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J'A tort si j'ai pris en cette occasion la plume saus nécessité. Il ne peut m'être ni avantageux ni agréable de m'attaquer à M. d'Alembert. Je considère sa personne; j'admire ses talens; j'aime ses ouvrages; je suis sensible au bien qu'il a dit de mon pays : honoré moi-même de ses éloges, un juste retour d'honnêteté m'oblige à toutes sortes d'égards envers lui; mais les égards ne l'emportent sur les devoirs que pour ceux dont toute la morale consisté en apparences. Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de l'homme. Humanité, patrie, voilà ses premières affections. Toutes les fois que des ménagemens particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable. Puis-je l'être en faisant ce que j'ai dû? Pour me répondre il faut avoir une patrie à servir, et plus d'amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire aux hommes.

Comme tout le monde n'a pas sous les yeux l'Encyclopédie, je vais transcrire ici de l'article Genève le passage qui m'a mis la plume à la main. Il aurait dù l'en faire tomber, si j'aspirais à l'honneur de bien écrire; mais j'ose en rechercher un autre, dans lequel je ne crains la concurrence de personne. En lisant ce passage isolé, plus d'un lecteur sera surpris du zèle qui l'a pu dicter : en le lisant dans son article, on trouvera que la comédie, qui n'est pas à Genève, et qui pourrait y être, tient la huitième partie de la place qu'occupent les choses qui y sont.

On ne souffre point de comédie à Genève : ce n'est "pas qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes; << mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipa« tion et de libertinage, que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne serait-il pas · possible de remédier à cet inconvénient par des lois

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« sévères et bien exécutées sur la conduite des comé << diens? Par ce moyen Genève aurait des spectacles et « des mœurs, et jouirait de l'avantage des uns et des << autres; les représentations théâtrales formeraient le « goût des citoyens, et leur donneraient une finesse de « tact, une délicatesse de sentiment qu'il est très-difficile d'acquérir sans ce secours : la littérature en profiterait <<< sans que lé libertinage fit des progrès; et Genève réu<«< nirait la sagesse de Lacédémone à la politesse d'Athènes. « Une autre considération, digne d'une république si « sage et si éclairée, devrait peut-être l'engager à per<< mettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la pro«fession de comédien, l'espèce d'avilissement où nous « avons mis ces hommes si nécessaires au progrès et au « soutien des arts, est certainement une des principales «< causes qui contribuent au déréglement que nous leur reprochons ils cherchent à se dédommager, par les plaisirs, de l'estime que leur état ne peut obtenir. Parmi «< nous, un comédien qui a des mœurs est doublement respectable; mais à peine lui en sait-on gré. Le traitant qui insulte à l'indigence publique et qui s'en nourrit, <«<le courtisan qui rampe et qui ne paie point ses dettes; « voilà l'espèce d'hommes que nous honorons le plus. « les comédiens étaient non-seulement soufferts à Genève << mais contenus d'abord par des règlemens sages, proa tégés ensuite, et même considérés dès qu'ils en seraient « dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que <«<les autres citoyens, cette ville aurait bientôt l'avantage «< de posséder ce qu'on croit si rare, et qui ne l'est que « par notre faute, une troupe de comédiens estimables Ajoutons que cette troupe deviendrait bientôt la meil « leure de l'Europe: plusieurs personnes pleines de goût « et de dispositions pour le théâtre, et qui craignent de « se déshonorer parmi nous en s'y livrant, accourraient « à Genève, pour cultiver non seulement sans honte,

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« mais même avec estime, un talent si agréable et si peu <«< commun. Le séjour de cette ville, que bien des Fran

çais regardent comme triste par la privation des spec<< tacles, deviendrait alors le séjour des plaisirs honnêtes, <«< comme il est celui de la philosophie et de la liberté ; et « les étrangers ne seraient plus surpris de voir que, dans << une ville où les spectacles décens et réguliers sont dé« fendus, on permette des farces grossières et sans esprit, «< aussi contraires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce n'est pas tout peu à peu l'exemple des comédiens de ‹ Genève, la régularité de leur conduite, et la considé <<< ration dont elle les ferait jouir, serviraient de modèle « aux comédiens des autres nations, et de leçon à ceux qui les ont traités jusqu'ici avec tant de rigueur et « même d'inconséquence. On ne les verrait pas d'un côté pensionnés par le gouvernement, et de l'autre un objet « d'anathème : nos prêtres perdraient l'habitude de les excommunier, et nos bourgeois de les regarder avec mépris et une petite république aurait la gloire d'a«< voir réformé l'Europe sur ce point, plus important « peut-être qu'on ne pense.

