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pour en adoucir l'amertume, à faire venir auprès d'elle une compagne aimante et dévouée.

M. de Vichy-Chamrond, frère de Mme du Deffand, gardait chez lui, par commisération ou par prudence, une jeune fille, Mlle de Lespinasse, que la mère de Mme de Vichy-Chamrond, Mme d'Albon, avait eue chez elle, jusqu'à sa mort, et qu'elle avait chérie comme sa propre fille. Mécontente cependant de l'attitude, sans doute trop altière, de M. et de Mme de VichyChamrond, Mlle de Lespinasse les avait quittés pour se retirer dans un couvent de Lyon.

C'est là que Mme du Deffand l'alla chercher, malgré les reproches

de son frère, pour l'installer chez elle et en faire sa compagne. «< Venez faire, lui dit-elle, le bonheur et la consolation de ma vie; il ne tiendra pas à moi que cela ne soit réciproque. » Une pareille protestation est comme la marque d'une confiance, d'une sorte d'enthousiasme affectueux qui surprend presque quand on connaît la réserve habituelle et l'esprit naturellement froid et défiant de Mme du Deffand.

Cette confiance, Mlle de Lespinasse la paya d'une trahison, dont Mme du Deffand ressentit la blessure avec une extraordinaire vivacité. Esprit aimable, cultivé, délicat, cœur ardent, passionné et sans doute ambitieux de venger par de retentissants triomphes d'anciennes humiliations, Mlle de Lespinasse fut assez habile pour attirer dans sa chambre les spirituels ou les illustres amis de Mme du Deffand avant qu'ils pussent être reçus par la marquise elle-même, qui, dormant mal la nuit, ne se levait que fort tard dans la journée. D'Alembert, qui s'éprit pour Mlle de Lespinasse d'une passion durable, fut le premier séduit et amena avec lui beaucoup de ses amis : ainsi, l'on s'habitua peu à peu à causer chez Mlle de Lespinasse avant d'entrer chez Mme du Deffand, par qui même quelques-uns peut-être ne se soucièrent plus du tout d'être reçus.

De tous les habitués de son salon, d'Alembert était un de ceux pour qui Mme du Deffand avait le plus d'affection; elle sentait pourtant qu'il lui échappait. D'ailleurs, fière et jalouse, comme il est naturel, de sa renommée et du grand nombre de ses amis, Mme du Deffand, quand elle connut l'inexcusable perfidie de sa rivale imprévue, la chassa de chez elle avec une hauteur dont elle ne se départit plus à son égard et qui se marque encore dans quelques

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lignes d'une lettre écrite douze ans plus tard (22 mai 1776): « Mlle de Lespinasse est morte cette nuit à deux heures après minuit; c'aurait été pour moi autrefois un événement; aujourd'hui ce n'est rien du tout. >>

De toutes les femmes d'ailleurs qui furent en rapport avec elle, il n'en est guère qu'une seule, que Mme du Deffand n'ait pas cessé d'aimer et de respecter : c'est la duchesse de Choiseul, la femme du ministre. La grand'mère maternelle de Mme du Deffand avait épousé en secondes noces un duc de Choiseul, et, par plaisanterie, Mme du Deffand imagina d'appeler grand'maman la jeune duchesse qui avait près de quarante ans de moins qu'elle. Et vraiment, tout plaisant qu'il est, le surnom n'est pas impropre, tant il arrive souvent à la jeune femme de prendre, dans ses lettres à sa vieille petite fille, un ton de moraliste un peu grave et un peu apprêté.

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Avec cela, c'était une des femmes les plus accomplies de la société d'alors: C'est, disait Horace Walpole, la plus gentille, la plus aimable, la plus honnête

petite créature qui soit jamais sortie d'un œuf enchanté. Si correcte dans ses expressions et ses pensées! d'un caractère si attentif et si bon! Tout le monde. l'aime. » De petite taille en effet, et de santé délicate, elle attirait tout d'abord les sympathies et s'attachait les cœurs par la droiture de son esprit et par le charme de sa vertu.

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CARTEL

EN BRONZE DORÉ.

(Collection de M. Boucheron).

Et puis, on sentait bien, on savait bien que cette existence aux dehors si brillants n'était pas exempte de tristesses. Toute la vie de Mme de Choiseul était dominée par un sentiment puissant, invincible, son amour

pour son mari, qu'elle croyait un grand homme, et le souci constant de ne rien faire qui pût lui déplaire, lui nuire ou l'amoindrir. Le duc, lui, témoignait à l'égard de sa femme d'un respect plein d'affabilité; mais il ne l'aimait pas et ne paraissait guère montrer d'estime pour son esprit : l'impérieuse duchesse de Grammont, sa sœur, eut toujours sur lui beaucoup plus d'influence que sa femme.

Cette préférence n'échappait pas aux étrangers et indignait un peu ceux qui savaient que la réputation de Mme de Grammont n'avait pas toujours été audessus du soupçon. Aussi, lorsque tous les membres de la famille de Choiseul affectèrent à l'égard de Mme Du Barry la réserve hautaine qui devait leur attirer la haine de la favorite, Horace Walpole, voulant conseiller la prudence à Mme de Choiseul :

Tout cela est à merveille pour Mme de Grammont, lui disait-il; mais vous, madame, vous n'avez pas les mêmes raisons pour être si scrupuleuse.

Au reste la vie des Choiseul est trop mêlée à la politique et, dans la disgrace comme dans la bonne fortune, a des allures trop grandioses et trop seigneuriales, pour appartenir à ce qu'on peut appeler proprement l'histoire des salons. A peine peut-on causer avec ses amis dans une existence aussi occupée. Que le lecteur en juge par cette description que Mme de Choiseul elle-même nous fait d'une de ses journées à Versailles et des mille incidents qui l'empèchent d'achever la lettre qu'elle a commencée.

« Je viens de m'arracher de mon lit pour achever une frisure commencée d'hier; quatre pesantes mains accablent ma pauvre tète. Ce n'est pas le pire

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