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de ses soupers où l'honnête liberté, l'esprit, la bonté des convives égalent leurs lumières1. »

L'engouement dont on se prit pour lui nous est un des témoignages les plus significatifs de ce que j'ai indiqué plus haut, de la faveur singulière et de l'accueil empressé qui lui étaient prodigués. Indépendante d'humeur et d'habitudes, c'était pourtant une femme de bonne compagnie et de mœurs élégantes que Fanny de Beauharnais. Or le nouveau venu faisait une étonnante figure au milieu de gens tant soit peu soucieux d'une tenue décente. Il se vantait en 1792 de porter un habit qui avait dix-neuf ans d'àge, et les nez délicats éprouvaient quelque malaise à son approche. Mais le prestige du génie qu'on lui accordait était le plus fort. Me de Beauharnais ne s'en tient pas avec lui aux stricts devoirs d'une hospitalité courtoise, elle, encore moins fait-elle à sa seule curiosité les honneurs de l'étrange visiteur. C'est de prévenances tendres et de consolations délicates qu'elle le comble. Elle se penche sur le grand homme malheureux, le réchauffe, le protège et le réconforte.

<< J'ai une céleste amie,... s'écrie Restif, je puis lui confier mes peines, et elle ne les entendra pas sans intérêt. Je ne suis pas un être isolé, abandonné. Quelqu'un s'intéresse à moi dans le monde, et c'est une femme, une femme du plus rare mérite. Monimagination, lorsque je me promène encore le soir, se repose sur cette douce idée*. » Il lui mène sa fille Marion et la place sous la sauvegarde de cette amitié tutélaire. Il a ses entrées personnelles et ses jours réservés. Les réunions ordinaires chez la comtesse ont lieu les deux, douze et vingt-deux de chaque mois. Pour Restif, la porte est ouverte les vendredis, il vient faire en petit comité des lectures qui se prolongent parfois jusqu'à cinq et six heures du matin et n'ont pas toujours le privilège de tenir tous les auditeurs éveillés. Mais la maîtresse du logis est de foi plus solide et on peut présumer qu'elle tient bon. Elle a lu les Contemporaines avec dévotion, et, si les termes de son jugement, tel que Restif le rapporte, sont exacts, on peut encore

1. Nuits de Paris, xiv, 3259, 3260. Si on l'en croit, la présentation aurait été postérieure au 20 sept. 1788, mais ici l'erreur de date est manifeste. Il est déjà question des relations de Restif et de Mme de Beauharnais dans une lettre de Grimod de la Reynière du 20 juin 1787. Le Drame de la Vie, v, 1255.

2. Nuits de Paris, xiv, 3261.

y voir un curieux exemple de l'opinion qu'il avait inspirée de lui à ses contemporains : « Mon sentiment est que, si l'on aimait véritablement les bonnes mœurs, on en pres crirait la lecture dans toutes les conditions... Mon ami, peu d'écrivains sont aussi utiles que vous1. »

Un auteur ainsi traité ne demeure guère insensible. Le nom de la comtesse revient souvent dans la correspondance avec Domèvre, et Grimod, qui la connaît et l'aime, lui aussi, n'est pas moins prodigue de ses louanges. « Je révère Mme la comtesse de Beauharnais, écrit-il, et son suffrage m'est cher. Le plaisir de me savoir en tiers dans vos entretiens est presque le seul auquel mon cœur soit encore sensible... Je cesserai de maudire un monde où l'on trouve encore des êtres aussi bons, aussi indulgents, aussi remplis de grâces, d'esprit et d'aménité... Rien ne fait mieux votre éloge que les sentiments que vous avez su inspirer à une dame d'un aussi grand mérite... Vous pensez juste en regardant ses lettres comme un véritable trésor*. » Elle a tant de qualités qu'il lui pardonne d'être comtesse, mais ce qu'il ne parvient pas à lui passer, c'est de garder des liaisons avec le monde de la cour: << Les gens de lettres n'ont qu'à perdre avec eux, et mon opinion est qu'ils doivent les fuir autant qu'ils les méprisent. Vous me ferez un véritable plaisir de ne point parler de moi devant tous ces gens-là3. »>

