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des indiscrètes vivacités qui lui échappent, et qu'on amplifie et commente de sang-froid. Ils prennent en même temps toutes les précautions possibles pour qu'il ne puisse tirer d'eux aucune lumière, ni par rapport à lui, ni par rapport à qui que ce soit. On ne prononce jamais devant lui le nom de ses premiers délateurs, et l'on ne parle qu'avec la plus grande réserve de ceux qui influent sur son sort; de sorte qu'il lui est impossible de parvenir à savoir ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, s'ils sont à Paris ou absens, ni même s'ils sont morts ou en vie. On ne lui parle jamais de nouvelles, ou on ne lui en dit que de fausses ou de dangereuses, qui seraient de sa part de nouveaux crimes s'il s'avisait de les répéter. En province, on empêchait aisément qu'il ne lût aucune gazette. A Paris, où il y aurait trop d'affectation, l'on empêche au moins qu'il n'en voie aucune dont il puisse tirer quelque instruction qui le regarde, et surtout celles où nos messieurs font parler de lui. S'il s'enquiert de quelque chose, personne n'en sait rien; s'il s'informe de quelqu'un, personne ne le connaît; s'il demandait avec un peu d'empressement le temps qu'il fait, on ne le lui dirait pas. Mais on s'applique, en revanche, à lui faire trouver les denrées, sinon à meilleur marché, du moins de meilleure qualité qu'il ne les aurait au même prix, ses bienfaiteurs suppléant généreusement de leur bourse à ce qu'il en coûte de plus pour satisfaire la délicatesse qu'ils lui sup

posent, et qu'ils tàchent même d'exciter en lui par l'occasion et le bon marché, pour avoir le plaisir d'en tenir note. De cette manière, mettant adroitement le menu peuple dans leur confidence, ils lui font l'aumône publiquement malgré lui, de façon qu'il lui soit impossible de s'y dérober; et cette charité, qu'on s'attache à rendre bruyante, a peut-être contribué plus que toute autre chose à le déprimer autant que le désiraient

ses amis.

Rouss. Comment, ses amis?

Le Fr. Oui, c'est un nom qu'aiment à prendre toujours nos messieurs, pour exprimer toute leur bienveillance envers lui, toute leur sollicitude pour son bonheur, et, ce qui est très-bien trouvé, le faire accuser d'ingratitude en se montrant si peu sensible à tant de bonté.

pour

Rouss. Il y a là quelque chose que je n'entends pas bien. Expliquez-moi mieux tout cela, je vous prie.

Le Fr. Il importait, comme je vous l'ai dit, pour qu'on pût le laisser libre sans danger, que sa diffamation fût universelle (1). Il ne suffisait pas

(1) Je n'ai point voulu parler ici de ce qui se fait au théâtre et de ce qui s'imprime journellement en Hollande et ailleurs, parce que cela passe toute croyance, et qu'en le voyant, et en ressentant continuellement les tristes effets, j'ai peine encore à le croire moi-même. Il y a quinze ans que tout cela dure, 1011jours avec l'approbation publique et l'aven du gouvernement. Et moi je vieillis ainsi seul parmi tous ces forcenés, sans aucune

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de la répandre dans les cercles et parmi la bonne compagnie, ce qui n'était pas difficile et fut bientot fait; il fallait qu'elle s'étendit parmi tout le peuple et dans les plus bas étages aussi - bien que dans les plus élevés; et cela présentait plus de difficulté, non-seulement parce que l'affectation de le tympaniser ainsi à son insu pouvait scandaliser les simples, mais surtout à cause de l'inviolable loi de lui cacher tout ce qui le regarde, pour éloigner à jamais de lui tout éclaircissement, toute i.struction, tout moyen de défense et de justification, toute occasion de faire expliquer personne; de remonter à la source des lumières qu'on a sur son compte, et qu'il était moins sûr pour cet effet de compter sur la discrétion de la populace que sur celle des honnêtes gens. Or, pour intéresser cette populace à ce mystère, sans pa. raitre avoir cet objet, ils ont admirablement tiré parti d'une ridicule arrogance de notre homme, qui est de faire le fier sur les dons, et de ne vouloir 'pas qu'on lui fasse l'aumône.

Rouss. Mais, je crois que vous et moi serious assez capables d'une pareille arrogance : qu'en pensez-vous?

Le Fr. Cette délicatesse est permise à d'honnêtes, gens. Mais un drôle comme cela qui fait le

consolation de personne, sans néanmoins perdre ni courage ni patience, et, dans l'ignorance où l'on me tient, élevant au ciel, pour toute défense, un cœur exempt de fraude, et des mains pures de tout mal.

gueux quoiqu'il soit riche, de quel droit ose-t-il rejeter les menues charités de nos messieurs?

Rouss. Du même droit, peut-être, que les men dians rejettent les siennes. Quoi qu'il en soit, sil fait le gueux, il reçoit donc ou demande l'aumône? car voilà tout ce qui distingue le gueux du pauvre, qui n'est pas plus riche que lui, mais qui se contente de ce qu'il a et ne demande rien à personne

Le Fr. Eh non! celui-ci ne la demande pas directement. Au contraire, il la rejette insolemment d'abord; mais il cède à la fin tout doucement quand on s'obstine.

Rouss. Il n'est donc pas si arrogant que vous disiez d'abord; et, retournant votre question je demande à mon tour pourquoi ils s'obstinent à lui faire l'aumône comme à un gueux, puisqu'ils savent si bien qu'il est riche?

Le Fr. Le pourquoi, je vous l'ai déjà dit. Ce serait, j'en conviens, outrager un honnête homme: mais c'est le sort que mérite un pareil scélérat d'être avili par tous les moyens possibles; et c'est une occasion de mieux manifester son ingratitude, par celle qu'il témoigne à ses bienfaiteurs.

Rouss. Trouvez-vous que l'intention de l'avilir mérite une grande reconnaissance?

Le Fr. Non; mais c'est l'aumône qui la mérite. Car, comme disent très-bien nos messieurs, l'argent rachète tout, et rien ne le rachète. Quelle soit l'intention de celui qui donne, même par

que

force, il reste toujours bienfaiteur et mérite toujours comme tel la plus vive reconnaissance. Pour éluder donc la brutale rusticité de notre homme, on a imaginé de lui faire en détail, à son insu, beaucoup de petits dons bruyans qui demandent le concours de beaucoup de gens, et surtout du menu peuple, qu'on fait entrer ainsi sans affectation dans la grande confidence, afin qu'à l'horreur pour ses forfaits se joigne le mépris pour sa misère, et le respect pour ses bienfaiteurs. ! On s'informe des lieux où il se pourvoit des denrées nécessaires à sa subsistance, et l'on a soin qu'au même prix on les lui fournisse de meilleure qualité, et par conséquent plus chères. Au fond, cela ne lui fait aucune économie, et il n'en a pas besoin, puisqu'il est riche: mais pour le même. argent il est mieux servi; sa bassesse et la générosité de nos messieurs circulent ainsi parmi le peuple, et l'on parvient de cette manière à l'y rendre abject et méprisable en paraissant ne songer qu'à son bien-être et à le rendre heureux malgré lui. Il est difficile que le misérable ne s'aperçoive pas de ce petit manége, et tant mieux : car s'il se fâche, cela prouve de plus en plus son ingratitude; et s'il change de marchands, on répète aussitôt la même manœuvre; la réputation qu'on veut lui donner se répand encore plus rapidement. Ainsi, plus il se débat dans ses lacs, et plus il les resserre.

Rouss. Voilà, je vous l'avoue, ce que je ne

Rêveries et Dial. 1.

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