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par une sorte de réaction bien connue des vrais politiques. La première fonction des éphores de Sparte, en entrant en charge, était une proclamation publique (*) par laquelle ils enjoignaient aux citoyens, non pas d'observer les lois, mais de les aimer, afin que l'observation ne leur en fût point dure. Cette proclamation, qui n'était pas un vain formulaire, montre parfaitement l'esprit de l'institution de Sparte, par laquelle les lois et les mœurs, intimement unies dans les cœurs des citoyens, n'y faisaient, pour ainsi dire, qu'un de voir pas Mais ne nous flattons corps. Sparte renaître au sein du commerce et de l'amour du gain. Si nous avions les mêmes maximes, on pourrait établir à Genève un spectacle sans aucun risque; car jamais citoyen ni bourgeois n'y mettraît le pied.

même

Par où le gouvernement peut-il donc avoir prise sur les mœurs? Je réponds que c'est par l'opinion publique. Si nos habitudes naissent de nos propres sentimens dans la retraite, elles naissent de l'opinion d'autrui dans la société. Quand on ne vit pas en soi mais dans les autres, ce sont leurs jugemens qui règlent tout; rien ne paraît bon ni désirable aux particuliers que ce public a jugé tel, et le seul bonheur que part des hommes connaissent est d'être estimés

heureux.

ce que

le

la plu

(*) PLUTARQUE, traité des Délais de la justice divine, §. 5.

Quant au choix des instrumens propres à diriger l'opinion publique, c'est une autre question, qu'il serait superflu de résoudre pour vous, et que ce n'est pas ici le lieu de résoudre pour la multitude. Je me contenterai de montrer, par un exemple sensible, que ces instrumens ne sont ni des lois ni des peines, ni nulle espèce de moyens coactifs. Cet exemple est sous vos yeux; je le tire de votre patrie : c'est celui du tribunal des maréchaux de France, établis juges suprêmes du point d'honneur.

De quoi s'agissait-il dans cette institution? de changer l'opinion publique' sur les duels, sur la réparation des offenses, et sur les occasions où un brave homme est obligé, sous peine d'infamie, de tirer raison d'un affront l'épée à la main. Il s'ensuit de là,

Premièrement, que, la force n'ayant aucun pouvoir sur les esprits, il fallait écarter avec le plus grand soin tout vestige de violence du tribunal établi pour opérer ce changement. Ce mot même de tribunal était mal imaginé : j'aimerais mieux celui de cour d'honneur. Ses seules armes devaient être l'honneur et l'infamie jamais de récompense utile, jamais de punition corporelle, point de prison, point d'arrêts, point de gardes armés; simplement un appariteur, qui aurait fait ses citations en touchant l'accusé d'une baguette. blanche, sans qu'il s'ensuivit aucune autre contrainte pour le faire comparaître. Il est vrai que

ne pas co paraître au terme fixé par-devant les juges de l'honneur, c'était s'en confesser dépourvu, c'était se condamner soi-même. De là résultait naturellenent note d'infamie, dégradation de noblesse, incapacité de servir le roi dans ses tribunaux, dans ses armées, et autres punitions de ce genre qui tiennent immédiatement à l'opinion ou en sont un effet nécessaire.

Il s'ensuit, en second lieu, que, pour déraciner le préjugé public, il fallait des juges d'une grande autorité sur la matière en question; et, quant à ce point, l'instituteur entra parfaitement dans l'esprit de l'établissement; car, dans une nation toute guerrière, qui peut mieux juger des justes occasions de montrer son courage et de celles où l'honneur offensé demande satisfaction, que d'an ciens militaires chargés de titres d'honneur, qui ont blanchi sous les lauriers, et prouvé cent fois au prix de leur sang qu'ils n'ignorent pas quand le devoir veut qu'on en répande?

le

Il suit, en troisième lieu, que, rien n'étant plus indépendant du pouvoir suprême que jugement du public, le souverain devait se garder, sur toutes choses, de mêler ses décisions arbitraires parmi les arrêts faits pour représenter ce jugement, et, qui plus est, pour le déterminer. Il devait s'efforcer au contraire de mettre la cour d'honneur au-dessus de lui, comme soumis luimême à ses décrets respectables. Il ne fallait donc pas commencer par condamner à mort tous les

que

duellistes indistinctement ce qui était mettre d'emblée une opposition choquante entre l'honneur et la loi; car la loi-même ne peut obliger personne à se déshonorer. Si tout le peuple a jugé qu'un homme est poltron, le roi, malgré toute sa puissance, aura beau le déclarer brave, personne n'en croira rien; et cet homme, passant alors pour un poltron qui veut être honoré par force, n'en sera que plus méprisé. Quant à ce que disent ·les édits. que c'est offenser Dieu de se battre, c'est un avis fort pieux sans doute; mais la loi civile n'est point juge des péchés; et toutes les fois l'autorité souveraine voudra s'interposer dans les conflits de l'honneur et de la religion, elle sera compromise des deux côtés. Les mêmes édits ne raisonnent pas mieux quand ils disent qu'au lieu de se battre il faut s'adresser aux maréchaux : condamner ainsi le combat sans distinction, sans réserve, c'est commencer par juger soi-même ce qu'on renvoie à leur jugement. On sait bien qu'il ne leur est pas permis d'accorder le duel, mème quand l'honneur outragé n'a plus d'autres ressources; et, selon les préjugés du monde, il y a beaucoup de semblables cas : car, quant aux satisfactions cérémonieuses dont on a voulu payer l'offensé, ce sont de véritables jeux d'enfant.

Qu'un homme ait le droit d'accepter une réparation pour lui-même et de pardonner à son ennemi, en ménageant cette maxime avec art, on la peut substituer insensiblement au féroce préjugé

qu'elle attaque mais il n'en est pas de même quand l'honneur des gens auxquels le nôtre est lié se trouve attaqué; dès-lors il n'y a plus d'accommodement possible. Simon père a reçu un soufflet, si ma sœur, ma femme, ou ma maitresse est insultée, conserverai-je mon honneur en faisant bon marché du leur? Il n'y a ni maréchaux ni satisfaction qui suffisent, il faut que je les venge ou que je me déshonore; les édits ne me laissent que le choix du supplice ou de l'infamie. Pour citer un exemple qui se rapporte à mon sujet, n'est-ce pas un concert bien entendu entre l'esprit de la scène et celui des lois, qu'on aille applaudir au théatre ce même Cid qu'on irait voir pendre à la Grève?

Ainsi l'on a beau faire; ni la raison, ni la vertu, ni les lois, ne vaincront l'opinion publique tant qu'on ne trouvera pas l'art de la changer. Encore une fois, cet art ne tient point à la violence. Les moyens établis ne serviraient, s'ils étaient prati qués, qu'à punir les braves gens et sauver les mais heureusement ils sont trop absurdes pour pouvoir être employés, et n'ont servi qu'à faire changer de noms aux duels. Comment fallaitil donc s'y prendre? Il fallait, ce me semble, soumettre absolument les combats particuliers à la

làches :

les juger,

juridiction des maréchaux, soit
pour
soit pour les prévenir, soit même pour les per
mettre. Non-seulement il fallait leur laisser le
droit d'accorder le champ. quand ils le jugeraient
mais il était important qu'ils usassent

à propos;

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