Sur cet article, Restif est moins intraitable que lui. Les hôtes de Fanny l'ont si bien conquis par leurs bons procédés qu'il se montre clément même à ceux qui ne tiennent point une plume. « On y voit des grands sans morgue, des étrangers qui font chérir et estimer leur patrie. Les entretiens de ceux-ci ne peuvent être que très profitables. Ils apprennent à connaitre une nation très éloignée ou voisine. On les écoute, on compare et l'on connaît les hommes. » Parmi ces hommes de haute condition qui ajoutaient ainsi à l'instruction du romancier, il y avait des Polonais illustres, un Stanislas Potocki, un jeune prince Czartoriski, qui avaient fort connu le monde et en rapportaient dans ce salon des histoires qu'ils contaient avec leur brillant esprit

1. Nuits de Paris, xu, 2996.

2. Le Drame de la Vie, v, 1262, 1261.

3. Ibid., v, 1267.

4. N. de P., xiv, 3260.

et leur connaissance parfaite de notre langue; on y voyait aussi le jeune prince de Gonzague-Castiglione, philosophe et sensible, l'Anglais Robinson, le comte Arconati qui était allé jusqu'en Laponie, le marquis de Lagrange et Papillon de La Ferté, versés dans tous les menus secrets de la cour de Louis XV et de celle de Louis XVI, où ils avaient passé leur vie'.

Tout ce monde menait un grand train de conversation, et Mercier n'était pas de ceux que l'on écoutait le moins volontiers. Il y a plaisir à se le représenter, tel que les Mémoires de Fleury le dépeignent, avec sa belle physionomie et son regard fin, parlant d'une voix large et pleine, trouvant dans la chaleur du discours des termes éloquents et d'une rare énergie. Car on remarquait chez lui cette particularité : «< il parlait comme lorsqu'on écrit bien et il écrivait comme lorsqu'on parle mal. » Un léger défaut de prononciation ajoutait encore à l'originalité de son langage. Le côté droit de sa bouche était plus lent à se mouvoir que le gauche, et la lèvre inférieure avait une action plus rapide que la supérieure. « Quand il poussait le son, cet appareil commençait à bruire comme pour hennir, et lorsque la parole devenait distincte, on aurait dit qu'il avait mis entre ses dents la pratique des gens qui font parler Polichinelle. >> Certaines voyelles contractaient une altération singulière, et lorsque Mercier s'écriait : « Je ne suis pas nourri à l'école des versificators », cette désinence, « ces cinq syllabes qu'il semblait prendre plaisir à broyer au passage, » décuplaient l'énergie de la déclaration'.

Les versificators, à l'heure qu'il était, pourtant, obtenaient de lui quelque trêve. Le cours des événements faisait à la politique une part de plus en plus copieuse. Sur ce sujet particulièrement notre homme ne tarissait pas. C'est le trait distinctif que le Drame de la Vie nous a laissé de son allure. «< Voilà notre gros Mercier qui politiquise3. »

Le temps le voulait ainsi et mettait de plus en plus toutes les préoccupations à l'unisson. C'était, dans ces années 1787 et 1788, chaque jour une grosse nouvelle pour échauffer