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Voilà certainement le tableau le plus agréable et le plus séduisant qu'on pût nous offrir; mais voilà en même temps le plus dangereux conseil qu'on pût nous donner. Du moins, tel est mon sentiment; et mes raisons sont dans cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse de Genève, entraînée par une autorité d'un si grand poids, ne se livrera-t-elle point à des idées auxquelles elle n'a déjà que trop de penchant! Combien, depuis la publication de ce volume, de jeunes Génevois, d'ailleurs bons citoyens, n'attendent-ils que le moment de favoriser l'établissement d'un théâtre, croyant rendre un service à la patrie, et presque au genre humain! Voilà le sujet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrais prévenir. Je rends justice aux intentions de M. d'Alembert, j'espère qu'il voudra

bien la rendre aux miennes ; je n'ai pas plus envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperais, ne dois-je pas agir, parler, selon ma conscience et mes lumières? Ai-je dû me taire? l'ai-je pu, sans trahir mon devoir et ma patrie?

Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudrait que je n'eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fis trente ans mon bonheur, il faudrait avoir toujours su t'aimer; il faudrait qu'on ignorât que j'ai eu quelques liaisons avec les éditeurs de l'Encyclopédie, que j'ai fourni quelques articles à l'ouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des auteurs; il faudrait que mon zèle pour mon pays fùt moins connu, qu'on supposât que l'article Genève m'eût échappé, ou qu'on ne pût inférer de mon silence que j'adhère à ce qu'il contient! Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler: il faut que je désavoue ce que je n'approuve point, afin qu'on ne m'impute pas d'autres sentimens que les miens. Mes compatriotes n'ont pas besoin de mes conseils, je le sais bien; mais moi, j'ai besoin de m'honorer, en montrant que je pense comme eux sur nos maximes. Je n'ignore pas combien cet écrit, si loin de ce qu'il devrait être, est loin même de ce que j'aurais pu faire en de plus heureux jours. Tant de choses ont concouru à le mettre au-dessous du médiocre où je pouvais autrefois atteindre, que je m'étonne qu'il ne soit pas pire encore. J'écrivais pour ma patrie : s'il était vrai que le zèle tînt licu de talent, j'aurais fait mieux que j mais; mais j'ai vu ce qu'il fallait faire, et n'ai pu l'exécuter. J'ai dit froidement la vérité : qui est-ce qui se soucie d'elle? Triste recommandation pour un livre! Pour être utile il faut être agréa ble; et ma plume a perdu cet art-là. Tel me disputera malignement cette perte. Soit : cependant je me sens dechu, et l'on ne tombe pas au-dessous de rien.

Premièrement, il ne s'agit plus ici d'un vain babil de philosophie, mais d'une vérité de pratique importante à tout un peuple. Il ne s'agit plus de parler au petit nombre, mais au public; ni de faire penser les autres, mais d'expliquer nettement ma pensée. Il a donc fallu changer de style: pour me faire mieux entendre à tout le monde, j'ai dit moins de choses en plus de mots ; et voulant être clair et simple, je me suis trouvé lâche et diffus.

Je comptais d'abord sur une feuille ou deux d'impres sion tout au plus : j'ai commencé à la hâte ; et mon sujet s'étendant sous ma plume, je l'ai laissée aller sans contrainte. J'étais malade et triste; et, quoique j'eusse grand besoin de distraction, je me sentais si peu en état de penser et d'écrire, que, si l'idée d'un devoir à remplir ne m'eût soutenu, j'aurais jeté cent fois mon papier au feu. J'en suis devenu moins sévère à moi-même. J'ai cherché dans mon travail quelque amusement qui me le fit supporter. Je me suis jeté dans toutes les digressions qui se sont présentées, sans prévoir combien, pour soulager mon ennui, j'en préparais peut-être au lecteur.

Le goût, le choix, la correction, ne sauraient se trouver dans cet ouvrage. Vivant seul, je n'ai pu le montrer à. personne. J'avais un Aristarque sévère et judicieux; je ne l'ai plus, je n'en veux plus (1) : mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits.

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(1) Ad amicum etsi produxeris gladium, non desperes; est regressus. Ad amicum si aperueris os triste, non timeas; est enim concordatio: excepto convicio, et improperio, et superbid, et mysterii revelatione, et plagá dolosa ; in his omnibus effugiet amicus. (Ecclesiastic. XXII, 26, 27) (*).

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(*) « Si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespé• pas; car il y à moyen de revenir. Si vous l'avez aturisté

par

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