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corde tirée en cachette le forçait de faire à l'in stant le plongeon? Supposons qu'un d'entre eux plus attentif, apercevant cette manœuvre et par là devinant le reste, leur eût crié : L'on vous trompe, ce prétendu monstre est un homme, n'y eût-il pas eu plus que de l'hum ur à s'offenser de cette exclamation, comme d'un reproche qu'ils étaient tous des insensés? Le public, qui ne voit des choses que l'apparence, trompé par elle, est excusable; mais ceux qui se disent plus sages que lui en adoptant son erreur, ne le sont pas.

Quoi qu'il en soit des raisons que je vous expose, je me sens digne, même indépendamment d'elles, de douter de ce qui na paru douteux à personne, Jai dans le cœur des témoignages, plus forts que toutes vos preuves, que l'homme que vous m'avez peint n'existe point, ou n'est pas du moins où vous le voyez, La seule patrie de JeanJacques, qui est la mienne, suffirait pour m'assurer qu'il n'est point cet homme là. Jamais elle n'a produit des êtres de cette espèce; ce n'est ni chez les protestans ni dans les républiques qu'ils sont connus, Les crimes dont il est accusé sont des crimes d'esclaves, qui n'approchèrent jamais des ames libres; dans nos contrées on n'en connait point de pareils; et il faudrait plus de preuves encore que celles que vous m'avez fournies pour me persuader seulement que Genève a pu pro :duire un empoisonneur.

Après vous avoir dit pourquoi vos preuves,

tout évidentes qu'elles vous paraissent, ne sau raient être convaincantes pour moi, qui n'ai ní ne puis avoir les instructions nécessaires pour ja ger à quel point ces preuves peuvent être illu soires et m'en imposer par une fausse apparence de vérité, je vous avoue pourtant derechef que, sans me convaincre, elles m'inquiètent, m'ébranlent, et que j'ai quelquefois peine à leur résister. Je désirerais sans doute, et de tout mon cœur, qu'elles fussent fausses, et que l'homme dont elles me font un monstre n'en fût pas un : mais je désire beaucoup davantage encore de ne pas m'égarer dans cette recherche et de ne pas me laisser séduire par mon penchant. Que puis-je faire dans une pareille situation (1) pour parvenir, s'il est possible, à démêler la vérité? C'est de rejeter dans cette affaire toute autorité humaine, toute preuve qui dépend du témoignage d'autrui, et de me déterminer uniquement sur ce que je puis voir de mes yeux et connaître par moi-même. Si JeanJacques est tel que l'ont peint vos messieurs, et sil a été si aisément reconnu tel par tous ceux qui l'ont approché, e ne serai pas plus malheureux qu'eux, car je ne porterai pas à cet examen moins

(1) Pour excuser public autant qu'il se peut, je suppose partout son erreur presque invincible; mais moi, qui sais dans ina conscience qu'aucun crime jamais n'approcha de mon cœur, je suis sûr que tout homme vraiment attentif, vraiment juste, découvrirait l'imposture à travers tout l'art d'un complot, parc qu'enfin je ne crois pas possible que jamais le mensonge usurpe et s'approprie tous les carctères de la vérité.

d'attention, de zèle, et de bonne foi; et un être ausse méchant, aussi difforme, aussi dépravé, dɔit en effet être très-facile à pénéuer pour peu qu'on y regarde. Je m'en tiens donc à la résolution de l'examiner par moi-même et de le juger en tout ce que je verrai de lui, non par les secrets désirs de mon cœur, encore moins par les interprétations d'autrui, mais par la mesure de bon sens et de jugement que je puis avoir reçue, sans me rapporter sur ce point à l'autorité de personne. Je pourrai me tromper sans doute, parce que je suis homme; mais après avoir fait tous mes efforts pour éviter ce malheur, je me rendrai, si néanmoins il m'arrive, le consolant témoignage que mes passions ni ma volonté ne sont point com, plices de mon erreur, et qu'il n'a pas dépendu de moi de m'cu garantir. Voilà ma résolution. Donnez-moi maintenant les moyens de l'accomplir et d'arriver à notre homme, car, à ce que vous m'avez fait entendre, son accès n'est pas aisé.

