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me contenterai de chercher, dans cet essai, éclaircissemens que vous nous avez rendus nécessaires; vous priant de considérer qu'en disant mon avis, à votre exemple, je remplis un devoir envers ma patrie; et qu'au moins, si je me trompe dans mon sentiment, cette erreur ne peut nuire à personne.

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Au premier coup d'oeil jeté sur ces institutions, je vois d'abord qu'un spectacle est un amisement; et, s'il est vrai qu'il faille des amusemens à l'homme, vous conviendrez au moins qu'ils ne sont permis qu'autant qu'ils sont nécessaires, et pour que tout amusement inutile est un mal être dont la vie est si courte et le temps si pre cieux. L'état de l'homme a ses plaisirs, qui déri vent de sa nature, et naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins; et ces plaisirs, d'autant plus doux que celui qui les goûte a l'âme plus saine, rendent quiconque en sait jouir peu sensible à tous les autres. Un père, un fils, un mari, un citoyen, ont des devoirs si chers à remplir, qu'ils ne leur laissent rien à dérober à l'ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore; et mieux on le met à profit, moins on en sait trouver à perdre. Aussi voit-on constamment que l'habitude du travail rend l'inaction insupportable, et qu'une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles: mais c'est le mécontentement de soimême, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire

an amusement étranger. Je n'aime point qu'on ait besoin d'attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s'il était mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de ce barbare (*) à qui l'on vantait les magnificences du cirque et des jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bon homme, n'ont-ils ni femmes, ni enfans? Le barbare avait raison. L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole; c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivans. Mais j'aurais dû sentir que ce langage n'est plus de saison dans notre siècle Tâchons d'en prendre un qui soit mieux entendu.

Demander si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c'est faire une question trop vague: c'est examiner un rapport avant que d'avoir fixé les termes. Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce n'est que par leurs effets sur lui qu'on peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des spectacles d'une infinité d'espèces (7) il y a de peuple à peuple une prodi

(*) Chrysost, in Matth. Homel. 38.

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(7) « Il peut y avoir des spectacles blâmables en eux-mêmes, comme ceux qui sont inhumains ou indécens et licen deux tels étaient quelques-uns des spectacles parmi les paiens. Mais il en est aussi d'indifférens en eux-mêmes, qui << ne deviennent mauvais que par l'abus qu'on en fait. Par a exemple, les pièces de théâtre n'ont rien de mauvais en tant qu'on y trouve une peinture des caractères et des actions des

Théâtre.

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gieuse diversité de mœurs, de tempéramens, de caractères. L'homme est un, je l'avoue; mais l'homme modifié par les religions, par les gouver nemens, par les lois, par les coutumes, par préjugés, par les climats, devient si different de lui-même, qu'il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon daus tel temps ou dans tel pays. Ainsi les pièces de Ménandre, faites pour théatre d'Athènes, étaient déplacées sur celui de Rome ainsi les combats des gladiateurs, qui, sous la république, animaient le courage et la valeur des Romains, n'inspiraient, sous les empereurs, à la populace de Rome, que l'amour du sang et la cruauté : du même objet offert au

:

« hommes, où l'on pourrait même donner des leçons agréables «<et utiles pour toutes les conditions: mais si l'on y débite wie « morale relâchée, si les personnes qui exercent cette profession « mènent une vie licencieuse et servent à corrompre les autres, «si de tels spectacles entretiennent la vanité, la fainéantise, <« le luxe, l'impudicité, il est visible alors que la chose tourne en « abus, et qu'à moins qu'on ne trouve le moyen de corriger ces « abus ou de s'en garantir, il vaut mieux renoncer à cette sorte <«< d'amusement. » Instructions chrétiennes (*), tome III, Livre III, chap 16,

Voilà l'état de la question bien posé. Il s'agit de savoir si la morale du théâtre est nécessairement relâchée, si les abus sout inévitables, si les inconvéniens dérivent de la nature de la chose, ou s'ils viennent de causes qu'on ne puisse écarter.

(*) Cinq vol. in-8°. Amsterdam, 1755. C'est un ouvrage du même professeur Vernet, auteur de la Doctrine chrétienne pré

cédemment citée.

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même peuple en différens temps, il apprit d'abord à mépriser sa vie, et ensuite à se jouer de celle d'autrui.

Quant à l'espèce des spectacles, c'est nécessairement le plaisir qu'ils donnent, et non leur utilité, qui la détermine. Si l'utilité peut s'y trouver, à la bonne heure; mais l'objet principal est de plaire; et, pourvu que le peuple s'amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu'on ne puisse donner à ces sortes d'établissemens tous les avantages dont ils seraient susceptibles, et c'est s'abuser beaucoup que de s'en former une idée de perfection qu'on ne saurait mettre en pratique sans rebuter ceux qu'on croit instruire. Voilà d'où nait la diversité des spectacles selon les goûts divers des nations. Un peuple intrépide," grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid. Un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats, des passions atroces. Un peuple voluptueux veut de la musique et des danses. Un peuple galant veut de l'amour et de la politesse. Un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas. Il faut, pour leur plaire, des spectacles qui favorisent leurs penchans, au lieu qu'il en faudrait qui les modé

rassent.

La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l'original est dans tous les cœurs : mais si le peintre n'avait soin de flatter ces pas

étrangères a pourtant grand soin d'approprier sa pièce aux nôtres. Sans cette précaution, l'on ne réussit jamais, et le succès même de ceux qui l'ont prise a souvent des causes bien différentes de celles que lui suppose un observateur superficiel. Quand Arlequin sauvage (*) est si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu'ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu'un seul d'entre eux voulût pour cela lui ressembler? C'est, tout au contraire, que cette pièce favorise leur tour d'esprit, qui est d'aimer et rechercher les idées neuves et singulières. Or il n'y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C'est précisément leur aversion pour les choses communes qui les ramène quelquefois aux choses simples.

Il s'ensuit de ces premières observations que l'effet général du spectacle est de renforcer le caractère national, d'augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il semblerait que cet effet, se bornant à charger et non changer les moeurs établies, la comédie serait bonne aux bons et mauvaise aux méchans. Encore, dans le premier cas, resterait-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point en vices. Je sais que la poétique du théâtre prétend faire tout

(*) Comédie de Delisle de La Crevetière, jouée au théâtre Italien, en 1721, et réprise plusieurs fois avec un égal succès.

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