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manquait la liberté. Adroite à assembler autour d'elle des gens d'esprit, Mme Geoffrin l'était plus encore à les surveiller, à les tenir sous sa main, à les ramener, quand ils étaient sur le point de s'émanciper en quelque propos trop libre, d'un Allons, voilà qui va bien, après lequel personne n'osait insister.

Quand Marmontel eut été

mis à la Bastille et privé de la direction du Mercure à cause d'une satire dont il n'était point l'auteur, l'amitié de Mme Geoffrin à son égard parut se rafraîchir, et quand son roman de Bélisaire lui eut attiré la censure de la Sorbonne, il crut qu'il valait mieux pour lui abandonner le logement qu'il occupait chez la prudente bourgeoise et celle-ci n'essaya pas de le retenir.

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Il est vrai que les philosophes pouvaient prendre leur

revanche de cette contrainte dans des salons moins circonspects, chez Mme d'Épinay, à la Chevrette, près de Montmorency, ou chez d'Holbach, à qui sa belle-mère, Mme d'Aine, offrait l'hospitalité dans son château du Grandval, près de Boissy-Saint-Léger. Les grands maîtres de la conversation, dans ce milieu très libre, c'étaient Diderot et Galiani. On connait assez le premier, sur lequel d'ailleurs nous aurons à revenir.

Quant à Galiani, voici le portrait que fait de

lui Marmontel, qui l'avait connu

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Mme Geoffrin.

L'abbé Galiani était, de sa personne, dit-il,

le plus joli petit arlequin qu'eût produit l'Italie; mais sur les épaules de cet arlequin était la tête de Machiavel. Épicurien dans sa philosophie, et avec une âme mélancolique, ayant tout vu du côté ridicule, il n'y avait rien, ni en politique ni en morale, à propos de quoi il n'eût quelque bon conte à faire; et ces contes avaient toujours la justesse de l'à-propos, et le sel d'une allusion imprévue et ingénieuse. Figurez-vous, avec cela, dans sa manière de conter et dans sa gesticulation, la gentillesse la plus naïve, et voyez

FAUTEUIL LOUIS XV. RECOUVERT EN TAPISSERIE.

(Musée Condé à Chantilly.)

quel plaisir devait nous faire le contraste du sens profond que présentait le conte avec l'air badin du conteur. Je n'exagère point en disant qu'on oubliait tout pour l'entendre quelquefois des heures entières. Mais, son rôle joué, il n'était plus de rien dans la société; et, triste et muet dans un coin, il avait l'air d'attendre impatiemment le mot du guet pour rentrer sur la scène.

<< Il en était de ses raisonnements comme de ses contes; il fallait l'écouter. Si quelquefois on l'interrompait:

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Laissez-moi donc achever, disait-il; vous aurez bientôt tout le loisir de me répondre.

« Et lorsque, après avoir décrit un long cercle d'inductions (car c'était sa

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manière), il concluait enfin, si l'on voulait lui répliquer, on le voyait se glisser dans la foule, et tout doucement s'échapper. >>

Le portrait n'est qu'à moitié bienveillant; mais il laisse intacte la réputation que son brillant esprit avait attirée à Galiani. Diderot ne tarit pas, quand il commence à rapporter, dans ses lettres, les contes de l'abbé. Nous ne pouvons, nous, les citer tous. En voici un, du moins, très court, et qui permettra de juger de la bonne humeur qui les anime

PENDULE DITE A L'ENLÈVEMENT D'EUROPE ». (Collection de Mme Guyon.)

tous:

« Un voiturier, qui menait, avec ses chevaux et sa chaise, le public, fut un jour appelé dans un couvent de Bernardins par un religieux qui avait un voyage à faire. Il propose son prix, on

y tope; il demande à voir la malle: elle était à l'ordinaire.

« Le lendemain, de grand matin, il arrive avec ses chevaux et sa chaise; on lui livre la malle, il l'attache. Il ouvre la portière; il attend que son moine vienne se placer. Il ne l'avait point vu, ce moine : il vient enfin. Imaginez un colosse en longueur, largeur et profondeur. A peine toute la place de la chaise y suffisait-elle. A l'aspect de cette masse de chair monstrueuse, le voiturier s'écrie:

Une autre fois je me ferai montrer le moine.

