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aux vertus, leurs degrés et leurs places, et dont les humbles savans mendient le plus bassement leur faveur. Sur la scène, c'est pis encore. Au fond, dans le monde elles ne savent rien, quoi qu'elles jugent de tout; mais au théâtre, savantes du savoir des hommes, philosophes, grâce aux auteurs, elles écrasent notre sexe de ses propres talens et les imbéciles spectateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu'ils ont pris soin de leur dicter. Tout cela, dans le vrai, c'est se moquer d'elles, c'est les taxer d'une vanité puérile, et je ne doute pas que les plus sages n'en soient indignées. Parcourez la plupart des pièces modernes; c'est toujours une femme qui sait tout, qui apprend tout aux hommes; c'est toujours la dame de cour qui fait dire le catéchisme au petit Jehan de Saintré. Un enfant ne saurait se nourrir de son pain, s'il n'est coupé par sa gouvernante. Voilà l'image de ce qui se passe aux nouvelles pièces. La bonne est sur le théâtre, et les enfans sont dans le parterre. Encore une fois, je ne nie pas que cette méthode n'ait ses avantages, et que de tels précepteurs ne puissent donner du poids et du prix à leurs leçons. Mais revenons à ma question. De l'usage antique et du nôtre, je demande lequel est le plus honorable aux femmes, et rend le mieux à leur sexe les vrais respects qui lui sont dus.

La même cause qui donne, dans nos pièces tragiques et comiques, l'ascendant aux femmes sur les hommes, le donne encore aux jeunes gens

sur les vieillards; et c'est un autre renversement des rapports naturels, qui n'est pas moins répréhensi ble. Puisque l'intérêt y est toujours pour les amans, il s'ensuit que les personnages avancés en âge ny peuvent jamais faire que des rôles en sous-ordre. Ou, pour former le noeud de l'intrigue, ils servent d'obstacles aux vœux des jeunes amans, et alors ils sont haïssables; ou ils sont amoureux eux-mêmes, et alors ils sont ridicules. Turpe senex miles (*). On en fait, dans les tragédies, des tyrans, des usurpateurs; dans les comédies, des jaloux, des usuriers, des pédans, des pères insupportables, que tout le monde conspire å tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au théatre; voilà quel respect on inspire pour elle aux jeunes gens. Remercions l'illustre auteur de Zaire et de Nanine d'avoir soustrait à ce mépris le vénérable Lusignan et le bon vieux Philippe Humbert. Il en est quelques autres encore mais cela suffit-il

pour

arrêter le torrent

du préjugé public, et pour effacer l'avilissement où la plupart des auteurs se plaisent à montrer l'âge de la sagesse, de l'expérience et de l'autorité? Qui peut douter que l'habitude de voir toujours Idans les vieillards des personnages odieux au théâtre n'aide à les faire rebuter dans la société, et qu'en s'accoutumant à confondre ceux qu'on voit dans le monde avec les radoteurs et les Géron

(*) OVID., Amor. 1,9, v. 4.

tes de la comédie, on ne les méprise tous égale ment? Observez à Paris, dans une assemblée, l'air suffisant et vain, le ton ferme et tranchant d'une impudente jeunesse, tandis que les anciens, craintifs et modestes, ou n'osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutés. Voit-on rien de pareil dans les provinces et dans les lieux où les spectacles ne sont point établis? et par toute la terre, hors les grandes villes, une tête chenue et des cheveux blancs n'impriment-ils pas toujours du respect? On me dira qu'à Paris les vieillards contribuent à se rendre méprisables en renonçant au maintien qui leur convient, pour prendre indécemment la parure et les manières de la jeunesse, et que, faisant les galans à son exemple, il est très-simple qu'on la leur préfère daus son métier mais c'est tout au contraire pour n'avoir nul autre moyen de se faire supporter, qu'ils sont contraints de recourir à celui-là; et ils aiment encore mieux être soufferts à la faveur de leurs ridicules, que de ne l'être point du tout. Ce n'est pas assurément qu'en faisant les agréables ils le deviennent en effet, et qu'un galant sexagénaire soit un personnage fort gracieux; mais son indécence même lui tourne à profit : c'est un triomphe de plus pour une femme, qui, traînant à son char un Nestor, croit montrer que les glaces de l'âge ne garantissent point des feux qu'elle inspire. Voilà pourquoi les femmes encouragent de leur mieux ces doyens de Cythère, et ont la malice de traiter

d'hommes charmans de vieux fous, qu'elles trouveraient moins aimables s'ils étaient moins extraMais revenons à mon sujet.

vagans.

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Ces effets ne sont pas les seuls que produit l'intérêt de la scène uniquement fondé sur l'amour. On lui en attribue beaucoup d'autres plus graves et plus importantes, dont je n'examine point ici la réalité, mais qui ont été souvent et fortement allégués par les écrivains ecclésiastiques. Les dangers que peut produire le tableau d'une passion contagieuse sont, leur a-t-on répondu, prévenus par la manière de le présenter : l'amour qu'on expose au théâtre y est rendu légitime, son but est honnête, souvent il est sacrifié au devoir et à la vertu, et, dès qu'il est coupable, il est puni. Fort bien mais n'est-il pas plaisant qu'on prétende ainsi régler après coup les mouvemens du cœur sur les préceptes de la raison, et qu'il faille attendre les événemens pour savoir quelle impression l'on doit recevoir des situations qui les amènent? Le mal qu'on reproche au théâtre n'est pas préci sément d'inspirer des passions criminelles, mais de disposer l'âme à des sentimens trop tendres, qu'on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu'on y ressent n'ont pas par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin; elles ne donnent pas précisément de l'amour, mais elles préparent à en sentir; elles ne choisissent pas la personne qu'on doit aimer, mais elles nous forcemt à faire ce choix

Ainsi elles ne sont innocentes ou criminelles que par l'usage que nous en faisons selon notre caractère, et ce caractère est indépendant de l'exemple. Quand il serait vrai qu'on ne peint au théâtre que des passions légitimes, s'ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux? Comme si les vives images d'une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d'échauffer un cœur sensible, que celles d'un amour criminel, à qui l'horreur du vice sert au moins de contre-poison! Mais si l'idée de l'innocence embellit quelques instans le sentiment qu'elle accompagne, bientôt les circonstances s'effacent de la mémoire, tandis que l'impression d'une passion si douce reste gravée au fond du cœur. Quand le patricien Manilius fut chassé du sénat de Rome pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille (*); à ne considérer cette action qu'en ellemême, qu'avait-elie de répréhensible? rien sans doute; elle annonçait même un sentiment louable. Mais les chastes feux de la mère en pouvaient inspirer d'impurs à la fille. Cétait donc d'une action fort honnête faire un exemple de corruption. Voilà l'effet des amours permis du théâtre. On prétend nous guérir de l'amour par la peinture de ses faiblesses. Je ne sais là-dessus comment les auteurs s'y prennent; mais je vois que les

(") PLUTARQUE, Vie de Marcus Caton, f. 35.

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