Page images
PDF
EPUB
[graphic][merged small][merged small]

plus de temps, nous faire assister avec lui aux séances de quelqu'une de ces académies de province, dont l'histoire n'est pas sans lien avec le mouvement philosophique du siècle luimême. Ces compagnies provinciales se tenaient au courant de toutes les questions qui agitaient alors le monde savant et celui des politiques et des philosophes.

Marmontel lui-même avait, dans sa jeunesse, été admis à discuter du système de Newton devant l'Académie des sciences de Toulouse. La plupart des opuscules par lesquels Montesquieu préluda à ses grands ouvrages ont été composés pour l'Académie de Bordeaux, aux travaux de laquelle il ne cessa ja

mais de prendre part. Même l'Académie de Dijon n'eut pas compté dans son sein des hommes comme le président Bouhier et Buffon, on ne peut oublier que c'est elle qui fournit à Jean-Jacques Rousseau l'occasion décisive de se faire connaître du grand public et qui, la première, reconnut son génie en couronnant le paradoxal et éloquent mémoire qu'il composa pour répondre à cette question: Si le développement des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

Une autre fois, en 1776, c'est l'Académie de Besançon qui propose ce sujet : Comment l'éducation des femmes peut-elle contribuer à rendre les hommes meilleurs? Aucun mémoire n'obtint le prix; mais parmi ceux qui furent envoyés à l'Académie, s'en trouvait un de la future Mme Roland, alors âgée de vingt

deux ans. Ce mémoire devait être fort défectueux, si l'on en croit Mme Roland. elle-même mais elle n'en trouva pas moins là une matière à exercer son esprit et une occasion sans doute de prendre plus nettement conscience des pensées qui dès lors s'agitaient en elle.

Non moins intéressante à étudier que la vie des grandes villes serait celle des campagnes. L'impression que nous en laisserait le tableau varierait naturel

lement avec les régions

et aussi avec les différentes périodes de l'histoire du siècle. Prenons-le donc d'abord presque à ses débuts. Voici le triste tableau. que d'Argenson traçait, en 1725, des campagnes que traversa Marie Leczinska lors de son arrivée en France:

« Une pluie conti

nuelle, dit-il, avait ruiné

[graphic][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][ocr errors][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed]

la récolte, et la famine

CARTE D'ADRESSE D'UN CRÉMIER. (Bibliothèque nationale.)

était encore accrue par la mauvaise administration de M. le duc de Bourbon. « J'étais allé cet automne chez moi, à Réveillon en Brie. N'étant qu'à quatre lieues de Sézanne, j'y fus voir passer la reine, qui y coucha. Je couchai chez M. Moutier, subdélégué, dont les soins furent très actifs et fort utiles au milieu de cette misère inouïe.

<«< C'était, dans les campagnes, le moment de songer aux moissons et aux récoltes de toutes sortes qu'on n'avait encore pu amasser, à cause des pluies continuelles. Le pauvre laboureur guettait un moment de sécheresse pour les

recueillir.

[ocr errors]

Cependant, il était occupé d'une autre manière: on avait fait marcher le paysan pour raccommoder les chemins où la reine devait passer, et ils n'en étaient que pires, au point que Sa Majesté faillit plusieurs fois se noyer. On retirait son carrosse du bourbier à force de bras, comme on pouvait. Dans plusieurs gîtes, elle et sa suite nageaient dans l'eau, qui se répandait partout,

et cela malgré les soins infinis qu'y avait donnés un ministère tyrannique. « Les chevaux des équipages étaient sur les dents. On avait commandé les chevaux de paysans, à dix lieues à la ronde, pour tirer les bagages. Les seigneurs et dames de la suite, voyant leurs chevaux harassés, prenaient goût à se servir des misérables bêtes du pays. On les payait mal, et on ne les nourrissait pas du tout. Quand les chevaux commandés n'arrivaient pas, on faisait doubler la traite aux chevaux du pays dont on s'était

[graphic]

MARTON.

(D'après une gravure de Baudoin.)

« J'allai me promener le soir, après souper, sur la place de Sézanne. Il y eut un moment sans pluie. Je parlai à de pauvres paysans. Leurs chevaux tout attelés passaient la nuit en plein air. Plusieurs me dirent que leurs bêtes n'avaient rien mangé depuis trois jours. On en attelait dix là où on en avait commandé quatre; jugez combien il en périt.