<< Tous les jours nous demandons à voir la malle, et nous oublions le moine'. >>>

C'est ce même Galiani, ami tout ensemble de Mme Geoffrin et de Mme d'Épinay ou de Mme d'Holbach, qui nous introduira encore dans le salon

de Mme Necker.

A Naples, où il a dù retourner, il a la vision et la nostalgie des vendredis de la femme du célèbre financier, et voici la jolie lettre qu'il lui écrit à ce sujet :)

1. DIDEROT, Lettres à Mlle Volland, 25 novembre 1760.

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Naples, 4 août 1770. Mais c'est à condition que vous ne me répondrez pas par une lettre trop belle ni trop sublime; je veux savoir de vous, madame, tout bonnement, tout platement, comment vous portez-vous? Que faites-vous? Comment se porte M. Necker? Que fait-il? Vous amusez-vous? Vous ennuyez-vous? Voilà mes demandes et mes curiosités. Elles sont naturelles ; car, n'en doutez pas, il n'y a point de vendredi que je n'aille chez vous en esprit. J'arrive, je vous trouve tantôt achevant votre parure, tantôt prolongée sur cette duchesse. Je m'assieds à vos pieds. Thomas en souffre tout bas; Morellet en enrage tout haut; Grimm, Suart, en rient de bon cœur, et mon cher comte de Creutz ne s'en aperçoit pas. Marmontel trouve l'exemple digne d'être imité, et vous, madame, vous faites combattre deux de vos plus belles vertus, la pudeur et la politesse, et, dans cette souffrance, vous

trouvez que je suis un petit monstre plus embarrassant qu'odieux.

« On annonce qu'on a servi. Nous sortons : les autres font gras, moi je fais maigre; je mange beaucoup de cette morue verte d'Écosse, que j'aime fort; je me donne une indigestion tout en admirant l'adresse de l'abbé Morellet à couper un dindonneau. On sort de table; on est au café; tous parlent à la fois. L'abbé Raynal convient avec moi que Boston et l'Amérique anglaise sont à jamais séparés d'avec l'Angleterre, et, dans le même moment, Creutz et Marmontel conviennent que Grétry est le Pergolèse de la France; M. Necker trouve tout cela bon, baisse la tête et s'en va.

« Voilà mes vendredis. Me voyez-vous chez vous comme je vous vois? Avez-vous

autant d'imagination que moi? Si

vous me voyez et si vous me touchez, vous sentirez qu'à présent je vous baise tendrement la main. Mais vous souriez: adieu donc, je suis content. >>

Comme on le voit par ce billet charmant, Mme Necker, dans les dernières années de la vie et après la mort de Mme Geoffrin, réunit à

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ROUET LOUIS XV, LAQUE ET BRONZE DORÉ, AVEC SONNERIE

MARQUANT LE CENTIÈME TOUR.
(Collection Jubinal Saint-Alben.)

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que chose de plus profond chez la Génevoise que chez la Parisienne, de plus complexe aussi, sinon de plus aimable.

Passionnée pour Rousseau, et très respectueuse des conventions sociales qu'il n'a cessé d'attaquer, sentimentale et austère, très vertueuse, mais non point détachée des avantages du monde, Mme Necker a toujours eu dans le caractère quelque chose d'assez complexe et d'un peu apprêté.

Très désireuse de servir la fortune d'un mari qu'elle idolâtrait et dont elle était aimée tendrement, elle se fit une affaire, une fonction de la bonne administration de son salon, cherchant à y réunir (ses amis eux-mêmes l'ont avoué les écrivains dont les jugements

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servaient de guide à l'opinion

publique. Aussi avait-elle soin

de ne laisser au hasard aucun

détail de ses réceptions.

C'est ce que montre

bien l'anecdote suivante,

que Mme de Genlis rapporte dans ses Mémoires.

<< Dinant un jour chez Mme Necker, le chevalier de Chastellux arriva le premier, et de si bonne heure que la maîtresse de la maison n'était pas encore dans le salon. En se promenant tout seul, il aperçut à terre, sous le

PLATEAU DE SUCRIER EN PATE TENDRE DE MENNECY.

(Collection de M. Guérin.)

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