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APPENDICE

LETTRES DE MERCIER A THOMAS1

Du 10 juillet 1770.

J'aurais dû, monsieur, mieux profiter des avis que vous avez eu la bonté de me donner touchant le Déserteur, mais mon plan était fait c'est une maison à rebâtir que de refaire un plan. J'ai suivi quelques corrections que vous m'avez indiquées, et j'ai regretté de ne pouvoir faire usage de vos autres observations.

Je n'ai point présenté ma pièce aux comédiens, non que je dédaigne les honneurs ou que je craigne les dangers de la représentation, mais parce que j'ai vu de près ces comédiens; je les ai trouvés si froids, si indifférents, si fats que je me suis promis de ne jamais comparaitre à leur tribunal. Je détesterais les lettres autant que je les aime s'il me fallait une seconde fois essuyer leurs regards. Il est triste pour les jeunes gens qui se consacrent aux lettres de se trouver dans leur dépen dance, mais nous sommes opprimés de tant de manières que cet accident échappe dans la foule des autres. Je suis aussi sensible à votre éloge, monsieur, que je le serais aux applaudissements d'un parterre.

Je me destine à suivre quelque temps la carrière du théâtre. J'ai réfléchi sur l'art dramatique et je suis fondé à croire qu'il a pris en France une direction fâcheuse. On a cru qu'il fallait des rois dans une tragédie. On a pris la marque de la gran

1. Ces lettres sont extraites d'un cahier de quelques pages où Mercier les avait transcrites de sa propre main. Les deux premières manquent. La troisième a été insérée dans le chapitre premier. On trouvera ci-après les suivantes.

deur pour la grandeur réelle. Le poète s'est extasié le premier devant les têtes à diadème comme un enfant s'extasie dans Versailles. Le poète a induit en erreur les hommes, j'ose dire même qu'il les a trompés. Il faut plutôt leur montrer, je pense, que le courage, l'héroïsme, la vertu appartiennent aux classes obscures de la société, que chacun peut se flatter de passer pour un héros au regard de son siècle et de la postérité, lorsqu'il aura accompli les devoirs de son état, que l'homme est tout et que les titres ne sont rien.

Quoi! nous vivons au milieu de cette étonnante capitale, au milieu de cette lutte éternelle de la dure opulence et de la misère laborieuse, nous entendons les cris des malheureux qui nous percent le cœur; et nous irons ressusciter des infortunes antiques et peut-être imaginaires, nous détrônerons quelque imbécile tyran, nous demanderons aux Grecs, aux Romains des personnages, tandis que nos murailles en renferment de toute espèce ! Ils nous touchent assurément de plus près, ils appartiennent à une vérité plus rigoureuse, ils seront plus intéressants; et, pour l'énergie, fions-nous-en au malheur qui nous assiège. Si le laurier poétique croît dans le champ de l'infortune, nous pouvons tous nous couronner de ses ra

meaux.

Comment donc des hommes de génie ont-ils été copistes des Anciens? Est-ce que leur siècle n'abondait point en tableaux pathétiques? Ne reconnaissez-vous pas, monsieur, l'influence de ces préjugés littéraires aussi funestes à l'art que les préjugés religieux l'ont été à la saine morale? Je ne crois ni à la poétique d'Aristote, ni aux règles de ces esprits médiocres. toujours concentrés dans un seul objet, toujours étayés d'exemples. Ce sont des paralytiques qui prennent leur chambre pour l'univers.

Oserai-je [dire], monsieur, que je ne crois pas que les vers soient propres au genre dramatique? On doit entendre sur le théâtre de la nation le langage de la nation, et non une langue factice qui coûte beaucoup d'effort, peut-être pour faire moins d'effet sur le peuple. Je sais que vous êtes idolâtre de la poésie, et vous êtes bien né pour la chérir et la cultiver; mais ce qui convient à un poème épique, où le poète raconte, ne convient pas au drame, où chaque personnage doit paraître ce qu'il est.

D'ailleurs, la vie est si courte et l'art est si étendu qu'on ne

doit pas chercher ce qui est pénible et difficultueux, mais ce qui intéressera davantage le plus grand nombre de nos concitoyens. Tout ce qui n'est pas à leur portée est peut-être mauvais. Et savons-nous le jugement que portera la génération suivante? Que d'écrivains du siècle dernier oubliés quoique éloquents!

Je vous parle contre les vers, monsieur, et j'aime beaucoup la poésie, surtout la vôtre, pleine d'idées. Je suis un de ceux qui attendent avec le plus d'impatience votre poème épique', parce que je suis certain de mon plaisir et du grand succès qu'il obtiendra. Je ne vous cacherai pas que l'on commence à murmurer de votre silence. Vous êtes un de ces écrivains dont on compte les ouvrages et dont on sollicite les travaux. Je sais bien, moi, que vous n'avez pas perdu vos moments, mais le public est impatient de jouir, et vous devez lever tous les obstacles, s'il en est. Ne tardez plus, de grâce, faites lire au public votre Marc-Aurèle. Qu'on sache qu'il peut exister un monarque vertueux !

J'ai été plus d'une fois pour avoir le plaisir de converser avec vous. Vous êtes le seul académicien que j'aie l'avantage de connaître particulièrement. J'ai du respect pour tous, mais j'aime l'auteur de ces panégyriques immortels, si lus, si admi. rés. Je chéris son cœur et ses vertus. Je m'intéresse vivement à sa gloire, et, dans toutes les occasions, il pourra compter sur moi, parce que j'ai la même confiance en lui. Je me dis donc sans cérémonie votre affectionné serviteur.

