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La solitude calme l'âme et apaise les passions que le désordre du monde a fait naître. Loin des vices qui nous irritent, on en parle avec moins d'indignation; loin des maux qui nous touchent, le cœur en est moins ému. Depuis que je ne vois plus les hommes, j'ai presque cessé de hair les méchans. D'ailleurs le mal qu'ils m'ont fait à moi-même m'ôte le droit d'en dire d'eux. Il faut désorleur ressembler. pas mais que je leur pardonne, pour ne vengeance Sans y souger, je substituerais l'amour de la à celui de la justice: il vaut mieux tout oublier. J'espère qu'on ne me trouvera plus cette âpreté qu'on me reprochait, mais qui me faisait lire; je consens d'être moins lu, pourvu que je vive en paix.

A ces raisons il s'en joint une autre plus cruelle, et que je voudrais en vain dissimuler; le public ne la sentirait que trop malgré moi. Si, dans les essais sortis de ma plume, ce papier est encore au-dessous des autres, c'est moins la faute des circonstances que la mienne; c'est que je suis au-dessous de moi-même. Les maux du corps épuisent l'âme à force de souffrir elle perd son - ressort. Un instant de fermentation passagère produisit en moi quelque lueur de talent: il s'est montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n'eus qu'un moment; il est passé; j'ai la honte de me survivre. Lecteur. si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon ombre; car, pour moi, je ne suis plus.

A Montmorency, le 20 mars 1758

vos paroles, ne craignez rien, il est possible encore de vous ré concilier avec lui. Mais pour l'outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son cœur en trahison, point de grâce à ses yeux : il s'éloignera sans retour. » Cette traduction est de Marmontel (Mémoires, liv. VII.

CITOYEN DE GENEVE,

A M. DALEMBERT.

J'ai lu, monsieur, avec plaisir votre article GENÈVE, dans le septième volume de l'Encyclopédie. En le relisant avec plus de plaisir encore, il m'a fourni quelques réflexions, que j'ai cru pɔuvoir offrir, sous vos auspices, au public et à mes concitoyens. Il y a beaucoup à louer dans cet article; mais si les éloges dont vous honorez ma patrie m'ôtent le droit de vous en rendre, ma sincérité parlera pour moi : n'être pas de votre avis sur quelques points, c'est assez m'expliquer sur les

autres.

Je commencerai par celui que j'ai le plus de répugnance à traiter et dont l'examen me convient le moins, mais sur lequel, par la raison que je viens de dire, le silence ne m'est pas permis : c'est le jugement que vous portez de la doctrine de nos ministres en matière de foi. Vous avez fait de ce corps respectable un éloge très-beau, très-vrai, très-propre à eux seuls dans tous les clergés du monde, et qu'augmente encore la considération qu'ils vous ont témoignée, en montrant qu'ils

Théâtre.

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Je ne prétends point pour cela juger ni blåmer la doctrine que vous leur imputez; je dis sculement qu'on n'a nul droit de la leur imputer, à moins qu'ils ne la reconnaissent; et j'ajoute qu'elle ne ressemble en rien à celle dont ils nous instruisent. Je ne sais ce que c'est que le socinianisme, ainsi je n'en puis parler ni en bien ni en mal (et même, sur quelques notions confuses de cette secte et de son fondateur, je me sens plus d'éloignement que de goût pour elle): mais, en général, je suis l'ami de toute religion paisible, où l'on sert l'Etre éternel selon la raison qu'il nous a donaće (*). Quand un homme ne peut croire ce qu'il

(*) La partie de cette phrase qui est imprimée ici entre deux parenthèses, est remarquable sous plus d'un rapport. D'abord on la trouve dans l'édition originale (Amsterdam, 1758), non comme faisant partie du texte même, mais à la fin de l'ouvrage et en forme d'addition envoyée par l'auteur à son libraire, lorsque l'impression était déjà commencée. En second lieu, quoique cette addition, insérée depuis dans le texte, se retrouve dans toutes les éditions postérieures, elle n'est point dans celle de Genève faite en 1782, après la mort de Rousseau, mais sur les matériaux qu'il avait réunis et fournis lui-même.

