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même, où ils ont plus de considération et une meilleure conduite que partout ailleurs, un bourgeois craindrait de fréquenter ces mêmes comé diens qu'on voit tous les jours à la table des grands. Une troisième observation, non moins importante, est que ce dédain est plus fort partout où les mœurs sont plus pures, et qu'il y a des pays d'innocence et de simplicité où le métier de comédien est presqu'en horreur. Voilà des faits incontestables. Vous me direz qu'il n'en résulte que des préjugés. J'en couviens: mais ces préjugés étant universels, il faut leur chercher une cause universelle; et je ne vois pas qu'on la puisse trouver ailleurs que dans la profession même à laquelle ils se rapportent. A cela vous répondrez que les comédiens ne se rendent méprisables que parce qu'on les méprise. Mais pourquoi les eût-on méprisés s'ils n'eussent été méprisables? Pourquoi penserait-on plus mal de leur état que des autres, s'il n'avait rien qui l'en distinguât? Voilà ce qu'il faudrait examiner, peut-être, avant de les justifier aux dépens du public.

Je pourrais imputer ces préjugés aux déclamations des prêtres, si je ne les trouvais établis chez les Romains avant la naissance du christianisme, et non-seulement courant vaguement dans l'esprit du peuple, mais autorisés des lois expresses

par

moindres états; les petits avilissent dans les plus illustres. Et, quant à la profession des comédiens, les mauvais et les médiocre sont méprisés à Londres autant ou plus que partout ailleurs.

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qui déclaraient les acteurs infâmes, leur ôtaient le titre et les droits de citoyens romains, et mettaient les actrices au rang des prostituées. Ici toute autre raison manque, hors celle qui se tire de la nature de la chose. Les prètres païens et les dévots, plus favorables que contraires à des spectacles qui faisaient partie des jeux consacrés à la religion (33), n'avaient aucun intérêt à les décrier, et ne les décriaient pas en effet. Cependant on pouvait dès lors se récrier comme vous faites, sur l'inconséquence de déshonorer des gens qu'on protége, qu'on paie, qu'on pensionne : ce qui, à vrai dire, ne me paraît pas si étrange qu'à vous; car il est à propos quelquefois que l'état encourage et protége des professions déshonorantes mais utiles, sans que ceux qui les exercent en doivent être plus considérés pour cela.

J'ai lu quelque part que ces flétrissures étaient moins imposées à de vrais comédiens qu'à des histrions et farceurs qui souillaient leurs jeux d'indécence et d'obscénités : mais cette distinction est insoutenable; car les mots de comédien et d'histrion étaient parfaitement synonymes, et n'avaient d'autre difference, sinon que l'un était grec et l'autre étrusque. Cicéron, dans le livre de

(33) Tite-Live dit (*) que les jeux scéniques furent introduits à Rome l'an 390, à l'occasion d'une peste qu'il s'agissait d'y faire cesser. Aujourd'hui l'on fermerait les théâtres pour le même sujet, et sûrement cela serait plus raisonnable.

(*) Lib. VII, cap. 2.

l'instruisaient sans cesse, et il ne pouvait se défendre d'un peu de respect pour les organes de cette instruction. 5o La tragédie n'étant d'abord jouée que par des hommes, on ne voyait point sur leur théâtre ce mélange scandaleux d'hommes et de femmes qui fait des nôtres autant d'écoles de mauvaises mœurs. 6o Enfin leurs spectacles n'avaient rien de la mesquinerie de ceux d'aujourd hui. Leurs théâtres n'étaient point élevés par l'intérêt et par l'avarice; ils n'étaient point renfermés dans d'obscures prisons; leurs acteurs n'avaient pas besoin de mettre à contribution les spectateurs, ni de compter du coin de l'oeil les gens qu'ils voyaient passer la porte, pour être sûrs de leur

souper.

Ces grands et superbes spectacles, donnés sous le ciel, à la face de toute une nation, n'offraient de toute part que des combats, des victoires, des prix, des objets capables d'inspirer aux Grecs une ardente émulation, et d'échauffer leurs cœurs de sentimens d'honneur et de gloire. C'est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever et remuer l'âme, que les acteurs, animés du même zèle, partageaient, selon leurs talens, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier, exercé de cette manière, leur donnât cette fierté de courage et ce noble désintéressement qui semblait quelquefois élever l'acteur à son personnage.

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Avec tout cela, jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs; ct Sparte, qui ne souffrait point de théâtre (*), n'avait garde d'honorer ceux qui s'y montraient.

Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet égard l'exemple des Grecs, en donnèrent un tout contraire. Quand leurs lois déclaraient les comédiens infames, était-ce dans le dessein d'en déshonorer la profession? Quelle cût été l'utilité d'une disposition si cruelle? Elies ne la déshonoraient point, elles rendaient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable; car jamais les bonnes lois ne changent la nature des choses, elles ne font que la suivre; et celles-là seules sont observées. Il ne s'agit donc pas de crier d'abord contre les préjugés, mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés; si la profession de comédien n'est point en effet déshonorante en elle-même; car si, par mallieur, elle l'est, nous aurons beau statuer qu'elle ne l'est pas, au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-mêmes.

Qu'est-ce que le talent du comédien? L'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu'on est, de se passionner de sang froid, de dire autre chose que

(*) Rousseau a reconnu lui-même la fausseté de cette assertion. (Voyez dans la Correspondance sa lettre à M. Le Roy, du 4 novembre 1758.)

Théâtre.

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ce qu'on pense, aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d'autrui. Qu'est-ce que la profession du comédien? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l'argent, se soumet à l'ignominie et aux affronts qu'on achète le droit de lui faire, et met publiquement! sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son âme qu'il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. Vous autres philosophes, qui vous prétendez si fort au-dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas de honte, si, lâchement travestis en rois, il vous fallait aller faire aux yeux du public un rôle different du vôtre, et exposer vos majestés aux huées de la populace? Quel est donc, au fond, l'esprit que le comédien reçoit de son état? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d'indigne avilissement,

le

qui l

rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d'homme, qu'il aban

donne.

Je sais que le jeu du comédien n'est pas celui d'un fourbe qui veut en imposer, qu'il ne prétend pas qu'on le prenne en effet pour la personne qu'il représente, ni qu'on le croie affecté des passions qu'il imite, et qu'en donnant cette imitation pour ce qu'elle est il la rend tout-à-fait innocente. Aussi ne l'accusé-je pas d'être précisément un trompeur, mais de cultiver, pour tout métier, le talent

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