1. Desnoiresterres, Le Chevalier Dorat, p. 393. Le Dr. de la Vie v, 1194 et suiv.

2. Mém. de Fleury, 1, 436, 437.

3. Le Drame de la Vie, v, 1168. Même trait, 1176.

l'enthousiasme et faire palpiter les cœurs; Calonne et les notables, Brienne et ses édits, les Parlements en insurrection et les sévérités renouvelées de Maupeou qu'on leur appliquait sans trop d'espoir de succès. C'était l'agitation chronique et le bavardage insatiable des faiseurs de projets, durant ces jours où l'on ne s'abordait plus au jardin des Tuileries que pour discourir des réformes, commenter les brochures sur le désastre des finances publiques et tailler de la besogne aux futurs États-Généraux. « Du temps de Boileau, observe Mercier, ce furent des satires en vers qui couraient les rues, maintenant ce sont des satires en mémoires qui sont à la mode'. » On peut croire qu'il tenait sa partie dans les conciliabules toujours grossissants qui se tenaient sur les terrasses du jardin et en faisaient de plus en plus, suivant le mot du temps, une Chambre des Communes en plein air. Pierre par pierre, tout l'édifice de l'État y devenait l'objet d'une inspection minutieuse, où nul n'était en peine de trancher du connaisseur. Si l'on y déraisonna fréquemment, nous serions assez tentés de l'imaginer. Mercier pourtant se montre surtout << étonné de la justesse et de l'éloquence naturelle avec laquelle parlaient des petits hommes qu'on eût jugés, au vêtement, ainsi qu'à la figure, des hommes sans instruction et sans talent; on eût dit qu'ils avaient vieilli à la cour, tant ils parlaient bien des réformes qu'on devait y faire. >> Son optimisme instinctif ne lui fait-il point un peu illusion? On inclinerait à le croire quand on lit, non loin de là, que les affaires du temps, « malgré le déficit n'auront jamais des suites funestes... Pays singulier! pays rare! plus il y a de fermentation dans les têtes, plus on est près du calme'. » Sur quoi, ayant ainsi ravitaillé sa béate confiance, le clairvoyant prophète s'en allait discourir de plus belle chez Mme de Beauharnais, dans ce petit salon bleu et argent qui a été, selon le mot de Cubières, « l'œuf de l'Assemblée nationale ».

1. Entretiens des Tuileries, p. 6. Voir les deux premiers Entretiens. 2. lbid., 11, 9, 6.

3. Desnoiresterres, Le Chevalier Dorat, p. 388. Livrée alors, comme toute la France pensante, à la ferveur des plus beaux rêves, Fanny de Beauharnais était une instigatrice active de propagande et de concert. Une lettre du 14 avril 1788, adressée à Mercier par le comte de Sérent, au nom de la Société patriotique et académique de Bretagne,

VIII

Quels étaient cependant les principes de cette foi sereine? Voilà que la destinée prenait au mot le philosophe : elle le sommait de commettre, de mesurer avec les faits réels les idées si librement écloses d'une spéculation dont elles avaient jusque là partagé l'encourageante impunité. C'était donc le cas pour Mercier de rédiger lui aussi les cahiers propres de sa pensée, d'y consigner, sous forme d'arrêts motivés et de vœux précis, ses vues sur le passé et sur l'avenir. Ce double examen de sa conscience politique, nous l'avons, en effet. Parvenu aux confins de deux ères, le même homme qui a dressé l'inventaire de l'ancienne civilisation parisienne, s'est proposé de nous donner aussi ses conclusions sur l'histoire antérieure de son pays - dans les Portraits des Rois de France1; ses avis sur la manière de mieux faire à l'avenir dans les Notions claires sur les gouvernements —; et ce n'est assurément pas un 'effet de son intention si ces ouvrages font plus d'honneur à sa droiture qu'à son expérience, s'il est par dessus tout malaisé de convertir en formules positives des sentiments qui se ramènent en somme à ceci ni haine du passé, ni défiance de l'avenir.

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En dépit des déclamations passionnées dont l'An 2440 regorge contre l'histoire, cette leçon permanente d'immoralité, ce honteux répertoire des crimes et des souffrances de l'humanité, l'histoire toutefois avait de bonne heure et sans cesse sollicité Mercier. On la voit, dans plusieurs drames, mise largement à contribution, notamment dans la Destruction de la Ligue, la Mort de Louis XI et le Portrait de Philippe 11, que précèdent des compositions oratoires développées. Et c'est, à ce qu'il nous apprend lui-même, « quelques

nous apprend que notre philosophe y avait été admis sous les auspices de cette amie zélée, et au double titre de « vrai patriote » et d'« excellent écrivain ». Papiers de M. Duca.

1. 4 vol. in-8. Neuchâtel, 1783; reproduits et augmentés sous le nom d'Histoire de France, 6 vol. in-8. Paris, 1802.

2. 2 vol. in-8. Amsterdam, 1787, refondus avec d'autres morceaux lans les Fragments de Politique et d'Histoire, 3 vol. in-8. Paris, 1792.

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