Il résulte clairement de ces deux faits, 1o que ce qu'il dit ici de son éloignement pour le socinianisme fut une idée conçue après coup et comme effet en lui d'une réflexion tardive, a même en cette occasion il n'a pas sacrifié quelque chose à la convenance, en énonçant une disposition que réellement il n'avait point; 2o qu'il s'est dans tous les cas rétracté à cet égard, et n'a pas voulu, dans l'édition générale dont il avait préparé les matériaux, laisser subsister un passage contraire à ses véritables sentimens. Car sans doute on ne peut supposer que les éditeurs de Genève aient fait cette suppression de leur chef. Cette rétrac

trouve absurde, ce n'est pas sa faute, c'est celle de sa raison (1): et comment concevrai-je que Dieu le punisse de ne s'être pas fait un entende

tation de notre auteur est d'autant plus réelle et indubitable, que dans une des lettres les plus remarquables de sa Correspondance (à M. ***, 15 janvier 1769), il a très clairement énoncé son opinion sur celui qu'il appelle le sage hébreu, mis par lui en parallèle avec le sage grec; or cette opinion est celle du socinien le plus décidé.

(1) Je crois voir un principe qui, bien demontré comme il pourrait l'être, arracherait â l'instant les armes des mains à l'intolérant et au superstitieux, et calmerait cette fureur de faire des prosélytes qui semble animer les incrédules : c'est que la raison humaine n'a pas de mesure commune bien déterminée, et qu'il est injuste à tout homme de donner la sienne pour règle à celle des autres.

Supposons de la bonne foi, sans laquelle toute dispute n'est que du caquet. Jusqu'à certain point il y a des principes communs, une évidence commune; et de plus, chacun a sa propre saison qui le détermine: ainsi ce sentiment ne mène point au scepticisme; mais aussi, les bornes générales de la raison 'n'étant point fixées, et nul n'ayant inspection sur celle d'autrui, voilà tout d'un coup le fier dogmatique arrêté. Si jamais on pouvait établir la paix où règnent l'intérêt, l'orgueil et l'opinion, c'est par là qu'on déterminerait à la fin les dissensions des prêtres et des philosophes. Mais peut-être ne serait ce le compte ni des uns ni des autres : il n'y aurait plus ni persécutions ni disputes; les premiers n'auraient personne à tourmenter, les seconds personne à convaincre; autant vaudrait quitter le métier.

Si l'on me demandait là-dessus pourquoi donc je dispute moimême, je répondrais que je paris au plus grand nombre, que j'expose des vérités de pratique, que je me fonde sur l'expérience, que je remplis mon devoir, et qu'après avoir dit ce que je pense, je ne trouve point mauvais qu'on ne soit pas de mon avis.

ment (2) contraire à celui qu'il a reçu de lui! Si un docteur venait m'ordonner de la part de Dieu de croire que la partie est plus grande que le tout, que pourrais-je penser en moi-même, sinon que

(2) Il faut se ressouvenir que j'ai à répondre à un auteur qui n'est pas protestant; et je crois lui répondre en effet, en montrant que ce qu'il accuse nos ministres de faire dans notre religion s'y ferait inutilement, et se fait nécessairement dans plusieurs autres sans qu'on y songe.

Le monde intellectuel, sans en excepter la géométrie, est plein de vérités incompréhensibles, et pourtant incontestables, parce que la raison qui les démontre existantes ne peut les toucher, pour ainsi dire, à travers les bornes qui l'arrêtent, mais seulement les apercevoir. Tel est le dogme de l'existence de Dieu, tels sont les mystères admis dans les communions protesfantes. Les mystères qui heurtent la raison, pour me servir des termes de M. d'Alembert, sont tout autre chose. Leur contradiction même les fait rentrer dans ses bornes; elle a toutes les pri bien qu'on ses imaginables pour sentir qu'ils n'existent pas : car, ne puisse voir une chose absurde, rien n'est si clair que l'absurdité. Voilà ce qui arrive lorsqu'on soutient à la fois deux propositions contradictoires. Si vous me dites qu'un espace d'un pouce est aussi un espace d'un pied; vous ne dites point du tout une chose mystérieuse, obscure, incompréhensible; vous dites au contraire une absurdité lumineuse et palpable, une chose évidemment fausse. De quelque genre que soient les démonstrations qui l'établissent, elles ne sauraient l'emporter sur celle qui la détruit, parce qu'elle est tirée immédiatement des notions primitives qui servent de base à toute certitude humaine. Autrement, la raison déposant contre elle-même, nous forcerait à la récuser; et, loin de nous faire croire ceci ou cela, elle nous empêcherait de plus rien croire, attendu que tout principe de foi serait détruit. Tout homme, de quelque religion qu'il soit, qui dit croire à de pareils mystères, en impose donc, ou ne sait

ec qu'il dit.

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