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l'on ose s'exprimer ainsi, quelque chose comme un compte. de liquidation de la vieille société française, comme un bilan méthodique dressé par actif et passif, comme un départ raisonné entre le solide et le caduc, bref et par voie de conséquence, des données sur le mode de reconstitution qu'il propose. A défaut de ses écrits historiques, les ouvrages politiques de Mercier nous en diront-ils plus long?

IX

On serait tout d'abord tenté de le croire. Nous tenons de lui-même que quand il écrivait les Portraits des Rois de France une foule d'idées lui vinrent sur les matières politiques. Il en fit l'objet de ses Notions claires sur les Gouvernements qui virent le jour en 1787. Sans aller plus loin, quelques lignes de la préface accusent les préoccupations que nous savons familières à Mercier : « Me sera-t-il permis de dire que j'ai éprouvé dans la composition de cet ouvrage un charme presque continu et qui me faisait sentir combien il est doux d'écrire pour faire disparaître les oppressions de dessus la terre, pour lier les bras aux oppresseurs de toute espèce, pour leur démontrer que le pouvoir de nuire est exécrable; enfin, pour leur en ôter même la volonté, en leur exposant les avantages qui accompagneront les attributs de la dignité humaine, quand elle brillera politiquement sur la scène du monde? Car ce n'est qu'en diminuant sans cesse les maux de l'humanité dans le cercle qu'il habite que tout homme pourra se dire heureux'. »

Voilà qui est, à coup sûr, bien intentionné plutôt que lumineux. On voit encore, dans le même morceau et dans l'avant-propos qui lui fait suite, que la science des droits de l'homme avance tous les jours, qu'elle est la plus haute et la plus belle de toutes, que la morale et la politique l'emportent fort en dignité sur l'histoire, qu'un corps de lois parfaites serait le chef-d'œuvre du genre humain et que, ce chef-d'œuvre, il y aurait un moyen de l'accomplir si tant de grands esprits n'avaient perdu leur temps aux beaux-arts.

1. Préface des Notions claires sur les gouvernements, t. I, p. 1. 2. Préface des Notions claires, XIII, XIV.

Quant aux voies d'exécution, il y est dit que l'opinion publique, dont l'empire va croissant tous les jours, est pourtant fort sujette à errer. Les têtes s'égarent et tombent dans les extrêmes, passent d'un préjugé à un autre. C'est la marque de l'esprit du siècle : il triomphe trop superbement du passé. L'esprit de nouveauté a besoin de critique et de modération. S'il se montre trop peu réfléchi, trop enclin à détruire, la faute en est à l'abus du raisonnement. On eût mieux fait de s'en rapporter de préférence au sentiment qui éclaire davantage. « C'est la vertu qui connait rapidement et par instinct ce qui doit tourner au profit général'. » Ainsi l'homme d'Etat vertueux, plutôt que le politique habile, saura prendre le vent du siècle.

Ceci posé, et en dépit des courtisans du passé, il y a déjà grand progrès dans la marche au bonheur et il y en aura ..encore. Tout se perfectionne peu à peu. La théorie devance et annonce la pratique. On aperçoil fort bien ici et une fois de plus ce curieux mélange d'enthousiasme et de circonspection dont Mercier nous a déjà donné tant d'exemples. Mais puisqu'il nous promet précisément de le convertir en << notions claires », va-t-il peut-être nous énoncer ici son programme personnel de révolution? Ou, du moins, réussirons-nous à dégager quelque chose de semblable de pages où ne manque ni l'ingénieux, ni le solide, ni l'éloquent, mais où l'auteur, selon une trop constante habitude, a négligé l'ordre logique?

