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d'état de corriger. Si, tels qu'ils sont, l'entreprise en était encore à faire, je ne la ferais pas, quand tous les biens de l'univers y seraient attachés; je suis même forcé d'abandonner des multitudes d'idées meilleures et mieux rendues que ce qui tient ici leur place, et que j'avais jetées sur des papiers détachés, dans l'espoir de les encadrer aisément; mais l'abattement m'a gagné, au point de me rendre même impossible ce léger travail. Après tout, j'ai dit à peu près ce que j'avais à dire: il est noyé dans un chaos de désordre et de redites, mais il y est; les bons esprits sauront l'y trouver. Quant à ceux qui ne veulent qu'une lecture agréable et rapide, ceux qui n'ont cherché, qui n'ont trouvé que cela dans mes Confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue, ni soutenir une attention suivie pour l'intérêt de la justice et de la vérité, ils feront bien de s'épargner l'ennui de cette lecture; ce n'est pas à eux que j'ai voulu parler; et, loin de chercher à leur plaire, j'éviterai du moins cette dernière indignité, que le tableau des misères de ma vie soit pour personne un objet d'amusement.

Que deviendra cet écrit? Quel usage en pourrai-je faire? Je l'ignore, et cette incertitude a beaucoup augmenté le découragement qui ne m'a point quitté en y travaillant. Ceux qui disposent de moi en ont eu connaissance aussitôt qu'il a été commencé, et je ne vois dans ma situation aucun moyen possible d'empêcher qu'il ne tombe entre

leurs mains tôt ou tard (1). Ainsi, selon le cours naturel des choses, toute la peine que j'ai prise est à pure perte. Je ne sais quel parti le ciel me suggérera, mais j'espérerai jusqu'à la fiu qu'il n'abandonnera point la cause juste. Dans quelques mains qu'il fasse tomber ces feuilles, si parmi ceux qui les liront peut-être il est encore un cœur d'homme, cela me suffit, et je ne mépriserai ja mais assez l'espèce humaine pour ne trouver dans cette idée aucun sujet de confiance et d'espoir.

(1) On trouvera à la fin de ces Dialogues, dans l'Histoire malheureuse de cet écrit, comment cette prédiction s'est vérifiée.

JUGE

DE JEAN-JACQUES.

PREMIER DIALOGUE..

Rousseau. QUELLES incroyables choses je viens d'apprendre! Je n'en reviens pas : non, je n'en reviendrai jamais. Juste ciel : quel abominable homme! qu'il m'a fait de mal! que je le vais détester!

Un Français. Et notez bien que c'est ce même homme dont les pompeuses productions vous ont si charmé, si ravi, par les beaux préceptes de vertu qu'il y étale avec tant de faste.

Rouss. Dites, de force. Soyons justes, même avec les méchans. Le faste n'excite tout au plus qu'une admiration froide et stérile, et sûrement ne me charmera jamais. Des écrits qui élèvent l'âme et enflamment le cœur méritent un autre

mot.

Le Fr. Faste ou force, qu'importe le mot si Tidée est toujours la même, si ce sublime jargon tiré par l'hypocrisie d'une tête exaltée n'en est pas moins dicté par une âme de boue?

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Rouss. Ce choix du mot me paraît moins indifférent qu'à vous. Il change pour moi beaucoup les idées; et, s'il n'y avait que du faste et du jargon dans les écrits de l'auteur que vous m'avez peint, il m'inspirerait moins d'horreur. Tel homme pervers s'endurcit à la sécheresse des sermons et des prônes, qui rentrerait peut-ê re ca lui-même si l'on savait chercher et ranimer dans son cœur ces sentimens de droiture et d'humanité que la nature y mit en réserve et que les passions étouffent. Mais celui qui peut contempler de sang-froid la vertu dans toute sa beauté, celui qui sait la peindre avec ses charmes les plus touchans, sans en être ému, sans se sentir épris d'aucun amour pour elle, un tel être, s'il peut exister, est un méchant sans ressource, c'est un cadavre moral.

y

Le Fr. Comment! s'il peut exister? Sur l'effet qu'ont produit en vous les écrits de ce misérable, qu'entendez-vous par ce doute, après les entretiens que nous venons d'avoir? Expliquez-vous.

Rouss. Je m'expliquerai: mais ce sera prendre le soin le plus utile ou le plus superflu; car tout ce que je vous dirai ne saurait être entendu que par ceux à qui l'on n'a pas besoin de le dire.

Figurez-vous donc un monde idéal semblable au nôtre, et néanmoins tout différent. La nature y est la même que sur notre terre, mais l'économie en est plus sensible, l'ordre en est plus marqué, le spectacle plus admirable, les formes sont plus élégantes, les couleurs plus vives, les odeurs plus

suaves, tous les objets plus intéressans. Toute la nature y est si belle, que sa contemplation, enflammant les âmes d'amour pour un si touchanttableau, leur inspire, avec le désir de concourir à ce beau système, la crainte d'en troubler l'harmonie; et de là naît une exquise sensibilité qui donne à ceux qui en sont doués des jouissances immédiates, inconnues aux coeurs que les mêmes contemplations n'ont point avivés.

Les passions y sont, comme ici, le mobile de toute action; mais plus vives, plus ardentes, ou seulement plus simples et plus pures, elles pren

nent par Tous les premiers mouvemens de la nature sont bons et droits. Ils tendent le plus directement qu'il est possible à notre conservation et à notre bonheur; mais bientôt, manquant de force pour suivre à travers tant de résistance leur première direction, ils se laissent défléchir par mille obstacles qui, les détournant du vrai but, leur font prendre des routes obliques où l'homme oublie sa première destination. L'erreur du jugement, la force des préjugés, aident beaucoup à nous faire prendre ainsi le change; mais cet effet vient principalement de la faiblesse de l'âme, qui, suivant mollement l'impulsion de la nature, se détourne au choc d'un obstacle, comme une boule prend l'angle de réflexion; au lieu que celle qui plus vigoureusement sa course ne se détourne point, mais, comme un boulet de canon, force

cela seul un caractère tout différent.

suit

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