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pour elle; j'entends résonner à mes oreilles, le fer, les papillotes; il est trop chaud.... Quel ajustement madame mettra-t-elle donc aujourd'hui ? Cela va avec telle robe.... Angélique, faites donc le toquet; Marianne, apprêtez le panier (vous entendez bien que c'est la suprême

Tintin qui ordonne ainsi. Elle a beaucoup de
peine à nettoyer ma montre avec un vieux gant,
elle me fait voir que le fond en est toujours noir.
Ce n'est pas tout. Un militaire pérore de l'expul-
sion des jésuites; deux médecins parlent, je crois,
de guerre, ou se la font peut-être; un archevêque
me montre une décoration d'architecture; l'un
veut attirer mes regards, l'autre occuper mon
esprit, tous obtenir mon attention. On me crie de
l'autre chambre :

Madame, voilà les trois quarts; le roi va passer pour la messe....

Allons! vite! vite! mon bonnet, ma coiffe, mon manchon, mon éventail, mon livre; ne scandalisons personne. Ma chaise, mes porteurs; partons!

« J'arrive de la messe. Une femme de mes amies entre presque aussitôt que moi; elle est en habit; mon très petit cabinet est rempli de la vastitude de son panier. Elle veut que je continue:

- Je n'en ferai rien, madame; je ne serai pas assez mon ennemie pour me priver du plaisir de vous voir et de vous entendre.

« Enfin, elle est partie; mais on vient de me dire que le courrier de Paris va partir.

Il demande si madame n'a rien

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à lui donner.

Et si fait, vraiment! qu'il attende.

RÉGULATEUR LOUIS XV. (Collection de M. Jules Gouin.)

« Une jeune Irlandaise vient me solliciter pour une grace que je ne lui ferai pas obtenir Un fabricant de Tours vient me remercier d'un bien que je ne lui ai pas procuré

Celui-ci vient me présenter son frère que je ne verrai pas : il n'y a pas

jusqu'à mademoiselle Fel' qui arrive chez moi.

« J'entends le tambour; les chaises dans mon antichambre sont culbutées ce sont les officiers suisses qui se précipitent dans la cour*. « Le maître d'hôtel vient demander si je veux qu'on serve. Il m'avertit que le salon est plein de monde, que monsieur est rentré, qu'il

a demandé à dîner.

Voilà le tableau exact de tout ce que j'ai éprouvé hier et aujourd'hui en

vous écrivant, et presque tout cela à la fois; jugez si je suis lasse du monde. >>

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Moins occupées que Mme de Choiseul, la maréchale de Luxembourg et la maréchale de Beauvau eurent sans

doute sur la société mondaine une plus grande influence. La première, avant d'épouser le maréchal de Luxembourg, avait eu, sous le nom de Mme de Boufflers, une réputation assez équivoque. Mais, à l'aide d'un grand nom, dit le duc de Lévis, de beaucoup d'audace et surtout d'une bonne maison, elle était

1. Mlle Fel, ancienne artiste de l'Opéra, qui avait quitté le théâtre en 1759. La lettre de la duchesse de Choiseul que nous citons est de 1762.

2. Ce bruit et ce ces mouvements annonçaient que M. de Choiseul, colonel général des gardes suisses, avait fini son service et qu'il allait bientôt rentrer.

3. Souvenirs et Portraits.

parvenue à le faire oublier et à s'établir arbitre souveraine des bienséances, du bon ton et de la politesse. Son empire sur la jeunesse des deux sexes était absolu elle contenait l'étourderie des jeunes femmes, les forçait à être aimables

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avec tout le monde, obligeait les jeunes gens à la retenue et aux égards; enfin elle << entretenait le feu sacré de l'urbanité française; c'était chez elle que se conservait intacte la tradition des manières nobles et aisées que l'Europe entière venait admirer à Paris ».

Mme de Genlis ne parle pas autrement : « Les décisions de la maréchale de Luxembourg sur la manière d'être dans le grand monde étaient, dit-elle, sans appel » Mais elle ajoute qu'il y avait chez elle, en ce sens, un peu d'excès, et qui touchait même parfois au ridicule. En voici un trait assez comique.

« Un matin (c'était un dimanche), nous attendions pour la messe M. le prince de Conti; nous étions dans le salon, assises autour d'une table ronde sur laquelle nous avions posé tous nos livres d'Heures, que la maréchale s'amusait à feuilleter. Tout à coup elle s'arrêta sur deux ou trois prières particulières qui lui parurent du plus mauvais goût et dont en effet les expressions étaient bizarres. Comme elle critiquait avec amertume ces prières, je lui objectai doucement qu'il suffisait qu'elles fussent dites avec piété, parce que certainement Dieu ne faisait nulle attention à ce que nous appelons un bon ou un mauvais ton.

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DÉPART D'UNE RAMPE D'ESCALIER EN FER FORGE (STYLE LOUIS XV). (Collection de Mme la comtesse de Béarn.)

Eh bien! madame, s'écria la maréchale très sérieusement, ne croyez

pas cela....

« Un éclat de rire général l'interrompit. Elle ne s'en fàcha point; mais au fond elle resta persuadée que le Juge suprême de tout ce qui est essentiellement bon ne dédaigne pas de l'être aussi de notre ton et de nos manières, et que, même dans des œuvres également méritoires, il tient toujours quelque compte de la grâce et de l'élégance. »

Hâtons-nous d'ajouter que

ces exagérations ne portent pas atteinte aux mérites essentiels et si bien établis de l'esprit de Mme de Luxembourg. La littérature en particulier lui est redevable d'un service dont elle ne saurait lui être trop reconnaissante c'est l'efficace et attentive protection dont elle couvrit J.-J.Rousseau à l'un des moments les plus critiques de sa carrière.

Quant à Mme de Beauvau, à tous les dons de l'esprit, qui la faisaient l'égale de la maréchale de Luxembourg, elle joignait encore l'ascendant de la vertu. Mme de Duras, dans son roman d'Ourika, fait un délicat tableau de son salon, en ne la désignant d'ailleurs que par l'initiale de son nom.

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«Le ton de cette société, dit-elle, était l'enjouement, mais un enjouement dont le bon goût savait exclure tout ce qui ressemblait à l'exagération; on louait tout ce qui prêtait à la louange, on excusait tout ce qui prêtait au blame, et souvent, par une adresse encore plus aimable, on transformait en qualités les défauts mêmes. Le succès donne du courage; on valait près de Mme de B. tout ce qu'on pouvait valoir, et peut-être un peu plus, car elle prêtait quelque chose d'elle à ses amis sans s'en douter elle-même; en la voyant, en l'écoutant, on croyait lui ressembler. >>

Mais il faut compléter ces indications en rappelant aussi cet amour conjugal qui unit M. et Mme de Beauvau, et qui passa, dans la société contemporaine, pour un modèle idéal et d'autant plus charmant qu'il était plus rare.

Ce fut la rançon en effet de cette société si brillante que la jouissance des affections et des bonheurs de la famille y fut regardée comme une exception et parfois comme un ridicule.

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