Avant d'examiner comment il convient d'améliorer l'institution sociale, il faut, au préalable, avoir un avis sur cette institution sociale en soi. Est-il bon, est-il mauvais à l'homme de vivre en société? Là-dessus Mercier, nous en avons déjà eu maint témoignage, professe une conviction arrêtée. La société et la civilisation sont choses bonnes et conformes aux fins de la nature. On peut regarder cette idée première comme l'assise même de sa foi. En désespoir de rien concéder sur ce point aux doctrines de Rousseau, il prend, pour ne se point trop séparer d'un maître si cher, le parti singulier de le tirer à lui, il fait argument contre le philosophe d'entretiens particuliers où celui-ci rabattait de la roideur de ses principes publiés; il voudrait se persuader à 1. Notions claires, avant-propos, xxi. 2. Ibid., préface et avant-propos passim.

lui-même comme aux autres que si Rousseau en a tant voulu à la société policée, « c'est qu'il désirait vivement que celle-ci le fût encore davantage », puis enfin, sentant malgré tout la témérité du paradoxe, il se résigne, de guerre lasse, à donner franchement tort à l'écrivain qui a conclu« que l'homme serait plus heureux dans l'état de nature1».

Cette antinomie prétendue entre l'état de nature et l'état de société ne lui en impose point à lui. « On prête à l'homme primitif ou trop ou trop peu. Tantôt on confond la vie errante des premiers hommes avec celle des brutes, tantôt on accorde aux sauvages une foule de sentiments qui ne naissent que de la société. » Si on les considère tels qu'ils sont, l'exemple des sauvages ne vaut rien. « Ils ont perdu les sentiments de la nature, ils ont rétrogradé parce qu'ils n'ont pas su avancer dans la civilisation. » Chez eux « l'homme est absolument opposé à la nature, car il est féroce ou stu pide; ses mœurs sont celles d'une bête féroce qui ignore l'usage de la vie et qui la dévoue tout entière à s'enivrer, dormir, massacrer son semblable et digérer son ennemi. L'homme n'est donc jamais si près de la nature que lorsque, s'éloignant de cette affreuse dégradation, il est soumis à des lois, qu'il jouit des arts et des sciences et que, rejetant un instinct farouche, il s'abandonne à son intelligence et à son industrie1. »

Ceci n'est point un acte de foi, une assertion gratuite. N'en déplaise aux amateurs de sophismes, prétendre que le tout de l'homme se réduit à «< sauter, à courir, à s'ébattre, à lancer une pierre, à grimper sur un arbre,... à satisfaire ses besoins pour aller ensuite, sans aucun souci, dormir au pied d'un arbre, comme ferait un chien ou un porc3», ce n'est rien de plus qu'un jeu d'esprit. La preuve que l'homme n'était pas fait pour cet état, c'est qu'il ne s'y est pas tenu, et, comme le mouvement se démontre de lui-même, le fait que l'homme s'est acheminé par la société à la moralité, à la science et à la religion prouve que la société, avec ses diverses conséquences, rentrait dans le plan de sa nature. Loin de rien concéder à l'esprit de négation et de déni

1. De J.-J. R., 1, 10, 18, 20.

2. Notions claires, 11, 258, 264, 267. Cf. la conclusion de l'Homme sauvage au chapitre premier.

3. Ibid., 1, 31.

grement, Mercier se sent tout soulevé d'une noble émotion à la pensée des premiers efforts, des premiers labeurs par lesquels l'enfance de l'humanité a préludé à ses conquêtes. C'est d'un cœur reconnaissant qu'il glorifie les sciences et les arts libérateurs 1. La culture du sol, le travail ont valu à l'homme de connaître la sécurité et la douceur des mœurs, et telle est sa juste intuition de la vocation humaine qu'il en admet et comprend les conditions et les suites nécessaires, les inconvénients sur lesquels il est trop facile aux rhéteurs de se donner carrière.

