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LETTRE

Si, selon la remarque de Diogène-Laërce, le cœur s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux véritables; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités, c'est moins, comme le pense l'abbé Du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu'à la douleur (13), que parce qu'elles sont pures et sans mélange d'inquiétude pour nous mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait a tous les droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagemens, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d'être exemptés. On dirait que notre cœur se resserre, peur de s'attendrir à nos dépens.

de

Au fond, quand un homme est allé admirer de -belles actions dans des fables et pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui? N'est-il pas content de lui-même? Ne s'ap

(13) Il dit que le poëte ne nous afflige qu'autant que nou le voulons; qu'il ne nous fait aimer ses héros qu'autant qu'il nous plaît. Cela est contre toute expérience. Plusieurs s'abstien ent d'aller à la tragédio, parce qu'ils en sont émus au point d'en être incommodés; d'autres, honteux de pleurer au spectacle, y plen

went pourtant malgré eux; et ces effets ne sont pas assez rara pour n'être qu'une exception à la maxime de cet auteur.

plaudit-il pas de sa belle ame? ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'homuage qu'il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu'il fit de plus? Qu'il la pratiquât lui-même? il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien.

Plus j'y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu'on met en représentation au théâtre on ne l'approche pas de nous, on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'Essex, le règne d'Elisabeth se recule, à mes yeux, de dix siècles; et si l'on jouait un événement arrivé hier dans Paris, on me le ferait supposer du temps de Molière. Le théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtemens. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l'on se croirait aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros que de parler en vers et d'endosser un habit à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentimens et toutes ces brillantes maximes qu'on vante avec tant d'emphase; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu'il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles, et sans effet, tous les devoirs de l'homme; à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir,

de notre charité en disant au pauvre, assiste!

Dieu vous

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la scène, et rapprocher dans la comédie le ton du théâtre et celui du monde : mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint; et un laid visage ne paraît point laid å celui qui le porte. Que si l'on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules; et de là résulte un très-grand inconvénient, c'est qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effraient plus, et qu'on ne saurait guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire? Pourquoi, monsieur? Parce que les bons ne tournent point les méchans en dérisions, mais les écrasent de leur mépris, et que rien n'est moins plaisant et risible que l'indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l'arme favo rite du vice. C'est par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte.

Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut donner de la forme des spectacles, dirigés vers l'utilité publique. C'est une erreur, disait le grave Muralt, d'espérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le poëte ne peut qu'al

térer ces rapports pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comique, il les diminue et les met au-dessous de l'homme; dans le tragique, il les étend pour les rendre héroïques, et les met audessus de l'humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au théâtre d'autres êtres que nos semblables. J'ajouterai que cette différence est si vraie et si reconnue, qu'Aristote en fait une règle dans sa Poétique : (*) Comedia enim deteriores, tragedia meliores quam nunc sunt, imitari conantur. Ne voilà-t-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n'est point, et laisse, entre le défaut et l'excès, ce qui est comme une chose inutile? Mais qu'importe la vérité de l'imitation, pourvu que Pillusion y soit? il ne s'agit que de piquer la curiosité du peuple. Ces productions d'esprit, comme la plupart des autres, n'ont pour but que les applaudissemens. Quand l'auteur en reçoit et que les acteurs les partagent, la pièce est parvenue à son but, et l'on n'y cherche point d'autre utilité. Or, si le bien est nul, reste le mal; et comme celui-ci n'est pas douteux, la question me paraît décidée. Mais passons à quelques exemples qui puissent en rendre la solution plus sensible,

a

Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver, en conséquence des précédentes, que le théâtre français, avec les défauts qui lui

(*) Chap. vL

se

restent, est cependant à peu près aussi parfait qu'il peut l'être, soit pour l'agrément, soit pour l'uti lité; et que ces deux avantages y sont dans un rapport qu'on ne peut troubler sans ôter à l'un plus qu'on ne donnerait a l'autre, ce qui rendrait ce même théâtre moins parfait encore. Ce n'est pas qu'un homme de génie ne puisse inventer un genre de pièces préférable à ceux qui sont établis : mais ce nouveau genre, ayant besoin pour soutenir des talens de l'auteur, périra nécessairement avec lui; et ses successeurs, dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intéresser et de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous? Des actions célèbres, de grands noms, de grands crimes, et de grandes vertus dans la tragédie; le comique et le plaisant dans la comédie; et toujours l'amour dans toutes deux (14). Je demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela.

On me dira que, dans ces pièces, le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques, n'étant que de pures fables, des événemens qu'on sait être de l'invention du poëte, ne font pas une grande impression sur les specta

(14) Les Grecs n'avaient pas besoin de fonder sur l'amour le principal intérêt de leur tragédie, et ne l'y fondaient pas ne effet. La nôtre, qui n'a pas la même ressource, ne saurait se passer de cet intérêt. On verra dans la suite la raison de cette

différence.

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