Le Fr. Surtout pour vous qui dédaignez les sculs qui pourrai nt vous l'ouvrir. Ces moyens sont, je le repète, de s'insinuer à force d'adresse, de patelinage, d'opiniâtre importunité, de le cajoler sans cesse, de lui parler avec transport de ses talens, de ses livres, et même de ses vertus; car ici le mensonge et la fausseté sont des œuvres pies. Le mot d'admiration surtout, d'un effet admirable auprès de lui, exprime assez bien dans un autre sens l'idée des sentimens qu'un pareil

monstre inspire, et ces doubles enténtes jésuitiques si recherchées de nos messieurs, leur ren dent l'usage de ce mot très-familier avec JeanJacques, et très-commode en lui parlant (1). Si tou: cela ne réussit pas, on ne se rebute point de son froid accueil, on compie pour rien ses rebuffades; passant tout de suite a l'extrémité, on le tance, on le gourmande, ei, prenant le ton le plus arrogant qu'il est possible, on tache de le subjuguer de haute lutte. Si vous fait des grossièretés, on les endure comme venant d'un misé rable dont on s'embarrasse fort peu d'être méprisé. S'il vous chasse de chez lui, on y revient; s'il vous ferme la porte, on y reste jusqu'à ce qu'elle se rouvre, on tache de s'y fourrer. Une fois entré dans son repaire, on s'y établit, on s'y maintient bon gré mal gré. S'il osait vous en chasser de force, tant mieux on ferait beau bruit, et l'on irait crier par toute la terre qu'il assassine les gens qui lui font l'honneur de l'aller voir. Il n'y a point, à ce qu'on m'assure, d'autre voie pour s'insinuer auprès de lui. Etes vous homme à prendre celle-là?

:

(1) En m'écrivant, c'est la même franchise. « J'ai l'honneur «< d'être, avec les tous sentimens qui vous sont dus, avec les senti« mens les plus distingués, avec une considération très-particu « lière, avec autant d'estiune que de respect, etc.» Ces messieurs sont-ils donc, avec ces tournures amphibologiques, moins men< seurs que ceux qui mentent tout rondement? Non : ils sont seulement plus fa x et plus doubles, ils mentent seul.ment plus traiu cusement,

Rouss. Mais, vous-même, pourquoi ne l'avezvous jamais voulu prendre?

LeFr. Oh! moi, je n'avais pas besoin de le voir le connaître. Je le conn is par ses œuvres; c'en est assez, et même trop.

pour

Rouss. Que pensez-vous de ceux qui, tout aussi décidés que vous sur son compte, ne laissent pas de le fréquenter, de l'obséder, et de vouloir s'introduire à toute force dans sa plus intime familiarité? Le Fr. Je vois vous n'êtes que la réponse que j'ai déjà faite à cette question.

pas

content de

Rouss. Ni vous non plus, je le vois aussi. J'ai done mes raisons pour y revenir. Presque tout ce 'que vous m'avez dit dans cet entretien me prouve que vous n'y parliez pas de vous-même. Après avoir appris de vous les sentimens d'autrui, n'apprendrai-je jamais les vôtres ? Je le vois, vous feignez d'établir des maximes que vous seriez au désespoir d'adopter. Parlez-moi donc enfin plus fran

chement.

:

pas

Jean-Jacques, Le Fr. Ecoutez je n'aime mais je bais encore plus l'injustice, encore plus la trahison. Vous m'avez dit des choses qoi me frappent et auxquelles je veux réfléchir. Vous refusiez de voir cet in fortuné; vous vous y déterminez maintenant. J'ai refusé de lire ses livres; je *me ravise ainsi que vous, et pour cause. Voyez l'homme, je lirai les livres; après quoi, nous nous

reverrons.

FIN DU PREMIER DIALOGUE ET DU TOME PREMIER

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