Page images
PDF
EPUB
[graphic][merged small][merged small][subsumed]

« La règne, dit Mercier', une longue file de boutiques de fripiers, qui vendent de vieux habits dans des magasins mal éclairés, et où les taches et les couleurs disparaissent. Quand vous êtes au grand jour, vous croyez avoir acheté un habit noir : il est vert ou violet, et votre habillement est marqueté comme la peau d'un léopard.

<< Des courtauds de boutique, désœuvrés, vous appellent assez incivilement; et quand l'un d'eux vous a invité, tous ces boutiquiers recommencent sur votre route l'assommante invitation. La femme, la fille, la servante, le chien, tous vous aboient aux oreilles; c'est un piaillement qui vous assurdit jusqu'à ce que vous soyez hors des piliers.

[ocr errors]

Quelquefois ces drôles-là saisissent un honnête homme par le bras ou par les épaules et le forcent d'entrer malgré lui; ils se font un passe-temps de ce

1. Tableau de Paris, xx: Piliers des Halles.

jeu indécent: on est obligé de les punir en leur appliquant quelques coups de canne afin de châtier leur insolence; mais ils sont incorrigibles.

<< Vous y trouvez aussi de quoi meubler une maison de la cave au grenier : lits, armoires, chaises, tables, secrétaires, etc. Cinquante mille hommes n'ont qu'à débarquer à Paris :

[graphic]

on leur fournira, le lendemain, cinquante mille couchettes. >>

Mais il est un autre lieu où la friperie tient encore ses assises: car les femmes de ces fripiers des Halles, dit encore Mercier, << ou leurs sœurs, ou leurs tantes, ou leurs cousines, vont tous les lundis à une espèce de foire, dite du Saint-Esprit, et qui se tient à la place de Grève : elles y étalent tout ce qui concerne l'habillement des femmes et des enfants.

<< Les petites bourgeoises, les procureuses, ou les femmes excessivement économes, y vont acheter

L'ÉCONOME.

(Reproduction d'une gravure d'après Chardin.)

bonnets, robes, casaquins, draps et jusqu'à des souliers tout faits. Les mouchards y attendent les escrocs qui arrivent pour y vendre des mouchoirs, des serviettes et autres effets volés. On les y pince, ainsi que ceux qui s'avisent d'y filouter; il paraît que le lieu ne leur inspire pas de sages réflexions.

« On dirait que cette foire est la défroque féminine d'une province entière ou la dépouille d'un peuple d'Amazones. Des jupes, des bouffantes, des déshabillés sont épars, et forment des tas où l'on peut choisir. Ici, c'est la robe de la présidente défunte, que la femme du procureur achète; là, l'ouvrière se coiffe du bonnet de la femme de chambre d'une marquise. On s'habille en place publique, et bientôt l'on y changera de chemise.

« L'acheteuse ne sait et ne s'embarrasse pas d'où vient le corset qu'elle

marchande. Tout semble purifié par la vente, ou par l'inventaire après décès. Comme ce sont des femmes qui vendent et qui achètent, l'astuce est à peu près égale des deux côtés. On entend de très loin des voix aigres, fausses, discordantes, qui se débattent.

« Le soir tout cet amas de hardes est emporté comme par enchantement; il ne reste pas un mantelet, et ce magasin inépuisable reparaîtra sans faute le lundi suivant. >>

Du pilier des Halles ou de la Grève au Pont-Neuf il n'y a qu'un pas, et le Pont-Neuf, suivant Mercier, c'est, à Paris, ce que le cœur est au corps humain : le centre du mouvement et de la circulation. « Le flux et le reflux des habitants et des étrangers frappent tellement ce passage, ajoute-t-il dans sa langue un peu bizarre, que, pour rencontrer les personnes qu'on cherche, il suffit de s'y promener une heure chaque jour.

« Les mouchards se plantent là; et quand, au bout de quelques jours, ils ne voient pas leur homme, ils affirment positivement qu'il est hors de Paris. » Adossé au Pont-Neuf et bâti sur pilotis est un petit bâtiment carré dans lequel est installée une pompe élévatoire. Le bâtiment est fort laid; mais il est pourvu non seulement des statues du Christ et de la Samaritaine, mais encore d'une horloge et d'un carillon célèbres. Horloge et carillon sont d'ailleurs assez

[graphic][merged small]
[graphic][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Ces recruteurs se promènent la tête haute, l'épée sur la hanche, appelant tout haut les jeunes gens, leur frappant sur l'épaule, les prenant sous le bras, les invitant à venir avec eux.

Ils ont leurs boutiques dans les environs avec un drapeau armorié, qui flotte et qui sert d'enseigne. Quelquefois l'indication se complète par une affiche. Un recruteur avait inscrit sur son enseigne ce vers de Voltaire :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

Le Pont-Neuf était encore l'emplacement favori que choisissaient les opérateurs ambulants pour débiter leurs drogues et attirer le public par des boniments bruyants.

L'un d'eux, pendant le règne de Louis XV, jouit particulièrement d'une vogue considérable : c'était le grand Thomas. Voici quel portrait trace de lui certain contemporain, dont Mercier' rapporte les paroles et qui ne paraît pas s'être ennuyé à ses boniments.

1. Tableau de Paris, 1: le Pont-Neuf.

« Il était, dit-il, reconnaissable de loin par sa taille gigantesque et l'ampleur de ses habits. Monté sur un char d'acier, sa tête élevée et coiffée d'un panache éclatant faisait figure à côté de la tête royale d'Henri IV; sa voix mâle se faisait entendre aux deux extrémités du pont, aux deux bords de la Seine. La confiance publique l'environnait, et la rage de dents semblait venir expirer à ses

[graphic][merged small]

pieds. La foule empressée de ses admirateurs, comme un torrent qui toujours s'écoule et reste toujours égal, ne pouvait se lasser de le contempler; des mains sans cesse élevées imploraient ses remèdes, et l'on voyait fuir le long des trottoirs les médecins consternés et jaloux de ses succès. >>

Ce dernier trait sans doute ne serait plus de mise; du moins voit-on qu'en matière de costume et d'attirail, les Mangin du XIXe siècle n'ont assurément rien inventé.

Mais le Pont-Neuf offrait encore parfois un spectacle d'un tout autre genre, et qui, pour être intermittent, n'en attirait la foule que davantage : nous voulons parler des exécutions capitales. Manon Phlipon, la future Mme Roland, qui

« PreviousContinue »