L'inégalité est naturelle; « elle est née avec la liberté, puisqu'elle est l'inévitable résultat du bien et du mal, du vice et de la vertu, de la paresse et du travail, et il serait impossible que jamais une grande société existât sans cette précieuse inégalité...; elle est une chose si essentielle au bonheur de la société que si elle n'existait pas, il faudrait la créer politiquement*. » C'est affaire à Helvétius' de soutenir que les hommes naissent égaux en génie. Tous les faits protestent. La société ne vit que d'émulation, c'est-àdire d'inégalité. Pour les abus et les maux qui en résultent, comme il est trop évident, c'est encore la civilisation qui en fournit le remède. Qu'on laisse les choses à elles-mêmes. Mercier, en son âme et conscience, croit qu'il n'en sortira finalement que du bien. « Qu'on augmente le mouvement de circulation, qu'on laisse au commerce le soin de ramener l'ordre le plus naturel, il le fera; par l'abolition des contraintes, «< chacun ayant son industrie en toute propriété se dégagera bientôt du poids trop lourd des classes supérieures, il obtiendra les jouissances que comporte son rang, il sera libre parmi l'inégalité des conditions, il n'aura rien à envier aux autres". >>

Même raisonnement pour le luxe. « Où est la ligne de démarcation qui sépare le mauvais du bon? » Sans doute, si la civilisation est chère à Mercier, c'est dans la mesure où elle perfectionne l'homme, non dans celle où elle assouvit les besoins factices qu'elle a créés. Mais c'est là un mal à

1. lbid., 29.

2. II, 294.

3. 11, 283.

4. B. de N., II, 161.

5. Ibid., n, 357.

supporter, s'il est indissolublement attaché à un plus grand bien. « Je craindrais presque également aujourd'hui, déclare-t-il, d'abolir le luxe et de lui donner une plus grande extension.» Les siècles qui ne l'ont pas connu ont été grossiers et malheureux. S'il est une suite nécessaire de la propriété, si les montres guillochées sont intimement liées. aux productions comestibles, tolérons les bijoux afin d'avoir des bestiaux. » Le luxe est un utile aiguillon d'activité. Il faut laisser faire. D'ailleurs, il existe contre lui bien des correctifs; et puis les maux dont on le charge ont tant d'autres causes! ils proviennent de mauvaises institutions. Le luxe est partout, quelle que soit la forme des États. Enfin tout se compense: c'est dans les temps de jouissance qu'on acquiert les lumières nécessaires à une bonne législation. Les peuples pauvres et vertueux ont des cœurs droits, mais des idées bornées. Ils ne savent pas «< tracer le plan de la félicité nationale ». Ce n'est pas, néanmoins, que l'extrême disproportion des fortunes ne lui suggère quelques réserves. Nous en avons, dans le Tableau de Paris, rencontré déjà quelques-unes; mais, conçues dans un éclat d'indignation, elles se laissaient, on l'a vu, assez promptement amender ou restreindre. Ici le sage instinct des atténuations nécessaires subsiste seul. Il est d'avis que la loi doit tendre à réfréner la cupidité, et, par exemple, quelques reprises exercées sur les traitants ne lui déplairaient point. Pourtant il compte principalement sur la force des choses; les richesses mal acquises se dissipent d'elles-mêmes. Surtout, il repousse bien loin toute idée d'un partage égal des terres. Cela ne durerait pas un an. Le droit de propriété est inviolable; l'intérêt même du pauvre veut avant tout qu'on le lui garantisse'.

L'état de civilisation est tellement inhérent aux vues de Mercier sur l'homme qu'il en accepte en bloc tous les développements et tous les effets. Il ne renie rien, il ne ré

1. Notions claires, 11, 190, 200 passim.

2. ii, 306.

3. Fr. de pol. et d'hist., 11, 265. Dans tout ce qui précède et qui va suivre, bien des idées se rencontrent que d'autres écrits de Mercier nous ont déjà rendues trop familières. Je m'excuse de répétitions inévitables, mais il fallait, comme il l'a fait lui-même, les présenter dans toute leur liaison et leur étendue.

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