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la crainte seule de celui qu'ils peuvent me faire encore est capable de m'agiter; mais, certain qu'ils n'ont plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m'affecter d'un sentiment permanent, je me ris de toutes leurs trames, et je jouis de moi-même en dépit d'eux.

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Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l'homme tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d'y prendre une forme constante. Tout change autour de nous nous changeons nous-mêmes, et nul ne peut s'assurer qu'il aimera demain ce qu'il aime aujourd'hui; ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d'esprit quand il vient, gardonsnous de l'éloigner par notre faute; mais ne faisons pas des projets pour l'enchaîner; car ces projetslà sont de pures folies : j'ai peu vu d hommes heureux, peut-être point; mais j'ai souvent vu des cœurs contens, et, de tous les objets qui m'ont frappé, c'est celui qui m'a le plus contenté moimême. Je crois que c'est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentimens internes. Le bonheur n'a point d'enseigne extérieure: pour le connaître il faudrait lire dans le cœur de l'homm

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heureux; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l'accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l'aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s'épanouir aux rayons expansifs.du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages de la vie?.

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Il y a trois jours que M. P. vint, avec un empressement extraordinaire, me montrer l'éloge de madame Geoffrin, par M. D. La lecture fut précédée de longs et grands éclats de rire sur le ridicule néologisme de cette pièce, et sur les badins jeux de mots dont il la disait remplie : il commença de lire en riant toujours. Je l'écoutais d'un sérieux qui le calma; et, voyant que je ne l'imitais point, il cessa enfin de rire. L'article le plus long et le plus recherché de cette pièce roulait sur le plaisir que prenait madame Geoffrin à voir les enfans et à les faire causer: l'auteur tirait avec raison, de cette disposition, une preuve de bon naturel; mais il ne s'arrêtait pas là, et il accusait décidément de mauvais naturel et de méchanceté tous ceux qui n'avaient pas le même goût, au point de dire que si l'on interrogeait là-dessus ceux qu'on mène an gibet ou à la roue, tous conviendraient qu'ils n'avaient pas aimé les enfans. Ces assertions faisaient un effet singulier dans la place où elles étaient. Supposant tout cela vrai, était-ce là l'oc

casion de le dire? et fallait-il souiller l'éloge d'une femme estimable des images de supplice et de malfaiteurs? Je compris aisément le motif de cette affectation vilaine; et, quand M. P. eut fini de lire, en relevant ce qui m'avait paru bien dans l'éloge, j'ajoutai que l'auteur, en l'écrivant, avait dans le cœur moins d'amitié que de haine. Le lendemain, le temps étant assez beau, quoique froid, j'allai faire une course jusqu'à l'Ecole inilitaire, comptant d'y trouver des mousses en pleine fleur en allant je rêvais sur la visite de la veille et sur l'écrit de M. D., où je pensais bien que le placage épisodique n'avait pas été mis sans dessein; et la seule affectation de m'apporter cette brochure, à moi, à qui l'on cache tout, m'appre nait assez quel en était l'objet. J'avais mis mes enfans aux Enfans Trouvés : c'en était assez pour m'avoir travesti en père dénaturé, et de là, en étendant et caressant cette idée, on avait peu peu tiré la conséquence évidente que je haïssais les enfans; en suivant par la pensée la chaine de ces gradations, j'admirais avec quel art l'industrie humaine sait changer les choses du blanc au noir; car je ne crois pas que jamais homme ait plus aimé que moi à voir de petits bambins folâtrer et jouer ensemble; et souvent, dans la rue et aux promenades, je m'arrète à regarder leur espiéglerie et leurs petits jeux avec un intérêt que je veis partager à personne. Le jour même où vint M. P., une heure avant sa visite, j'avais cu celle

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des deux petits du Soussoi, les plus jeunes enfans de mon hôte, dont l'aîné peut avoir sept ans : ils étaient venus m'embrasser de si bon cœur, et je leur avais rendu si tendrement leurs caresses, que, malgré la disparité des âges, ils avaient paru se plaire avec moi sincèrement; et, pour moi, j'étais transporté d'aise de voir que ma vieille figure ne les avait pas rebutés, le cadet même paraissait venir à moi si volontiers que, plus enfant qu'eux, je me sentais attacher à lui déjà par la préférence, et je le vis partir avec autant de regret que s'il m'eut appartenu.

Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfans aux Enfans-Trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d'être un père dénaturé et de hair les enfans: cependant il est sûr que c'est la crainte d'une destinée pour eux mille fois pire, et presque inévitable par tou 'e autre voie, qui m'a le plus déterminé dans cette démarche. Plus indifferent sur ce qu'ils deviendraient et hors d'état de les élever moi-même, il aurait fallu, dans ma situation, les laisser élever par leur mère, qui les aurait gâtés, et par sa famille, qui en aurait fait des monstres. Je frémis encore dy penser ce que Mahomet fit de Séide n'estrien auprès de ce qu'on aurait fait d'eux à mont égard, et les piéges qu'on m'a tendus là-dessus dans la suite me confirment assez que le projet en avait été formé. A la vérité j'étais bien éloigné de prévoir alors ces trames atroces; mais je savais

que l'éducation pour eux la moins périlleuse était celle des Enfans-Trouvés, et je les y mis. Je le ferais encore, avec bien moins de doute aussi, si la chose était à faire, et je sais bien que nul père n'est plus tendre que je l'aurais été pour eux, pour peu que l'habitude eût aidé la nature.

Si j'ai fait quelque progrès dans la connaissance du cœur humain, c'est le plaisir que j'avais à voir et observer les enfans qui m'a valu cette connaissance. Ce même plaisir dans ma jeunesse y a mis une espèce d'obstacle, car je jouis avec les enfans si gaiement et de si bon cœur que je ne songeais guère à les étudier. Mais quand en vieillissant j'ai vu que ma figure caduque les inquiétait, je me suis abstenu de les importuner : j'ai mieux aimé me priver d'un plaisir que de troubler leur joie; et, content alors de me satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manéges, j'ai trouvé le dédommagement de mon sacrifice dans les lumières que ces observations m'ont fait acquérir sur les premiers et vrais mouvemens de la nature, auxquels tous nos savans ne connaissent rieu. J'ai consigné dans mes écrits la preuve que je m'étais occupé de cette recherche trop soigneusement pour ne l'avoir pas faite avec plaisir; et ce serait assurément la chose du monde la plus incroyable que l'Héloïse et l'Emile fussent l'ouvrage d'un homme qui n'aimait pas les enfans.

Je n'eus jamais ni présence d'esprit, ni facilité de parler; mais, depuis mes malheurs, ma langue

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