendre un plus noble soin;

Mais il vaudrait bien mieux (j'en juge par moi-même)
Vous contempler de près que vous chausser de loin.

<< Vous verrez, madame Gargantua, que j'ai pris tout juste la mesure de votre soulier. Je ne suis fait pour contempler ni vos yeux ni vos pieds, mais je suis tout fier de vous présenter de la soie de mon cru. Si jamais il arrive un temps de disette, je vous enverrai, dans un cornet de papier, du blé que je sème, et vous verrez si je ne suis pas un bon agriculteur digne de votre protection.

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Agréez, madame, le profond respect de votre ancien colporteur, laboureur, et manufacturier. »

A ses vues, Voltaire avait conquis tour à tour tous les ministres, et, comme

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