« A la suite de toutes ces corvées pour la campagne, arrivèrent des ordres de fournir à Paris une certaine quantité de blé à vingt lieues à la ronde. Le malheureux

pays dont je parle y fut compris. Il y avait eu à Paris des séditions sérieuses. Le pain y avait monté plus cher qu'en 1709. Il avait fallu révoquer M. d'Ombreval, bien que cousin de Mme de Prie, car c'était à lui que s'en prenait le peuple. Les premiers ordres de M. Hérault, nouveau lieutenant de police, furent tels que je viens de dire, et eurent un bon effet; mais il fallait voir la désolation du plat pays. Ces grains envoyés à Paris furent payés par la suite, mais on les regardait comme ne devant jamais l'être. »

Si le ministère de Fleury eut quelque mérite et rendit quelques services à la France, ce ne fut pas du moins celui de faire cesser cet état de chose

[graphic][merged small][merged small][merged small]

déplorables. Écoutons encore à ce propos les doléances de d'Argenson en 1739. « Au moment où j'écris, dit-il, en pleine paix, avec les apparences d'une récolte sinon abondante, du moins passable, les hommes meurent tout autour de nous, dru comme des mouches, de pauvreté, et broutent l'herbe. Les provinces du Maine, de l'Angoumois, de la Touraine, du haut Poitou, du Périgord, de l'Orléanais, du Berri, sont les plus maltraitées; cela gagne les environs de Versailles. On commence à le reconnaître, quoique l'impression n'en soit que

momentanée.

<< Enfin se sont élevées quelques voix, celles des principaux magistrats, même des plus politiques: M. Turgot, prévôt des marchands', à qui cette opposition a fait honneur; M. de Harlay, intendant de Paris, qui a fait suspendre la réparation des chemins par corvées. Mme la duchesse de Rochechouart douairière écrivit une lettre pathétique au cardinal. M. de la Rochefoucauld, revenant d'Angoumois, en fit autant. M. l'évêque du Mans vint de son diocèse toucher barre à Versailles, uniquement pour dire que tout s'y mourait. Le bailli de Froulay, qui a beaucoup d'accès à la cour, est aussi venu du Maine confirmer cette déposition. Ces rapports ont causé quelques moments d'effroi, mais on n'en a plus parlé.

<< Il est certain pourtant que la misère actuelle des provinces fait plus de tort

1. Il s'agit de Michel-Etienne Turgot, père du célèbre ministre.

à ce royaume que la guerre de Turquie, qui vient de se terminer à l'avantage de cette puissance par le traité de Belgrade, n'en a pu faire à la maison d'Autriche.

« La Normandie, cet excellent pays, succombe sous le poids des impôts et sous les vexations des traitants; les fermiers sont ruinés, et l'on n'en peut trouver. Je sais des personnes qui sont réduites à faire valoir des terres excellentes par des valets.

[graphic]

LE RETOUR DES VENDANGES.

<< Le duc d'Orléans porta dernièrement au conseil un morceau de pain de fougère que nous lui avions procuré. A l'ouverture de la séance, il le posa sur la table du roi, disant :

(Groupe en porcelaine tendre de Mennecy. Collect. de M. le vicomte de Lestrange.)

Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent. Cependant, M. Orry, contrôleur général des finances, vante l'aisance où se trouve le royaume, la régularité des payements, l'abondance de l'argent dans Paris, et qui assure, selon lui, le crédit royal. Il se complaît dans l'amour que lui portent les financiers. Il est vrai que, plus il y a de pauvres, plus ces gens-là deviennent riches. Ils sont reçus, accrédités partout, et ne contribuent en rien aux charges publiques....

(( L'évêque de Chartres a tenu des discours singulièrement hardis au lever du roi et au dîner de la reine.

«Le roi l'ayant interrogé sur l'état de son diocèse, il a répondu que la famine et la mortalité y ré

gnaient; que les hommes broutaient l'herbe comme des moutons; que bientôt on allait voir la peste, ce qui serait une calamité pour tout le monde (y compris la cour, voulait-il dire). La reine lui ayant offert cent louis pour les pauvres, le bon évêque a répondu :

[ocr errors]

Madame, gardez votre argent. Quand les finances du roi et les miennes seront épuisées, alors Votre Majesté assistera mes pauvres diocésains, s'il lui reste quelque chose.

« On répond à tous ces récits que la saison est belle, que la récolte promet

« PreviousContinue »