P. S.

M. Le Tourneur me charge de vous offrir les assurances de son attachement.

Du 30 juillet 1770.

Puisque vous voulez bien, monsieur, vous charger de la petite offrande faite au beau génie de notre siècle, je me sens

1. Pierre le Grand, dont Thomas avait lu un fragment le jour de sa réception à l'Académie (22 janvier 1767). Ce poème ne devait paraître que dans les œuvres posthumes de l'auteur.

2. Il s'agit de sa contribution à la fameuse statue de Voltaire par Pigalle. Les principaux Encyclopédistes, réunis à dîner chez Mme Necker le 17 avril 1770, avaient eu la pensée de cet hommage au philosophe. Les gens de lettres, ses compatriotes et ses contemporains

flatté de la voir passer par vos mains. Je m'honore d'être admis au rang de ceux qui lui présentent ce juste hommage. Ce grand homme n'aura pas besoin d'attendre que la postérité sache l'apprécier. Si nous continuons à payer aux grands talents le même tribut, je verrai aussi votre statue, monsieur. Ce n'est point faute d'hommes à immortaliser que nos Praxitèles demeurent oisifs.

Recevez les assurances de mon éternel attachement.

Du 16 août 1770.

Bonne nouvelle, bonne nouvelle que vous m'annoncez, monsieur! Le panégyriste des grands hommes, l'auteur chéri va faire entendre publiquement son chef-d'œuvre. Je suis bien curieux de voir l'effet que doit produire un pareil éloge, prononcé à Paris le 25 août 1770. Le moment ajoutera à l'éloquence dont il est rempli. Comme le peuple romain qui environnait l'orateur philosophe, nous regretterons tous le divin Marc-Aurèle... Je vous remercie du passe-port. Je m'apprête à bien applaudir. Vous n'avez pas besoin d'amis particuliers, le public est dès longtemps le vôtre, mais il est doux de satisfaire son goût et son cœur.

Les lettres que vous m'avez renvoyées et dont je n'étais nullement pressé excitent aujourd'hui des sensations bien diverses. Ce sont des questions bien profondes que celles qui y sont si légèrement effleurées. Mais j'aime ce que l'auteur dit des journalistes. Tous jetés par impuissance dans les derniers rangs de la littérature, ils en jugent les chefs avec l'insolence. d'une populace révoltée. Il serait peut-être temps d'interrompre le silence du mépris pour signaler l'exemple du châtiment.

M. Le Tourneur, qui vous présente les assurances de son attachement, m'a dit n'avoir pas l'Introduction à l'histoire de Danemark. Il n'a à vous, monsieur, qu'un volume de pièces anglaises. Il compte vous le rapporter dans peu de jours, en vous offrant les deux nouveaux volumes d'Young. Il ne veut

devaient seuls y prendre part, en versant, à cet effet, une somme de deux louis au moins. Thomas comptait parmi les premiers initiateurs du projet. On voit, par cette lettre, que Mercier était alors envers «< le beau génie du siècle », dans la première ferveur de sentiments qui devaient faire plus que s'attiédir par la suite.

se présenter qu'avec ce petit présent, étant un peu honteux de ne vous avoir pu saluer depuis si longtemps.

Je compte avoir le plaisir de converser avec vous avant le 25. Je bâtis un drame héroïque sur le touchant épisode d'Olinde et Sophronie. Ces deux jeunes amants m'échauffent. Je vous ai parlé du sujet, il y a deux années. D'après votre avis, je chasse l'image de la Vierge Marie qui ferait rire les Français. Une bonne pièce de théâtre étant l'œuvre du démon, il faut être tout profane. Ce bon Marc-Aurèle l'était : c'était à vous de le ressusciter pour un siècle où tous les princes sont chrétiens.

Vale et nos ama.

Du 24 mai 1773.

Dès que j'ai reçu, monsieur et ami, le recueil tant désiré de vos œuvres', j'ai jeté la plume et je me suis dit : « Jouissons! »> J'ai lu presque sans interruption les deux premiers volumes et j'ai joui. Cette lecture fait du bien à l'âme : elle s'agrandit par vos idées, elle s'attendrit par vos tableaux, elle devient plus forte en vous méditant. Pensées neuves, traits plaisants et fins, expressions qui peignent ce que l'on va copier, variété prodigieuse, portraits accumulés sans confusion, et, à tous ces différents mérites, l'empreinte d'un caractère libre, voilà ce qui fait trouver ces deux volumes bien courts; en vérité ils le sont.

Vous auriez bien pu intituler cet ouvrage Histoire du monde. En effet, il n'y a pas un homme un peu important qui n'y soit peint. Il n'y a pas un fait intéressant qui soit omis. C'est une galerie où les portraits ne sont pas isolés, mais forment entre eux des tableaux, et la galerie elle-même forme un tout qui a pour liaison une idée bien simple et qui est devenue si féconde entre vos mains! Il n'appartient qu'à vous de tout enchaîner à un fil aussi léger et aussi fort en même temps.

J'ai appris par cœur les pages 299 et 300' du premier vo

1. Thomas y faisait paraître pour la première fois le plus important de ses ouvrages, l'Essai sur les Eloges, auquel Mercier consacre toute cette lettre.

2. Où il est dit que « toujours l'histoire jugera les peuples et les princes», que « toujours la vérité éloquente et sage parlera aux hommes de leurs devoirs »; que le progrès des lettres ne s'arrêtera

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